Iva Mrázková : « Devenir un pont entre mes deux pays » (I)
Rencontre avec Iva Mrázková, une artiste tchèque née à Opava, mais qui vit depuis 1989 au Luxembourg. Artiste touche-à-tout, elle se consacre essentiellement à la peinture, mais s’est aussi lancée il y a quelques années dans la sculpture, et est également l’auteur d’illustrations de livres pour enfants. Radio Prague est allé à sa rencontre, lors d’un de ses récents passages à Prague, pour parler entre autres, des liens qui existent entre le Luxembourg et la République tchèque, symbolisés par le père de l’empereur Charles IV, Jean de Luxembourg.
« Oui, je suis arrivée quatre mois avant la révolution de velours. On ne savait pas que le changement politique arriverait aussi rapidement. Pour commencer ma carrière professionnelle, je suis allée au Luxembourg. »
Pourquoi au Luxembourg particulièrement ?
« C’était un peu le fruit du hasard. Mes parents avaient un ami artiste, qui m’avait dit que si je terminais mon école des Beaux-Arts à Prague, et si j’obtenais le permis de conduire, alors il m’aiderait pour mes débuts. Il a tenu sa promesse. Je l’en remercie jusqu’à ce jour, car sans lui, je pense que les débuts auraient été très difficiles. »
Quelles étaient vos premières impressions en arrivant de Tchécoslovaquie ?
« J’étais comme Alice au pays des merveilles. Je suis arrivée sur place, partout il y avait des vaches, des moutons, et tout semblait très calme. On m’a dit que c’était un des Etats les plus riches d’Europe, ce qu’il est effectivement, mais en même temps, mais la vie était plus calme qu’ici à Prague. J’avais du mal à comprendre la structure de la société, comment les gens travaillaient, et d’où cette richesse venait. La position de la femme, surtout celle qui a des enfants, était totalement différente de ce que c’était en Tchécoslovaquie. C’est vrai que j’ai continué de vivre comme toutes les femmes en Tchéquie : même en ayant des enfants plus tard, j’ai toujours continué de travailler parce que je n’étais pas capable de rester comme femme au foyer. »Les femmes au Luxembourg ont donc tendance à rester plus volontiers à la maison ?
« Dans ma génération, c’était le cas. Cela change maintenant avec la nouvelle génération, parce que l’Etat a aussi fait beaucoup pour les crèches, pour les cantines scolaires. Avant cela n’existait pas par exemple dans les villages. Pas même les gardes scolaires après les cours. Et puis, la vie est devenue très chère, donc c’est devenu une nécessité que les femmes travaillent. »
Eh bien, ça a bien changé. Aujourd’hui, c’est l’inverse. En République tchèque aujourd’hui, les femmes restent longtemps à la maison, parce que l’Etat ne s’engage pas assez pour ouvrir des crèches et des structures d’accueil. Quels étaient vos débuts au Luxembourg ? Avez-vous pu immédiatement vous lancer dans votre carrière artistique ?
« Jusqu’en 2004, la République tchèque n’était pas membre de l’Union européenne. Donc, c’était vraiment très difficile de rester. J’ai fait la demande auprès de l’Etat mais j’étais toujours inscrite comme étudiante de langues. Après, grâce à mon mariage, j’ai obtenu un droit de séjour pour une durée indéterminée. J’ai toujours eu du travail à faire : j’ai donné des cours pour les adultes, ce que je fais toujours d’ailleurs. Comme j’ai eu la chance de tomber sur un critique d’art qui a beaucoup aimé mon travail, il m’a poussée à exposer dans les meilleures galeries au Luxembourg. Grâce à cela, j’ai commencé relativement tôt à vendre mes tableaux. »
Vous avez vécu la révolution de velours à distance, depuis le Luxembourg. Comment avez-vous réagi au fait d’être si loin de votre pays, où justement les choses étaient en train de changer ?
« Dans les moments où je ne sais pas quoi faire, comment réagir, je travaille… Pendant cette période, j’ai réalisé deux peintures assez grandes. L’une s’appelle La construction de la cathédrale, et l’autre Cœur. Ce sont des œuvres de 3x1,5 mètres qui sont exposées aujourd’hui à la résidence de l’ambassade luxembourgeoise à Prague. C’est toujours ma propriété mais elles décorent la résidence et j’en suis heureuse. C’est à Prague et en même temps au Luxembourg. »
Vous créez des peintures, mais aussi des sculptures, mais aussi des illustrations de livres. Est-ce que cette double appartenance à deux pays, votre émigration, se reflète dans votre travail – en-dehors de ces deux œuvres-ci ?
« Oui, au début c’était une aventure. Je n’ai jamais pensé que plus tard, cette émigration allait devenir quelque chose de lourd. Finalement on est étranger toute sa vie. Comment résoudre ces problèmes ? En devenant un pont entre les deux pays. Je ne suis ni tchèque, ni luxembourgeoise. Je suis les deux. La seule chose que je peux faire pour moi et les gens autour, c’est de faire toujours le lien, de me sentir comme un amalgame de deux pays. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai accepté mon nouveau titre de consul honoraire de la République tchèque : je me sens plus entière parce que je peux aider, je peux donner créer plus de liens entre ces deux pays qui me sont très chers. »Vous êtes arrivée assez tard à la sculpture dans votre carrière. Qu’est-ce qui vous a poussée à rajouter ainsi une corde à votre arc ?
« Dans ma vie, beaucoup de choses se passent par hasard ou sont le fruit du destin. Je donne des cours aux adultes, et un monsieur qui a aujourd’hui 80 ans y assistait. Il me disait toujours : ‘vous faites beaucoup de choses, mais toujours pas de sculpture !’ Il est forgeron. Un jour il m’a apporté de la matière comme de la cire et m’a dit de faire de petites sculptures. J’ai fait quelques essais. Il m’a dit qu’on allait en faire une sculpture de trois mètres. Effectivement, elle est devenue très grande, en acier, elle fait 2,5 tonnes. C’était en 2007. Rapidement après, on a fait d’autres choses, plus petites, pour pouvoir être déplacées. Désormais, tous les ans, nous faisons deux, trois sculptures pour rajouter une nouvelle pièce à la collection. »Suite et fin de cet entretien la semaine prochaine.