4) Jan Švankmajer, l’alchimiste du cinéma tchèque
Alice, Otesánek ou les courts-métrages comme Les possibilités du dialogue ou Nourriture font partie des films les plus célèbres de Jan Švankmajer. Ce cinéaste surréaliste a influencé Tim Burton, Terry Gilliam et d’autres grands réalisateurs. Ses films ont été récompensés par des dizaines de prix. Sans avoir jamais tourné des films mainstream, Jan Švankmajer est sans doute un des réalisateurs tchèques les plus connus à l’étranger. Ses œuvres sont faciles à aborder, que ce soit au niveau visuel ou de leur sujet. La création de Jan Švankmajer, ses sources d’inspiration et son style si particulier ont fait l’objet de nombreux livres et de films. L’an dernier, Jan Daňhel et Adam Oľha ont tourné un film documentaire intitulé Alchymická pec (Le four alchimique). Il ne s’agit pas seulement d’une compilation de toute la création du célèbre réalisateur, mais aussi d’un film très ludique en soi. Švankmajer y entrouvre la porte de son monde créatif et de sa personnalité.
Jan Daňhel et Adam Oľha ont collaboré au tout dernier film de Jan Švankmajer, Insect. Au moment de la préparation du film, Jan Švankmajer et son producteur Jaromír Kallista ont exprimé leur désir de capter l’ensemble du processus de création par un film documentaire comme l’explique Jan Daňhel.
« Ce ne devait pas être seulement un portrait de Jan Švankmajer, mais une vue d’ensemble du travail et de la création de leur société de production Athanor. Après le tournage du film Insect, nous avons commencé à filmer et le résultat a été prêt trois ans plus tard. »
Et Adam Oľha de compléter :
« Même si de nombreux livres et articles ont été écrits sur Jan Švankmajer, le film est un moyen différent de parler de lui et cela permet de le montrer dans son processus de travail. C’était cela notre but. »
L’enfance de Jan Švankmajer est une des principales sources de ses films. Ses parents lui ont offert un théâtre de marionnettes quand il était petit, et son amour pour ce genre théâtral et la création artistique se sont manifestés très tôt. Il suit d’abord un cursus à l’Ecole des arts et métiers de Prague, avant d’étudier le théâtre de marionnettes à la DAMU, l’Ecole d’art dramatique de la capitale tchèque.
Il exerce d’abord ses talents au théâtre : il travaille ainsi deux ans en tant que metteur en scène à la Lanterne magique. En 1964, il tourne son premier court-métrage, Le Dernier Truc de M. Schwacwallde et de M. Edgar.
La période de normalisation qui suit l’écrasement du Printemps de Prague complique les choses et la censure du régime communiste le touche de près : il est interdit de tournages entre 1972 et 1979. Il travaille comme scénographe ou comme plasticien pour les studios de cinéma Barrandov.
C’est avec son court-métrage animé Les possibilités du dialogue qu’il se fait un nom après avoir reçu en 1983 le Grand prix du festival d’Annecy, et l’Ours d’or à la Berlinale.
Alice, son premier long-métrage, est réalisé en 1987 en co-production avec la Suisse, et le rend célèbre dans le monde entier. Au début des années 1990, avec le producteur Jaromír Kallista, il fait l’acquisition d’un ancien cinéma dans la commune de Knovíz et fonde son propre studio, Athanor.
Son deuxième long-métrage La leçon Faust, puis Otesánek en 2000, sont également récompensés par de nombreux prix. Dans ses films plus tardifs, le cinéaste utilise moins l’animation et intègre davantage le jeu d’acteurs.
Contrairement aux autres animateurs tchèques, Jan Švankmajer envisage l’animation de manière très différente, comme l’explique Jan Daňhel:
« Pour lui, il y a presque un côté animiste. Il pense que chaque chose a une mémoire, une histoire, qu’il est possible de faire revivre l’expérience et les tensions comprises dans chaque chose qui a été touchée par un être humain. Il n’anime pas les personnages, il les fait vivre au sens propre. Il s’efforce de révéler une sorte de vie cachée dans les objets. »
Dans le film Le four alchimique, Jan Švankmajer raconte combien sa mère était douce et gentille, mais qu’elle était également capable de punitions sévères en cas de grosse désobéissance. Il raconte une expérience plutôt terrible où elle l’a un jour fait s’agenouiller sur une râpe. Ce genre d’expériences s’est répercuté dans sa création. Dans les années 1970, alors qu’il ne peut pas faire de films, Jan Švankmajer s’intéresse au phénomène du toucher, comme l’explique Jan Daňhel :
« Pour lui, le toucher est un sens encore intact en comparaison de la vue qui est totalement banalisée dans notre civilisation. Le toucher est un sens primaire, qui n’a pas été dompté. C’est par le toucher que l’enfant communique avec sa mère, avant même de voir. »
Le film Viandes amoureuses ne dure qu’une minute. Deux tranches de viande crue tombent amoureuses en voyant leur reflet dans une cuiller. Elles dansent ensemble, se roulent dans la farine avant d’être piquées par une fourchette et mises à cuire dans une poêle à frire. Le thème de la nourriture se retrouve à la fois dans ses courts-métrages et dans ses longs-métrages. Pour le réalisateur, la nourriture est le symbole de l’agressivité de notre civilisation. Selon Jan Daňhel, c’est aussi un traumatisme d’enfance :
