Il y a 400 ans, la défenestration de Prague

La défenestration le 23 mai 1618

Il y a tout juste quatre siècles, des représentants des Etats de Bohême balançaient par une fenêtre du château de Prague des représentants de l’Empereur habsbourgeois. Historien à l’Université de Paris-Sorbonne, récent auteur d’un article sur la rébellion des Etats de Bohême (1618-1620) pour la revue XVIIe siècle, Nicolas Richard a répondu aux questions de Radio Prague pour nous éclairer sur les enjeux multiples de cet événement souvent considéré comme marquant le début de la guerre de Trente Ans en Europe.

La Bohême au début du XVIIe siècle

Rodolphe II de Habsbourg,  photo: Archives du Musée de la ville de Prague
« La Bohême au début du XVIIème siècle connaît une évolution qui est tout à fait semblable à celle des autres monarchies d’Etat voisines en Europe centrale. Comme en Pologne ou en Hongrie, une bonne partie de la noblesse cherche à étendre ses prérogatives, les prérogatives de la Diète où la noblesse est ultra dominante face au pouvoir royal. En Bohême comme ailleurs, mais surtout en Bohême à cause du précédent hussite, la noblesse utilise le vocabulaire du privilège religieux ; celui de la défence des non-catholiques face au souverain. On retrouve ces non-catholiques sous l’étiquette ‘utraquiste’, alors qu’il s’agit de gens qui sont doctrinalement très différents les uns des autres et ne sont pas forcément d’accord.

Il y a donc une frontière entre les partisans du pouvoir de la noblesse et les partisans du renforcement du pouvoir royal. Cette frontière correspond, même si elle n’est pas toujours totalement la même, à la frontière religieuse. On retrouve quelques catholiques dans les partisans du renforcement du pouvoir de la noblesse, et de même, on retrouve des gens qui ne sont pas catholiques dans les partisans du pouvoir royal. L’événement clé dans cette situation globale est la très longue Diète de 1609. Profitant des difficultés au sein de la famille impériale, le parti non-catholique a exercé une pression considérable pour arracher à l’empereur Rodolphe II de Habsbourg la Lettre de Majesté. Aujourd’hui on voit cette Lettre de Majesté de 1609 comme l’un des grands textes fondateurs de l’idée moderne de la liberté, en l’occurrence de la liberté de culte. A l’époque, c’est pourtant un texte qui a eu un effet dévastateur.

La Lettre de Majesté,  photo: Martina Bílá
Ce texte, qui apparaît plutôt comme un texte de pacification, a été arraché dans de telles conditions qu’il est en fait le reflet d’un rapport de force extrêmement violent, et d’une pression extrêmement appuyée exercée sur le pouvoir royal. On a menacé pendant cette Diète de 1609 les grands officiers catholiques, partisans du pouvoir royal, de les jeter par la fenêtre : c’est là où germe l’idée de la défenestration. On a pris les armes - cette levée d’arme a été financée par la famille Smiřický qui possède des moyens financiers considérables - et ainsi arraché à Rodolphe II la Lettre de Majesté.

On a donc d’un côté toute une partie des politiques catholiques qui n’acceptent pas cette Lettre de Majesté tandis que, de l’autre côté, une partie de la Diète sanctuarise la Lettre de Majesté. Bref, les tensions sont à vif depuis cette Diète de 1609 qui constitue, comme le dit Jaroslav Čechura, la répétition générale de la révolte des Etats, donc la répétition générale de 1618. C’est bien vu parce qu’une révolution comme le dit Jacques Rupnik se joue toujours dans le vocabulaire de la révolution précédente. »

La défenestration proprement dite

Cette idée de défenestration des représentants impériaux qui naît en 1609 a un précédent en pays tchèque avec l’épisode hussite en 1421, et elle se concrétise le 23 mai 1618. Que se passe-t-il ce jour-là au château de Prague ? Qu’est-ce que la seconde défenestration de Prague ?

