DISEGNO INTERNO : une exposition pour découvrir les arts des Švankmajer

'DISEGNO INTERNO'

Jusqu’au 4 août 2024, une exposition à la Galerie de Bohême centrale de Kutná Hora (GASK) offre une plongée dans le « dessin intérieur » des artistes surréalistes Jan Švankmajer et Eva Švankmajerová. Une rétrospective de leur œuvre multidisciplinaire dont le cinéma n’est que la facette « grand public ».

'Disegno Interno' | Photo: Hanka Sedláček

Auditeurs cinéphiles, vous associez certainement le nom de Švankmajer à des films devenus légendes, parmi lesquels on citera l’adaptation cinématographique du conte tchèque Otesánek (2000) sous forme de film d’horreur surréaliste, ou celle pas moins inquiétante des Aventures d’Alice au pays des merveilles (Něco z Alenky, 1988) ou encore, plus récemment, le film Insect (Hmyz, 2018). Des productions à l’esthétique et à la bande sonore si caractéristiques auxquels contribuait souvent la femme de Jan Švankmajer, Eva Švankmajerová (décédée en 2005)… Mais ce que vous ne saviez peut-être pas, c’est que les Švankmajer ont fait et font bien d’autres choses que du cinéma ! A l’occasion des 90 ans de Jan Švankmajer, la Galerie de Bohême centrale (GASK) de Kutná Hora présente DISEGNO INTERNO, une rétrospective de la création multiforme de ces artistes touche-à-tout : des films, donc, mais aussi des gravures, des peintures, des sculptures, des marionnettes, des collections et d’autres formes d’arts plastiques…

Eva Švankmajerová,  Portrait J. Š. et E. Š.  | Source: GASK

Et littéraires, aussi. D’ailleurs, l’exposition s’ouvre sur un échange entre Jan et Eva, un étrange dialogue résultant d’un cadavre exquis, exercice surréaliste par excellence, comme l’explique Eliška Jelínková, collaboratrice de la Galerie de Bohême centrale :

'Disegno Interno' | Photo: Hanka Sedláček

« Ce dialogue sous forme de cadavre exquis, c’est la méthode de conversation surréaliste d’André Breton. Il s’agit d’une collaboration collective visant à dépasser dans l’œuvre les limitations personnelles. Ici, Jan et Eva créent un dialogue en apportant une réponse sans savoir sur quoi porte la question posée. Cela donne naissance à une chose étrange et surréaliste, et c’est un principe applicable au matériel textuel aussi bien que visuel. »

« Le cadavre exquis est également un jeu auquel les enfants jouent quand ils s’ennuient en classe, par exemple, ou en colonie de vacances. Il est intéressant de constater que ce qui était à l’origine une idée surréaliste, une méthode de création collective, a tout naturellement trouvé sa place dans les jeux d’enfants, et existe donc désormais à différents niveaux. »

Collections d’objets et d’obsessions

Jan Švankmajer,  'Tête d’Arcimboldo' | Photo: Hanka Sedláček

Dessins, collages, gravures, céramiques, mais aussi expérimentations tactiles, ou encore marionnettes, fétiches, reliquaires et autels baroques… Les œuvres d’Eva et de Jan Švankmajer ont des formes diverses, mais on y retrouve des éléments et motifs communs : aliments et objets du quotidien, visages et orifices, humour, ironie et érotisme… Avec comme fil rouge de cette exposition – et, plus généralement, de l’œuvre du couple d’artistes – le thème de la transformation. Ainsi, non seulement des marionnettes se retrouvent animées, mais aussi des objets réels se retrouvent transmutés pour donner naissance, par exemple, à des portraits de personnes sous forme de collages et arrangements maniéristes. Le maniérisme – mouvement artistique du XVIe au début du XVIIIe siècle, dont l’un des représentants est Giuseppe Arcimboldo – a largement influencé l’œuvre de Jan Švankmajer ; néanmoins, certains historiens de l’art rattachent également Švankmajer à l’Art informel – une tendance artistique de l’Europe de l’après-guerre… Il est vrai que vu la diversité de son œuvre, toute tentative de catalogage de l’artiste serait forcément réductrice.