« C’était un enfant qui ne voulait pas manger, on devait le gaver comme les oies. C’est quelque chose qui se retrouve dans ses films. Un de ses courts-métrages du début des années 1990 s’appelle d’ailleurs Nourriture. Là, la nourriture finit très mal, il est aussi question de cannibalisme ce qui est également un trait de la civilisation. »
Jan Švankmajer lui-même évoquait ce thème récurrent de la nourriture dans un entretien pour la Radio tchèque il y a plus de dix ans :
« La nourriture est un symbole particulier de notre civilisation épicurienne, qui dévore tout, digère tout et transforme tout cela avant de l’expulser sous forme d’argent. C’est une civilisation omnivore et agressive. Dans mes films, je fais souvent des gros plans sur des bouches. Je choisis les acteurs en fonction de leurs yeux et de leur bouche. »
Dans le documentaire Le four alchimique, Jan Švankmajer n’a pas de mots assez durs pour notre civilisation. Comme le souligne Adam Oľha, le cinéaste, par sa création, remet en cause tout le fonctionnement de la société actuelle :
« Sa création est sa façon à lui de distinguer. J’aime son intransigeance et le fait qu’il parvienne à dire de manière directe tout ce que les gens ont peur d’exprimer. Sa création est totalement franche et permet ainsi de réfléchir. Il est vrai que notre civilisation a été influencée par toutes les idées que nous avons inventées, mais dans le même temps, nous oublions l’essentiel. Notre civilisation prétendument avancée nous a permis d’acquérir le confort, et de ne pas avoir recours aux prédictions issues du monde de la magie et des rêves, alors que jadis, voilà ce qui était important et déterminant pour la plupart des peuples. »
Pour Jan Švankmajer, il n’y a pas de spectateur type. Il estime que toute interprétation de ses films a sa propre valeur, que chacun a droit d’interpréter les choses comme il l’entend. Adam Oľha :
« Ce qui l’intéresse, c’est la manière dont chaque individu voit les choses. Il ne voit pas le public comme un tout, mais il voit les individus qui vont tous interpréter le film à leur façon. Il ne veut pas d’interprétation universelle de ses films. »
Jan Švankmajer est un réalisateur à succès dans le monde entier, un succès qui peut s’expliquer, selon Adam Oľha :
« La célébrité de Jan Švankmajer provient du fait que via le film, il parle une langue universelle. Il n’a pas seulement recours à la vue et à l’ouïe, mais il va plus loin, aux sources de l’enfance, là d’où vient et où naît l’imagination. Voilà ce qu’il utilise dans ses films. Chacun de nous est capable de se reconnecter automatiquement avec le monde de l’enfance, que l’on soit japonais ou mexicain. Le processus est identique. Ses films sont une critique de notre civilisation, quel que soit le régime politique en place. C’est parce que son langage est universel que ses créations plaisent autant au Japon qu’ailleurs. »
Plusieurs de ses films ont été réalisés en étroite collaboration avec sa femme Eva. Tous deux participent aux activités du groupe surréaliste tchécoslovaque, puis tchèque, depuis les années 1970. Sans Eva, le travail de Jan Švankmajer n’aurait pas l’intensité qu’on lui connaît, selon Jan Daňhel.
« Eva a développé une pensée très critique ce qui a toujours forcé Švankmajer à la vigilance la plus extrême. Ils ont également créé ensemble plusieurs films qui n’auraient jamais vu le jour sans le travail d’Eva. »
La nourriture, le toucher, l’enfance, sont les trois lignes conductrices de la création de Jan Švankmajer, selon Jan Daňhel :
« C’est dans l’enfance que se forme notre carte mentale, c’est ce qui nous guide et nous influence toute notre vie. Selon Freud, l’Homme est un être fini à l’âge de trois ans. Švankmajer retourne dans cet espace temporel de la découverte et essaye de le dévoiler dans ses films. Il le fait par le jeu qui est pour lui un principe cognitif, donc quelque chose d’essentiel chez l’enfant. C’est par le jeu qu’il palpe le monde, contrairement à ce que font les adultes. Ce moment où l’on fait l’expérience des peurs primaires, qui prennent des dimensions colossales dans l’enfance, Švankmajer le transfère dans ses films. Et cette énergie de l’enfance, on voit combien elle le nourrit aujourd’hui, même à l’âge de 85 ans. D’ailleurs, c’est peut-être une bonne façon de lutter contre la vieillesse et de ne pas perdre l’émerveillement de l’enfant à un âge canonique. »
Après le tournage du film Insect, Jan Švankmajer a écrit deux romans. Il continue également à développer de grands cycles de dessins, et s’est lancé dans un nouveau film qui part de son obsession pour la collecte de fétiches et d’objets d’art magiques. On écoute Jan Švankmajer :
« J’ai acheté un ancien grenier dans le massif de la Šumava que j’ai transformé en une sorte de cabinet de curiosités. La différence entre ce type de cabinets et un musée, c’est qu’un musée a une vocation pédagogique et doit être pensé de manière esthétique. Il y est question d’objectivité et de chronologie. Mais un cabinet de curiosités n’a aucune de ces ambitions. Il ne sert qu’à faire bouillir la marmite de l’imagination. »
Une imagination, infinie et débridée, que Jan Švankmajer n’a manifestement pas fini d’exploiter.