La défenestration le 23 mai 1618
« Cette seconde défenestration est un événement concerté. Il y a eu un complot la veille au palais Smiřický, où les principaux meneurs de la journée se sont mis d’accord sur ce qu’ils allaient faire. Cela ne veut pas pour autant dire que tous les membres de la délégation qui montent au château le 23 mai sont au courant de ce qui a été prévu par ce petit groupe. Ils montent en armes avec la permission des lieutenants royaux, qui sont ceux qui représentent l’empereur sur place.

Ce qui arrive à ce moment-là est à la fois très bien connu et assez confus. Il y a par exemple un débat pour savoir quelle est la fenêtre exacte d’où a été opérée la défenestration. La meilleure source, écrit Jaroslav Čechura, ce sont les mémoires de Slavata, qui se trouve être l’un des défenestrés. Il y a ainsi des choses qui nous échappent et qu’on ne saura sans doute jamais. La petite pièce de la Chancellerie est envahie par ces meneurs en armes. Ils veulent trouver le grand chancelier Lobkowitcz, qui est le chef de ce qu’on appelle le parti espagnol, c’est-à-dire le parti catholique et royal. Comme il n’est pas là, ils se rabattent sur Slavata et Martinic, deux grands seigneurs représentants de l’empereur, catholiques et - pire que ça – des convertis. On leur fait une sorte de procès. On les jette ensuite par la fenêtre et, pour faire bonne mesure, on jette aussi le secrétaire Fabricius.

Celui-ci est tombé très bas avec les autres - de 10-12 mètres - et il montera très haut, puisqu’à cause de cette chute il va obtenir la noblesse et fonder une famille noble par la grâce des Habsbourg. C’est donc une chute de 10-12 mètres, mais ce qui est étonnant, c'est qu’ils ne sont pas morts, d’autant plus qu’on fait feu sur eux depuis les fenêtres. Ils sont en suffisamment bon état pour s’enfuir, pour se cacher dans le palais de Polyxène de Lobkowitcz, d’où ils partent en exil vers la Cour impériale. »

Qu’est-ce qui est finalement la cause de cette défenestration ? Vous évoquez notamment la destruction de temples à Broumov et à Hrob qui aurait été instrumentalisée par les Etats de Bohême ?

« Cette histoire des temples de Broumov – c’est-à-dire Braunau pour les manuels scolaires français - et de Hrob – c’est-à-dire Klostergrab - est traditionnellement vue comme la cause de la défenestration et donc de la guerre de Trente Ans. En fait, la guerre de Trente Ans avait sans doute commencé plus tôt depuis le fameux incident de Donauwörth qui montre le blocage des institutions impériales. On peut bien sûr discuter du moment exact du début de la guerre de Trente Ans…

On parle de destruction de ces temples de Broumov et de Hrob par les catholiques avec le soutien du souverain, en violation de la Lettre de Majesté. Ce n’est pas tout à fait vrai, comme l’a montré dans un livre récent tout à fait réussi Jan Kilián. A Broumov, le temple avait été construit en contravention, sans que les constructeurs ne le sussent, de la Lettre de Majesté. Pourtant il n’est pas fermé : des décisions sont prises par l’autorité impériale pour le fermer, mais ces décisions ne sont jamais appliquées. Le roi de Bohême, l’empereur, sait parfaitement qu’il vaut mieux éviter toute tension de ce type, car ce sont des sujets brûlants. Il y a donc des décisions juridiques. Le droit est sauf, mais il n’y a pas de destruction ou même de fermeture à Broumov.

Qu’est-ce que c’est alors que cette affaire de Broumov ? C’est en fait un conflit local classique avec une ville qui veut s’émanciper de son seigneur, qui est l’abbé de Broumov. Mais la Diète a été saisie et elle transforme cette affaire ultra locale en un enjeu à l’échelle du royaume, un test pour voir si la Lettre de Majesté est respectée par le parti catholique qu’est le parti pro-impérial. Il n’y a pas véritablement de rapport entre l’usage qu’on fait de cette affaire de Broumov et de Hrob et la réalité, mais les historiens s’y sont laissés prendre jusqu’au livre de Jan Kilián.»

