Jana Claverie : « A Prague, Jiří Kolář rêvait de Paris »
Lauréate, en 2011, du prix Gratias Agit décérné par le ministère tchèque des Affaires étrangères, Jana Claverie partage sa vie entre la Dordogne et Paris où elle a émigré en 1968. Conservatrice au Centre Pompidou, Jana Claverie y présentait des artistes tchèques interdits sous le régime communiste ; certains étant venus, pour des séjours plus ou moins longs, en France. Aujourd’hui, Jana Claverie nous parlera d’une de ces personnalités qu’elle côtoyait, dans les années 1980-1990, à Paris, du collagiste et poète Jiří Kolář. Tout d’abord, Jana Claverie caractérise la communauté tchèque qui s’était formée à Paris suite à l’écrasement du Printemps de Prague.
Pendant la période communiste, vous avez accueilli, à Paris, des artistes tchèques connus, par exemple Adriena Šimotová ou les époux Kolář qui sont, eux, restés longtemps en France.
« Adriena Šimotová, quant à elle, n’est pas restée longtemps. Elle est venue pour deux ou trois mois. Elle a eu une bourse et son séjour s’est terminé par une exposition à la Galerie de France. En ce qui concerne Jiří Kolář, lui, est resté quasiment pour toujours en France. Son épouse Běla est revenue en Tchécoslovaquie au bout d’un an, parce que son visa a expiré et elle n’a pas voulu se priver de la possibilité de rentrer dans son pays. Elle est donc rentrée à Prague pour quatre ans et Jiří Kolář qui ne parlait pas français, est resté seul à Paris. »
Comment Jiří Kolář se débrouillait-il sans parler la langue ?
« Il apprenait petit à petit, il connaissait des mots courants, il était capable de s’acheter de quoi manger, mais d’habitude, il y avait toujours quelqu’un à ses côtés pour l’accompagner et l’aider. J’ai vécu avec lui une histoire assez drôle. Lorsqu’on lui a octroyé la nationalité française (en 1984 ndlr), il a fallu aller à la Préfecture. J’y suis allée avec lui. On m’a demandé si j’étais sa femme et quand j’ai répondu que non, on m’a demandé de quitter la pièce. Jiří Kolář est resté seul au bureau. J’ai essayé d’écouter derrière la porte… Quand il est sorti, il m’a dit : ‘Je n’ai absolument rien compris. On m’a donné un autre rendez-vous, mais je ne sais pas quand.’ Alors j’ai dû quand même revenir au bureau et dire la vérité. »
Jiří Kolář était-il heureux à Paris, malgré les difficultés linguistiques, matérielles et autres ?
« Oui, il était très heureux à Paris. A la fin de sa vie, il a été malade et il est revenu à Prague. Mais il a toujours rêvé d’aller encore une fois à Paris, il m’en a parlé quand je venais le voir. »
Vous souvenez-vous encore d’autres artistes tchèques venus en résidence en France ?
« Il y avait par exemple le sculpteur Stanislav Kolíbal, qui avait reçu une bourse très prestigieuse de la Calder Foundation. Il a pu passer six mois à l’atelier Calder qui se trouve à Saché, en Touraine. Ce séjour a complètement modifié sa vision des choses et sa création. »Comment a changé votre vie après la chute du régime communiste en 1989 ?
« Surtout, j’avais énormément de travail (rires) ! En plus de mon travail au Centre Pompidou, j’organisais des expositions tchèques à Paris et vice-versa. A Prague, j’ai par exemple organisé une exposition de Christian Boltanski, d’Henry Laurens, une grande exposition de la collection Kahnweiler… Nous avions aussi un projet d’exposition de la collection Vincenc Kramář, qui aurait dû avoir lieu au Musée Picasso. Finalement, celle-ci ne s’est pas réalisée, car au dernier moment, les autorités tchèques ont refusé de prêter les œuvres. »
Rappelons que cette exposition aurait dû se dérouler pendant la Saison tchèque en France, en 2002. Ce refus, les autorités l’ont expliqué par la crainte d’une éventuelle saisie des œuvres en question dans le cadre d’une affaire de restitution…
« Oui, mais il existe en France une loi que ne le permettrait pas. Il y avait une situation similaire avec les œuvres de Matisse que sa famille a voulues restituer à l’étranger. En réaction à cela, une loi a donc été créée en France qui interdit de restituer, sur le sol français, des œuvres empruntées à l’étranger. Le prêt de la collection Kramář ne représentait alors aucun danger pour l’Etat tchèque. »
Pourquoi alors l’ancien directeur de la Galerie nationale Milan Knížák n’a pas autorisé le prêt ?« Je pense qu’il n’aimait pas prêter les œuvres en général. Il se peut, effectivement, qu’il avait des doutes dans ce cas précis. C’est vraiment dommage que l’exposition n’ait pas eu lieu. Nous avions publié un catalogue sur la vie et l’œuvre de Vincenc Kramář, un catalogue absolument exhaustif de 150 pages…
Vincenc Kramář était, il faut peut-être le préciser, un grand collectionneur d’art français et tchèque, notamment d’art cubiste. Avez-vous complètement perdu l’espoir que cette exposition puisse encore être organisée ?
« Je ne sais pas. En tout cas moi, je ne m’en occuperai plus. J’y ai consacré quinze ans de ma vie, ça s’est soldé par un échec, alors… »
Vous passez beaucoup de temps en Dordogne, dans le sud-ouest de la France.Dans quelle commune exactement, si ce n’est pas indiscret… ?
« C’est un village situé entre Saint-Emilion et Bergerac, sur la rivière Dordogne. »
Il paraît que vous essayez d’y promouvoir la culture tchèque. De quelle manière exactement ?
« Nous avons créé là-bas un petit festival du film tchèque, j’ai aussi invité quelques artistes tchèques qui sont venus travailler pendant un ou deux mois dans des ateliers locaux et qui y ont ensuite exposé leurs œuvres. Mais le problème, c’est que c’est une région beaucoup plus orientée vers l’Espagne. Il est difficile de persuader par exemple les Bordelais qu’ils pourraient élargir leurs horizons et exposer aussi des artistes d’Europe centrale. »Rediffusion du 10/11/2011