La première défenestration de Prague ou le début des guerres hussites
Bien que méconnue, c’est une tradition bien ancrée en pays tchèques que celle de la défenestration. A quelques reprises au cours de l’histoire, de deux à quatre fois selon les critères de sélection retenus, des Tchèques ont jugé bon de jeter leurs concitoyens par la fenêtre, toujours dans un contexte politique particulièrement délicat. La première défenestration qui a marqué les esprits est celle survenue le 30 juillet 1419, il y a tout juste 600 ans, un événement considéré comme le point de départ des guerres hussites. Récit.
Un contexte pour le moins tendu
En ce début de XVe siècle, la chrétienté est divisée entre deux papes, l’un siégeant à Rome, l’autre à Avignon, chacun se prétendant le seul légitime. La Bohême, alors au cœur du Saint-Empire romain, connaît quant à elle des troubles d’ordre politique, le roi Venceslas IV, fils de Charles IV, peinant à asseoir son autorité royale, ainsi que de graves problèmes religieux, marqués par la crise que traverse l’Université de Prague et la montée d’un courant réformateur au sein de l’Eglise.
Ces velléités de réforme s’incarnent tout particulièrement en la personne du prédicateur tchèque Jan Hus, qui prône un retour à des pratiques plus sobres du catholicisme. Arrêté en 1414, il est condamné à mort lors du concile de Constance l’année suivante. Cela n’est pas propice à calmer ses partisans, bien au contraire, comme le développe la médiéviste Eva Doležalová, spécialiste de la période :« La défenestration est précédée d’une période d’évolution orageuse, qui débute sans doute avec la condamnation au bûcher de maître Jan Hus en 1415. On peut penser que quatre ans, c’est une longue durée, mais il a fallu du temps pour que les populations tant des villes que des campagnes ne se radicalisent. Le peuple était mécontent, et pas seulement en raison de la mort de Jan Hus. Il y avait le problème de la poursuite de la réforme religieuse, l’action des prédicateurs, justement également à la campagne, et la question de savoir si la communion avec le calice (devenu l’emblème du mouvement hussite, ndlr) était nécessaire pour obtenir le salut. »
Une opération bien préparée
Au début de l’année 1419, le roi Venceslas IV, en conflit avec son frère Sigismond, roi des Romains, lequel conteste son autorité sur la Bohême, essaie bien d’arrondir les angles d’une situation qui ne cesse de s’aggraver en nommant de nouveaux échevins à la mairie de la Nouvelle-Ville à Prague, dont certains acquis au courant réformateur.Mais rien n’y fait et la tension croît de façon dramatique quand les autorités ecclésiastiques décident de limiter certaines pratiques religieuses et le nombre de paroisses dans lesquelles les prédicateurs hussites sont autorisés à prêcher. Résultat des courses : la journée du 30 juillet 1419, que raconte Eva Doležalová, et qui n’est sans doute pas un événement tout à fait improvisé :
« La journée du 30 juillet 1419 avait certainement commencé comme n’importe quelle autre journée. Il y a un sermon et une messe avec la communion sous les deux espèces (doctrine défendue par les hussites, ndlr) à l’église Notre-Dame-des-Neiges, où officiait le prédicateur Jan Želivský. Mais cette journée n’est sans doute pas si banale que cela. Des historiens, tels que František Šmahel, considèrent que l’opération a été préparée secrètement et que des partisans de Jan Želivský étaient déjà présents dans l’église et armés […]. Ces fidèles sont ensuite partis en procession vers l'église Saint-Étienne, ce qui n’est pas un hasard puisque Jan Želivský, qui y officiait précédemment, y avait été relevé de ses fonctions justement parce qu’il pratiquait la communion sous les deux espèces. »
C’est là sans doute que le prédicateur appelle la foule à se rendre à l’hôtel de ville de la Nouvelle-Ville, afin semble-t-il de demander et d’obtenir la libération de certains « frères ». La foule se rend sur les lieux, pénètre dans l’édifice dont l’accès est bloqué aux éventuels soldats appelés en renfort par les magistrats municipaux, et des négociations s’engagent avec ces derniers. Elles tournent court et les échevins non coopératifs sont défenestrés. Selon Eva Doležalová, leurs chances de s’en sortir vivants étaient de toute façon réduites, puisque des hommes armés les attendaient au pied des fenêtres de la mairie. Cela confirmerait, d’après elle, le caractère planifié de l’événement.L’historien et la Bohême du début du XVe siècle