Bataille de libelles

Quels seront les argumentaires utilisés de part et d’autres pour justifier la prise d’armes, le conflit armé qui s’en suit ?

« Les arguments de la noblesse sont édités dans deux livres qui sont des livres extrêmement intelligemment conçus. C’est ce qu’on appelle en français la Première apologie et l’Apologie seconde des Etats de Bohême, qui sont imprimées et répandues dans toute l’Europe. Il y a une traduction française qui se trouve à la Bibliothèque nationale. Ce sont des livres de taille raisonnable avec des arguments juridiques sérieux pour montrer que les officiers royaux ont violé la Lettre de Majesté et donc que la noblesse était dans son bon droit en prenant les armes et en défenestrant les lieutenants impériaux.

Le palais Ludvík,  lieu de la défenestration en 1618,  photo: Tereza Kalkusová
Ces justifications, qui sont des justifications juridiques fondées sur des pièces d’archives avec des longues citations, sont extrêmement bien conçues et, du côté Habsbourg, on peine à trouver une justification, un texte, de la même qualité. Sauf que, aux yeux de l’Europe, le fait d’avoir jeté par la fenêtre des lieutenants impériaux, c’est-à-dire des personnes qui représentent le souverain en son absence, c’est quelque chose de tout à fait scandaleux parce qu’on est à une époque particulière. Nous sommes en 1618, près de dix ans après l'assassinat d’Henri IV, après l’affaire du conspiration des poudres ; nous sommes à une époque où en Europe l’idée de souveraineté, l’idée d’inviolabilité de la personne royale connaît une fortune extraordinaire.

Tous ces arguments - qui pouvaient passer au XVIe siècle où, du côté des catholiques, on avait des partisans du tyrannicide, du côté protestant, on avait des monarchomaques (par exemple en France) -, ils ne passent plus dans cette Europe du début du XVIIe siècle qui est en train de se rallier à l’idée de souveraineté. Parce qu’elle est prise dans son imaginaire historique local,La noblesse de Bohême n’a pas du tout pensé à l’effet dévastateur de ce simple geste. Et donc, on aura beau faire une apologie, aux yeux de l’Europe, à part pour des gens qui sont, pour des raisons politico-religieuse extrêmement nettes, des opposants aux Habsbourg, on aura tendance à rallier les Habsbourg parce qu’ils représentent la cause de la légitimité. »

Il faut donc faire une lecture essentiellement politique de ces événements dont le religieux serait un aspect sous-jacent ? Comment l’historien voit-il l’articulation entre le religieux et le politique dans cette affaire ?

« Vous me donnez un sujet de dissertation que je n’aimerais pas avoir à rédiger. Déterminer si une guerre est plutôt de nature religieuse ou plutôt de nature politique est un énorme casse-tête. D’autant plus que, souvent, l’idée de guerre de religions est une construction a posteriori des historiens. Par exemple, est paru récemment le livre de Christian Mühling, qui montre, de façon assez intéressante, à quel point le concept des ‘guerres de religions’ en France au XVIe siècle a été créé par la polémique contre Louis XIV plus d’un siècle plus tard. Donc, quelle est la part du religieux, quelle est la part du politique dans le conflit ? Evidemment, ce sont les deux qui sont imbriqués et il est très difficile de déterminer les choses.

D’autant plus qu’on a traditionnellement l’idée que la guerre de Trente Ans est au début une guerre pour des raisons religieuses qui se transforme avec l’intervention de la France dans la deuxième moitié des années 1630, en un conflit international classique d’où le religieux partirait. Or, le dernier acte de la guerre de Trente Ans se joue à Prague en 1648 par la défense de la ville de Prague face aux Suédois. Et qui commande cette défense de Prague ? Eh bien, ce sont des religieux catholiques, donnant une dimension religieuse assez inattendue au dernier acte de ce conflit. »

Vers la guerre de Trente Ans

Comment passe-t-on de cette échelle localisée de cet événement, dont on pourrait penser qu’il est presque anecdotique, à un conflit beaucoup plus vaste, un conflit à l’échelle européenne ?

