Il y a cent ans, les titres de noblesse étaient interdits en pays tchèques

Photo:  Wolfgang Sauber, CC BY-SA 3.0

Il y a cent ans de cela, le 10 décembre 1918, très peu de temps après la fondation de la Tchécoslovaquie indépendante, née sur les ruines de l’Autriche-Hongrie, les législateurs approuvaient une loi spéciale : l’interdiction de l’utilisation des titres de noblesse. Une décision qui de facto signait la fin de l’aristocratie en pays tchèques et préfigurait la réforme agraire qui, quelque temps plus tard, aboutirait à l’expropriation des grands propriétaires, aristocrates de langue allemande pour la plupart.

Photo: Wolfgang Sauber,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 3.0
Si l’on parle d’aristocratie en pays tchèques en 1918, il faut savoir de quels nobles on parle. L’aristocratie tchèque a été en grande partie décimée au XVIIe siècle : le soutien de nombreuses familles nobles à la Réforme protestante s’est soldé, comme on le sait, par la terrible défaite de la Montagne-Blanche en 1620, à côté de Prague. Cet échec majeur a signé le glas de la noblesse tchèque, leurs biens étant confisqués par l’empereur d’Autriche et redistribués à des familles aristocratiques de confession catholique, la plupart originaires d’Allemagne et d’Autriche.

Les deux siècles suivants sont synonymes de contre-réforme et de germanisation intense des pays tchèques. Le réveil des nationalités au XIXe siècle voit surgir une nouvelle génération de fervents défenseurs de la langue et de la nation tchèques et fait ressurgir avec d’autant plus de force l’acrimonie latente vis-à-vis du pouvoir impérial, et donc de ses représentants, les nobles de langue allemande notamment. Cette précision n’est pas superflue, car à l’époque la langue est en grande partie ce sur quoi va se baser le patriotisme tchèque. Zdeněk Bezecný est historien à l’Université de Bohême du Sud :

« Si l’on observe la perception de la bourgeoisie au XIXe siècle, elle définit la nationalité comme le partage d’une même culture et d’une même langue. Pour la noblesse, c’est différent. Ce qui est important, c’est la notion de territoire : la noblesse tchèque est celle qui a des biens fonciers en pays tchèques et qui siège à l’assemblée des Etats. »

Et pourrait-on rajouter : peu importe la langue…

Zdeněk Bezecný,  photo: David Sedlecký,  CC BY-SA 3.0
Mais la fondation de la Tchécoslovaquie en 1918 change la donne : la naissance du nouvel Etat est perçue comme la victoire de la nation tchèque sur l’élément allemand. Et l’aristocratie, symbole du pouvoir impérial renversé, n’a pas sa place dans la toute nouvelle République, en tout cas aux yeux des législateurs. Les titres de noblesse sont interdits, et très vite la question des biens fonciers surgit dans le débat public.

Le nouveau pouvoir tchécoslovaque en place prépare une réforme agraire présentée comme une mesure économique et sociale nécessaire. Mais elle est en réalité sous-tendue par un fort substrat nationaliste : les gros propriétaires - certains nobles, d’autres pas - sont tous considérés comme « étrangers » et surtout « allemands » (ou hongrois). Et les expropriations sont avant tout perçues comme une revanche historique du peuple tchèque, comme le précise encore Zdeněk Bezecný :

« On a commencé à entendre de plus en plus d’arguments historiques, ou plutôt pseudo-historiques. La réforme agraire a été présentée comme un juste retour pour la bataille de la Montagne-Blanche et tout ce qui s’en est suivi. Il y a même eu un slogan populiste qui a vu le jour : les terres tchèques aux Tchèques ! Comme si toutes les terres qui devaient être redistribuées étaient la propriété d’aristocrates allemands et allaient être données à de bons patriotes tchèques. A l’époque, toute la société a cru à ce mythe qui a été volontairement simplifié pour que tout le monde le comprenne quel que soit le degré d’éducation. La toute nouvelle nation indépendante a accepté ce mythe parce qu’elle avait besoin de quelque chose sur quoi s’appuyer. »

Ce grand mouvement d’expropriations a parfois laissé d’importants ressentiments au sein des propriétaires issus de la noblesse, dont certains ont pu se laisser séduire par les sirènes du national-socialisme dans l’entre-deux-guerres. Les décrets Beneš en 1946, qui signent l’expulsion des Allemands des Sudètes et leur expropriation, mettent un point final aux propriétés aristocratiques. Une grande partie de la noblesse des pays tchèques part en exil.

Constantin Kinský,  photo: Vít Pohanka
Aujourd’hui, certains descendants de l’aristocratie sont revenus en République tchèque et se sont investis dans les terres de leurs ancêtres. Ceux qui ont pu récupérer des biens dans le cadre des restitutions après la chute du régime communiste en 1989 s’efforcent de les faire vivre, comme Constantin Kinský. Après que le site de Zďar nad Sázavou est revenu à la famille en 1991, d’importants travaux y ont été réalisés et sa femme, Marie Kinský, y organise depuis 2013 le festival de danse contemporaine KoresponDance. Une façon de faire vivre le lieu et de l’ouvrir au grand public.

Cent ans plus tard, et malgré le retour de la démocratie, l’interdiction portant sur les titres de noblesse est toujours en vigueur. Mais cela ne semble pas perturber Constantin Kinský outre mesure, quand on lui demande si les gens l’appellent parfois par son titre de « comte » :

« Je laisse aux gens le choix de m’appeler comme ils le veulent et d’utiliser le titre de ‘comte’ ou pas. Mais je peux dire une chose : j’ai remarqué que les gens utilisent davantage mon titre quand ils sont insatisfaits de la situation politique dans le pays ! Je ne sais pas trop ce que je dois en penser… »