A quoi peut bien ressembler une telle manifestation au début du XVe siècle ? L’historienne tente une réponse :
« Tout ce qui se rapporte au nombre de personnes ayant pu participer à la procession est très hypothétique. On peut sans doute parler de centaines, voire de milliers de personnes, mais il ne faut clairement pas imaginer une place Venceslas remplie de monde comme aujourd’hui. Car Prague, à l’époque, quand fonctionnait encore l’Université avec ces professeurs, ces étudiants, ces maîtres, ces employés et ces commerçants, comptait au maximum entre 30 et 40 000 personnes. Donc une foule de quelques centaines de personnes étaient suffisantes pour semer la terreur parmi les échevins. »
Si les événements du 30 juillet 1419 sont relativement bien connus, c’est que les historiens peuvent s’appuyer sur différentes sources pour tenter de les établir et de les interpréter. Eva Doležalová :« Il existe deux sources que nous pouvons considérer comme fiables ou en tout cas relativement fiables. La première est la fameuse chronique de Vavřinec de Březová, que nous appelons aujourd’hui la chronique hussite. Elle est assez avare dans sa description des événements mais elle nous permet tout de même de saisir leur violence. Nous connaissons à peu près le trajet suivi par la procession, nous en connaissons l’acteur principal, c’est-à-dire Jan Želivský. Mais la description sans doute la plus fidèle et la plus détaillée se trouve dans les Vieilles annales tchèques (Staré letopisy české en tchèque). Les noms des échevins défenestrés sont mentionnés. C’est comme cela que nous savons que l’événement a fait onze victimes. »
Un tournant, qui marque le début des guerres hussites
Ces sources ne permettent cependant pas totalement de saisir la réaction, ou plutôt l’absence de réaction du roi Venceslas IV, après la défenestration. C’est pourtant ce qui permettrait en partie de comprendre pourquoi la Bohême s’enfonce ensuite dans la guerre :
« Le roi ne résidait plus à Prague. Pour des raisons tant politiques que personnelles, il craignait pour sa vie et, plutôt que de résider à la cour royale à Prague, il siégeait au nouveau château de Kunratice, à une heure à cheval de la ville. Il n’aurait donc pas pu intervenir rapidement dans les événements. De toute façon sans doute n’avait-il plus la force d’influer sur leur cours. Les circonstances font malheureusement qu’à peine deux semaines plus tard, le 16 août, le roi décède. Les chroniques font état d’une attaque dont il aurait été victime. A la vérité, le seigneur n’avait plus aucune prise sur la situation. Paradoxalement, c’est sa mort qui allait l’influencer. »En effet, après le décès de Venceslas IV, son frère Sigismond de Luxembourg revendique logiquement la couronne de Bohême. Mais une partie importante de la noblesse locale, acquise au mouvement réformateur, ne reconnaît pas son autorité, tandis que le pape Martin V a appelé le souverain à diriger une croisade contre les hussites. C’est le début des guerres hussites, qui devaient ravager le pays pour une quinzaine d’années.
Au cours de ce violent conflit, un chef de guerre s’illustre dans le camp hussite, Jan Žižka, dont les sources mentionnent sa présence, sans doute passive, lors de la défenestration de Prague. Quoi qu’il en soit, c’est bien d’un événement majeur de l’histoire tchèque dont il s’agit, ainsi que l’explique Eva Doležalová :« C’est un tournant majeur parce que, jusqu’à aujourd’hui, cette défenestration est considérée comme le point de départ de la révolution hussite. L’événement n’a jamais été oublié et a clairement été utilisé à des fins de propagande puisqu’il illustrait le fait que des partisans du calice étaient prêts à liquider physiquement leurs adversaires, ce qui n’a pas contribué à leur bonne réputation de par le monde. D’un autre côté, une autre propagande se développe à partir du XIXe siècle, quand on a commencé à insister sur les aspects sociaux de l’événement et à porter attention aux pauvres. Cela avait un impact politique aussi, surtout au XXe siècle, quand on a voulu montrer que les riches bourgeois, nobles, seigneurs et aussi prélats portaient la ruine de la vie en société et qu’ils devaient accepter la place des pauvres pour rétablir la situation. L’événement prend alors un autre sens puisqu’on voit qu’il devient juste quand le peuple prend en main la question de la justice. »