Jan Švankmajer, cinéaste admiré par ceux qui n’ont pas « claqué la porte de leur enfance »
« Buñuel + Disney = Švankmajer », aurait dit Miloš Forman. Maître du cinéma d’animation, découvert par les Français au festival d’Annecy en 1983, plasticien, militant surréaliste et collectionneur de curiosités, Jan Švankmajer est, en effet, un des artistes les plus originaux et les plus inventifs de notre époque. Avec son collaborateur Bertrand Schmitt, nous parlerons notamment de son nouveau film : de la comédie psychanalytique Survivre à sa vie, où il est question de rêves qui sont, pour emprunter les mots d’un des personnages « notre seconde vie, ou peut-être la première... »
J.Š. : « Ecoutez, chaque création d’auteur a un aspect égoïste. L’auteur essaye de résoudre par-là ces propres problèmes et il s’en fout du spectateur. Et c’est juste, parce que sinon son oeuvre ne serait pas authentique. Alors pourquoi lui donner pour cela des prix ? »
La popularité est, pour lui, un mot vulgaire. Pourtant, Jan Švankmajer, 76 ans, est résolument un des cinéastes tchèques les plus connus et les plus appréciés dans le monde, surtout dans les pays anglo-saxons et au Japon, un peu moins en France. Mais cela pourrait bientôt changer : son nouveau film intitulé Přežít svůj život (Survivre à sa vie) a de réelles chances de sortir dans les salles françaises.
Vous avez peut-être vu un de ses films ou entendu parler d’eux : d’Alice, inspirée de l’univers de Lewis Carroll, d’Otesánek, une histoire moderne qui prend racine dans un conte populaire tchèque, des Possibilités du dialogue sur les relations de couple et les rélations humaines en général, des Conspirateurs du délice où Švankmajer utilise, chose rare, le tactilisme au cinéma. Quels ont été ses débuts artistiques ? On écoute son ami et collaborateur Bertrand Schmitt.« Sa formation et son travail au départ étaient celui d’un marionnettiste. Il a fait l’école de théâtre à Prague, la DAMU, en tant que marionnettiste. Ce travail avec la marionnette est important parce que le marionnettiste était un passeur populaire. C’est quelqu’un qui travaillait à partir de mythes, de contes collectifs et qui leur donnait une forme. Je pense que ces débuts son importants parce que cela a ramené son travail à une sorte de savoir collectif, d’histoire collective, de mythes et c’est cela qui intéresse véritablement Jan Švankmajer. »
Evžen mène une vie ordinaire, bouleversée, un jour, par l’apparition d’une fille mystérieuse dans ses rêves. Lorsqu’il doit faire le choix entre la vie réelle avec sa femme et ses rêves, il choisit de se réfugier dans ses rêves… Voilà, en gros, l’histoire du nouveau film de Jan Švankmajer, Survivre à sa vie. Jan Švankmajer raconte :« Depuis longtemps, j’ai voulu faire un film où la réalité et le rêve se mélangerait à tel point que le spectateur ne saurait plus les distinguer. Les rêves jouent résolument un rôle important dans l’histoire de l’humanité. Certaines civilisations anciennes avaient leurs interprètes de rêves à qui les gens racontaient leurs rêves et ils se laissaient mener ensuite par ces interprétations. Mais à notre époque, les rêves ne comptent plus parce qu’ils n’ont pas une valeur en terme d’argent, ils n’ont aucune valeur du tout. Dans le film, je cite Georges Christophe Lichtenberg qui dit : ‘une vraie vie se construit à partir du rêve et de la réalité’. Les gens éliminent les rêves de leur vie, ils ne les prennent pas au sérieux, mais comme quelque chose qui perturbe leur sommeil (on sait grâce à Freud que ce n’est pas vrai, au contraire, les rêves protègent notre sommeil), mais les gens ne réalisent pas que, par conséquent, leur vie devient très pauvre. »
