Les collectionneurs d’art sous le communisme
Comment les collectionneurs d’objets d’art tchèques ont-ils survécu aux persécutions du régime communiste ? Quels étaient leurs parcours et le sort de leurs collections ? Dans son ouvrage remarquable intitulé « Snad nesbíráte obrazy? » (un titre que l’on pourrait traduire en français comme ‘Monsieur est amateur de tableaux ?), paru en 2018 aux éditions B&P Publishing, l’historienne de l’art Marcela Rusinko apporte les réponses à ces questions. Riche en images, photos, portraits et analyses, son livre nous en dit plus sur cette passion étonnante et la manière dont elle a été pratiquée en Tchécoslovaquie depuis la prise du pouvoir par le parti communiste en 1948 jusqu’à la moitié des années 1960. Marcela Rusinko est l’invitée de cette émission culturelle.
« Dans les pays tchèques, les plus importantes collections d’art ont été constituées par Charles IV et notamment par l’empereur Rodolphe II. Ensuite, cette activité a été cultivée par des aristocrates à l’époque baroque et des bourgeois au XIXe siècle. Au XXe siècle, la situation était différente », explique Marcela Rusinko.
« Dès l’époque de l’entre-deux-guerres, les collectionneurs d’art se sont recrutés parmi les représentants de la classe moyenne supérieure, parmi l’élite culturelle, les hauts fonctionnaires, les médecins, les juristes : cette activité leur permettait de confirmer leur statut social. »
Arrive la Seconde Guerre mondiale, l’époque des persécutions et confiscations des biens des collectionneurs juifs. Dans cette période, l’acquisition des œuvres d’art, même de celles de qualité moyenne, était surtout motivée par la crainte d’une réforme monétaire. Une situation qui a favorisé la prolifération de faux sur le marché de l’art. Une autre vague de confiscations date de l’après-guerre : elle a touché, en vertu des décrets du président Beneš, des personnes d’origine allemande et hongroise, considérés collectivement comme des collaborateurs du régime nazi.
Un système de persécutions ingénieux
Après le putsch communiste de février 1948, l’acquisition des œuvres d’art par des particuliers est devenue synonyme de spéculation immorale et d’exploitation du pays. Déclarant que l’art n'était pas un luxe réservé aux riches, mais qu’il appartenait à tout le monde, l’Etat communiste a mis en place un système ingénieux qui lui a permis non seulement de liquider les collections particulières, mais également d’en tirer profit, comme nous le raconte Marcela Rusinko :
« Le système des persécutions communistes était assez complexe et il a changé au fil du temps. Tout a commencé avec une directive sur la superficie excessive des logements. Si le nombre de personnes vivant dans un appartement était inférieur au nombre de pièces, les propriétaires étaient obligés de libérer certaines chambres ou alors les appartements leur étaient purement et simplement confisqués. De cette manière, les autorités ont forcé de nombreux représentants des anciennes élites, considérés comme ennemis du régime, de déménager de Prague. Ceux qui avaient des collections d’objets d’art en ont été privés au profit des institutions publiques. A la fin des années 1950, de nombreux collectionneurs ont été poursuivis en justice. »
« Le régime totalitaire a mobilisé toutes sortes de moyens pour s’emparer des objets d’art précieux. Dans les années 1960, c’était des outils plus subtils comme des restrictions fiscales : les héritiers des artistes et des collectionneurs ont été contraints de ‘faire don’ des objets à l’Etat, sinon, ils devraient payer des impôts exorbitants. »
Qui étaient donc les principaux collectionneurs d’œuvres d’art tchèques de l’époque ? Quelles étaient leurs motivations et leurs stratégies pour faire perdurer leur passion étonnante dans un contexte politique et social très peu propice à ce type d’activité ?
Dans son ouvrage, Marcela Rusinko dresse les portraits de collectionneurs méconnus du grand public, par exemple de l’ouvrier de l’usine Škoda Emanuel Hloupý ou du juriste Jaroslav Borovička, tout en revenant sur les parcours des grandes personnalités de la scène artistique de l’époque qui ont fondé leurs précieuses et importantes collections au tout début du XXe siècle, tels Vincenc Kramář ou Emil Filla.