Jan Švankmajer,  'Coït inattendu' | Photo: Hanka Sedláček

Toutefois, c’est bien du surréalisme que les époux Švankmajer se revendiquaient : à partir de 1970, ils sont membres du groupe des surréalistes de Tchécoslovaquie. Cependant, pour Jan Švankmajer, le surréalisme va bien au-delà de l’art, comme l’explique Eliška Jelínková :

« Comme d’autres artistes surréalistes, Jan Švankmajer n’aime pas que l’on dise du surréalisme que c’est un mouvement artistique. Plus qu’un art, c’est une plongée dans les profondeurs de l’âme, dit Švankmajer, qui ne fait pas de l’art pour faire de l’art, mais parce qu’il suit ses obsessions et ses désirs inconscients, et qu’il essaye de les transformer et de les assouvir en créant quelque chose, pas à des fins artistiques, mais à des fins de poursuite fidèle de ces instincts. Le nom de cette exposition, DISEGNO INTERNO, renvoie d’ailleurs à cette approche d’un genre de ‘dessin intérieur’, d’un ornement intérieur, quelque chose de personnel et d’authentique. »

Eliška Jelínková présentant La Naissance de Vénus d'Eva Švankmajerová  (en haut à gauche) et les pièces en céramique des Švankmajer | Photo: Hanka Sedláček

Cette exposition collective accorde une place considérable à celle qui était bien plus que l’épouse et collaboratrice de Jan Švankmajer : Eva Švankmajerová. On peut notamment y admirer sa Naissance de Vénus, tableau remarquable par sa taille et marquant par son message : en effet, il fait partie de son « Cycle émancipateur » paraphrasant des chefs d’œuvres des grands maîtres de la peinture en en inversant les genres. Si le tableau montre « une maîtrise des canons classiques », il présente également « l’humour très spécifique d’Eva Švankmajerová », explique Eliška Jelínková, qui regrette toutefois que son héritage « ne soit pas aussi reconnu qu’il le mériterait » (même si la conséquente monographie de son œuvre publiée en 2023 par la maison d’édition Kavka pourrait contribuer à changer la donne). Eliška Jelínková revient également sur l’une des sources d’inspiration d’Eva Švankmajerová :

Eva Švankmajerová,  'Tchoří má panenko,  Mučednici mlaskli' | Photo: Hanka Sedláček

« On dit qu’Eva Švankmajerová a été largement influencée et inspirée par les magazines féminins et pour petites filles de l’époque de la Première République tchécoslovaque, qu’elle trouvait dans le grenier de sa grand-mère, et dont la textualité et l’imagerie spécifiques se sont par la suite reflétées dans son œuvre. Néanmoins, ce n’est pas la seule explication : dans ses œuvres, Eva Švankmajerová s’intéressait non seulement à l’imagerie pure, mais aussi à la textualité. Ses nombreux écrits en sont la preuve, tout comme son roman surréaliste Jeskyně Baradla (« La Grotte de Baradla »). »

Eva Švankmajerová,  'Rébus' | Photo: Hanka Sedláček

Quant à Jan Švankmajer, ce sont les marionnettes qui constitueraient l’une de ses sources d’inspiration principales. Eliška Jelínková :

Jan Švankmajer,  Reliquaire 'Le chevalier,  la mort et le diable' | Photo: Hanka Sedláček

« Jan Švankmajer a passé une bonne partie de sa vie en l’étroite compagnie de marionnettes. Il aurait en effet reçu son premier théâtre de marionnettes à l’âge de 8 ans, ce qui aurait en quelque sorte défini la direction, le parcours de toute sa vie. »

« Une marionnette, c’est un objet extrêmement étrange, en équilibre entre des pôles vraiment opposés : l’homme-créateur a un pouvoir absolu sur elle ; en même temps, la marionnette prend vie toute seule, elle échappe au contrôle et fait des choses par elle-même… Et c’est là que s’écroule la barrière entre vivant et non vivant, et c’est un principe très évident notamment dans ses films : cet équilibre permanent entre vivant et non vivant, entre fonctionnel et non-fonctionnel, entre ce qui a une tête et une énergie propres, et ce qui n’en a pas. »