Survivre à sa vie, qui vient de sortir sur les écrans tchèques, avait été accueilli avec enthousiasme dans plusieurs festivals de cinéma, dont celui de Venise, ainsi qu’à la récente rétrospective Švankmajer au Forum des images à Paris. Le cinéaste y mélange jeu d’acteurs et animation, d’une manière très originale et inédite dans son oeuvre… Bertrand Schmitt explique :« Cette fois-ci, la forme a été trouvée presque par hasard et pour des raisons non voulues, au départ, par le réalisateur. C’est un scénario qu’il avait écrit il y a plusieurs années et il pensait le tourner de manière tout à fait naturelle, c’est-à-dire avec des comédiens comme il l’a fait pour ses derniers longs-métrages, notamment pour Šílení. C’est un film où l’animation a une toute petite part, Jan Švankmajer détestant d’être catalogué dans le ghetto du film d’animation. Il pensait donc faire encre un film avec des comédiens, mais la production a été assez difficile à monter, donc au départ, c’était une contingence qu’il avait : réduire les coûts du film. Il a donc décidé, au lieu de travailler avec des comédiens, de les photographier et de travailler uniquement avec leurs photos, en animant, comme les vieux films d’animation papier animé, leurs photos et en faisant des collages. Il s’est rendu compte que cette technique lui offrait de nouvelles possibilités. Il a mis au point une technique qui mélange à la fois les collages, les animations photos et quelques gros plans avec les personnages réels, des acteurs. »Isabelle Vanini, une des organisatrices de sa rétrospective parisienne, a dit : « Ce films est très abordable, complètement psychanalytique, très drôle. Vous êtes d’accord ? »
« Bien sûr. Ces derniers temps, j’ai lu dans la presse et j’ai entendu des journalistes dire que c’était un film surréaliste…Pas du tout. Je pense que c’est un film qui doit être vu deux fois. La première image qu’on a de ce film est la même image qu’on a quand on se réveille d’un rêve. On a un récit qui s’est déroulé et dans lequel il y a, on le sent, une trame très logique, mais dont on n’arrive pas forcément à percer le sens puisque, comme dans un rêve, tout est codé. Quand on regarde une deuxième fois et qu’on a des clés (puisque dans le film, il est bien dit que c’est un rêve ; d’ailleurs le rêve que Švankmajer a fait et ça lui a donné l’idée du scénario), on se rend compte que c’est comme dans une analyse : c’est l’histoire d’un personnage qui va revivre un traumatisme enfantin qui l’a complètement occulté et qu’il a refoulé. Grâce au rêve, il va retrouver les clefs de sa vie qu’il avait perdues. Il va ‘survivre à sa vie’, donc il va enfin réussir à dépasser les traumatismes qu’il avait et qui l’empêchaient de vivre totalement. »L’intégrale Švankmajer a rassemblé, au Forum des images à Paris, plusieurs centaines de personnes, dont ses fans qui vouent un culte au cinéaste…
« J’ai vu des scènes incroyables à Paris ! J’ai vu des fans à avoir presque une adoration pour le maître : lui offrir des objets comme on offrirait des objets à un fétiche, le toucher parce que le toucher leur permettait, sans doute, d’avoir une transmission magique. Il y a une relation totalement irrationnelle ! Jan pense que le plus important, c’est que chacun fasse son propre chemin et que justement cette adoration ou la présentation par les médias risque de gommer le travail qu’il y a à faire. Cette œuvre est donné pour que chacun ait la possibilité de faire son propre travail interprétatif et, en fin de compte, d’être renvoyé à lui-même. A ses propres peurs, à ses propres angoisses, à son propre travail. Le danger des prix, du star-système et de l’adoration fanatique est justement de projeter, hors de soi, dans une sorte de talisman magique, ce travail qu’on a à faire soi-même. »Ajoutons que Bertrand Schmitt et Michel Leclerc sont auteurs d’un documentaire Les chimères des Švankmajer, sur le cinéaste et son épouse et collaboratrice Eva, décédée en 2005. Le film que je vous recommande vivement est disponible en DVD.