« Le problème est la faiblesse à la fois des gens qui se soulèvent en 1618 et celle des Habsbourg. En fait, ni les uns ni les autres n’ont les moyens financiers de lever l’armée qui leur permettrait d’emporter la décision. On va donc chercher des alliés. On va chercher des alliés du côté des cousins Habsbourg d’Espagne, qui préparent à ce moment-là une expédition vers Alger et qui ont le choix entre Alger ou la Bohême. Où envoyer l’argent ? Où lever les troupes ? Voilà ce que fait le Habsbourg de Vienne.

Du côté des insurgés, on cherche un peu partout. Les Provinces-Unies donnent de l’argent. On va finir par élire le roi Frédéric V Palatin sur le trône de Bohême en espérant qu’on aura l’aide anglaise, mais l’Angleterre ne lève pas le petit doigt pour défendre le gendre devenu roi de Bohême. L’extension du conflit, c’est vraiment ce problème de manque de liquidités, de manque de troupes, de manque de moyens là où il faut étendre le conflit parce qu’on n’arrive pas à le gagner. »

L’engagement des autres Etats européens n’était pourtant pas une évidence…

« Il n’y avait aucune évidence. C’est une sorte de mécanique, extrêmement complexe d’ailleurs, qui amène les différents Etats européens à intervenir dans un camp ou dans un autre, pour des raisons qui ne sont d’ailleurs pas purement religieuses. L’électeur de Saxe, luthérien, intervient aux côtés de l’empereur. Ce ne sont pas des raisons purement politiques non plus puisque Louis XIII aurait des raisons de politique internationale de profiter de l’affaiblissement temporaire du Habsbourg de Vienne. Il pourrait lui mettre des bâtons dans les roues et il choisit pourtant une attitude bienveillante vis-à-vis de la cour de Vienne pour des raisons de politique intérieure, puisque c’est le moment où les protestants s’agitent en France. »

Du côté de l’historiographie tchèque

Le conflit débouche sur une défaite pour les Etats de Bohême avec la fameuse bataille de la Montagne-Blanche en novembre 1620. Quelle a été la lecture de l’historiographie tchèque de la défenestration de Prague de 1618 ?

La bataille de la Montagne-Blanche
« Je regardais le 23 mai dernier quelle était la mémoire de cet événement dans la presse tchèque et ce qui m’avait frappé, c’est le manque d’articles, le manque d’intérêt à quelques exceptions près de l’opinion publique pour ce genre de questions. A la différence de la France où on commémore tout et où on polémique sur les commémorations. Peut-être est-ce tout simplement qu’il est difficile de commémorer un événement qui, sur le coup, a eu des conséquences qui sont vues comme une défaite. Il est peut-être plus facile de commémorer la bataille de la Montagne-Blanche qui a été vue comme une catastrophe nationale, que la défenestration qui est la ‘bêtise’, si j’ose m’exprimer ainsi, des Etats de Bohême, qui conduit à ce qui est vu comme le tombeau de la nation tchèque, c’est-à-dire la Montagne-Blanche dans l’historiographie nationaliste du XIXe siècle.

En revanche, ce qui est frappant, c'est de voir à quel point l’historiographie tchèque a été capable – je pense à Josef Petráň, à Jaroslav Čechura ou, plus proche, à Jan Kilián – d’écrire des choses dégagées du moindre présupposé idéologique sur cette affaire de la défenestration, sur l’état d’esprit des défenestreurs et des défenestrés. A quel point en fait l’historiographie tchèque est capable de revoir ses propres mythes, sans une critique excessive, une déconstruction totale, sans pour autant verser dans une version romancée de l’histoire nationale. Cela nous permet, à l’échelle européenne, d’avoir une vision beaucoup plus nuancée des débuts de la guerre de Trente Ans. Cette vision nuancée est à mon avis une bonne invitation à lire l’historiographie tchèque qui est vraiment de bonne qualité. »