Jan Švankmajer,  'Veuillez toucher' - Labyrinthes tactiles | Photo: Hanka Sedláček

A l’image de l’œuvre des Švankmajer, l’exposition DISEGNO INTERNO fait appel à tous les sens, avec même, dans l’une des salles, une invitation à toucher (« Prosím, dotýkati se ») – à laquelle il serait dommage de résister, selon Eliška Jelínková :

« Je recommande d’explorer l’exposition DISEGNO INTERNO non seulement avec les yeux, mais aussi avec les autres sens – en référence à la tendance au tactilisme également explorée par le couple Švankmajer, qui affirmait que l’avantage du toucher est qu’il est idéologiquement plus pur. Car notre perception par la vue offre une possibilité de distanciation ; elle est liée à tout un tas de lourdeurs interprétatives. Alors que le toucher, d’une certaine façon, est plus direct, plus immédiat. »

Machine à masturber du film Les Conspirateurs du plaisir | Photo: Hanka Sedláček

« Les Švankmajer ont travaillé avec divers objets tactiles, avec des poèmes tactiles. Et nous retrouvons cet accent mis sur la matérialité et la structuralité dans leurs films aussi. Mais ce qui est intéressant, c’est que le toucher y est très largement amplifié et accompagné par l’ouïe. Il faut prêter attention aux différents sons des objets, des sons accrus, qui normalement ne seraient pas aussi sonores… L’aspect tactile est largement renforcé par ces bruits de pataugements, ces tintillements, etc., des sons qui nous touchent sans intermédiaire aucun. »

Clap, bzzz, glouglou, slurp

Grouillements, clapotis, bourdonnements, glouglous, mâchouillements… Les sons sont poussés à l’extrême dans les films de Švankmajer, parfois au point d’en rendre le visionnage presque malplaisant, écœurant, voire répugnant.

Même si l’exposition DISEGNO INTERNO ne se focalise pas sur cette production cinématographique, on peut y voir des extraits du film Les Possibilités du dialogue (Možnosti dialogu, 1982) et L’Ossuaire (Kostnice, 1970).

Les bouches utilisées dans le film Otesánek | Photo: Hanka Sedláček

Y sont également exposés des accessoires de films, par exemple la machine à masturber du film Les Conspirateurs du plaisir (Spiklenci slasti, 1996), les différentes bouches utilisées pour la marionnette du bébé de bois jamais repu du film Otesánek ou encore un décor du film Alice – dont Eliška Jelínková estime qu’il s’agit de la meilleure adaptation du roman de Lewis Carroll jamais réalisée :

Décor du film Alice | Photo: Hanka Sedláček

« Je ne suis pas la seule à penser qu’il s’agit de la meilleure adaptation des Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. Car si vous prenez en considération la façon dont ce livre est écrit, il s’agit d’une approche extrêmement progressive et créative de la langue, déformant les possibilités de la langue pour la pousser jusqu’aux limites de l’expression. Je pense donc que lorsque l’on adapte ce type d’histoire, si on la prend de façon littérale, cela aboutit justement à une adaptation hollywoodienne, qui n’a rien à voir avec l’Alice originale. Car il lui manque alors tout son aspect imaginatif… »

« Alors que le film étrange, cru et légèrement effrayant de Švankmajer profite du fait qu’il dispose de moyens autres que la littérature, et donc de possibilités d’innovation différentes – celles du cinéma et de l’animation. Ainsi il peut créer un désaccord, une dissonance entre le média et ses possibilités, et en pousser les limites jusqu’à obtenir le même effet que le texte. Voilà, c’est pour cela que je pense que le film Alice est absolument génial. »

S’il a annoncé que son film Insect, sorti en 2018, serait son dernier, Jan Švankmajer n’a toutefois pas dit son dernier mot : d’ailleurs l’une des œuvres exposées à la GASK de Kutná Hora a été créée spécialement pour l’exposition DISEGNO INTERNO. Et ce, rappelons-le, alors qu’il fêtera dans quelques semaines ses 90 ans… Peut-être parce que – comme le dit Eliška Jelínková hors micro – cet infatigable « collectionneur d’objets et d’obsessions » est mené, justement, par « ses instincts obsessionnels »