« Vincenc Kramář a dirigé, dans l’entre-deux-guerres, une collection d’art ancien transformée plus tard en Galerie nationale. C’était un historien d’art et un collectionneur réputé à l’étranger. Dès 1910, il allait à Paris, où il a acheté des œuvres de Braque ou de Picasso directement chez le galeriste Daniel-Henry Kahnweiler. C’est le cubisme français, le cubisme analytique, qui était au cœur de sa collection, même si elle contenait aussi des œuvres tchèques, très précieuses également. Cette riche collection, absolument inédite à Prague, attirait l’attention des plasticiens, des autres collectionneurs, de l’élite culturelle. »
Ainsi, dans les années 1940-1950, la visite de l’appartement de Vincenc Kramář situé rue Na Kotlářce, dans le quartier de Prague-Dejvice, était l’unique occasion pour des étudiants des écoles artistiques, ainsi que pour d’autres amateurs d’art, de voir le cubisme français et tchèque qui n'était alors représenté dans aucune galerie du pays.
Dans les années 1950 encore, Vincenc Kramář entretenait une correspondance avec ses amis étrangers, notamment avec Daniel-Henry Kahnweiler, Georges Braque et Pablo Picasso. Pourtant, sa collection s’est retrouvée dans l’isolement international : Kramář n’a pu par exemple prêter aucun tableau pour la grande rétrospective Picasso organisée à Paris en 1955. Ce n’est qu’après la mort de Vincenc Kramář, en 1960, que les tableaux de sa collection réapparaissent dans les expositions étrangères, étant déjà la propriété de la Galerie nationale de Prague. On écoute Marcela Rusinko :
« Les sources historiques, les documents d’archives dont nous disposons aujourd’hui, ne sont pas tout à fait complètes et cela concerne Vincenc Kramář comme les autres collectionneurs. Mais nous savons, d’après les documents qui se sont conservés et d’après les souvenirs des témoins de l’époque, que même Vincenc Kramář a fait l’objet d'un chantage de la part des autorités communistes. Même s’il a fait don d’une partie de sa collection à la Galerie nationale, ce n’était pas tout à fait volontaire. On lui avait suggéré de payer l’impôt sur la fortune sous forme d’œuvres d’art. »
Les collectionneurs poursuivis en justice
« Ma pension de retraite ne me suffit pas pour vivre. Etant incapable de remplir mes obligations envers ma famille, je vous propose de racheter la peinture que je possède. Cette somme servirait à nourrir les enfants de mon fils qui purge actuellement sa peine au camp de travail de Valdice », écrit au début des années 1960 Božena Štroffová dans une lettre adressée au directeur de la Galerie régionale de Plzeň, en Bohême de l’Ouest. Celui-ci allait faire suite à sa demande et acheter ce tableau précieux du peintre Bohumil Kubišta datant de 1911 pour 16 000 couronnes (soit seize salaires moyens à l’époque et l’équivalent de 500 000 CZK aujourd’hui).
Son fils, le juriste, l’historien de l’art et collectionneur Jaroslav Borovička, un homme charismatique et recherché pour son érudition dans le milieu artistique pragois, a été condamné en 1959 à cinq ans de prison ferme à l’issue d’un procès exemplaire, au même titre qu’un autre collectionneur renommé, l’ingénieur Václav Butta, dont la femme et la fille ont été également condamnées.
Dans son livre, Marcela Rusinko a reconstitué leur parcours et les procès dont ils ont été victimes, révélant des faits qui n'avaient encore jamais été publiés :
« L’affaire Borovička est la première que j’ai réussi à reconstituer, en collaboration avec les archivistes. La collection qu’on lui a confisquée contenait un millier de pièces et environ la moitié des œuvres ont été placées dans les galeries et institutions muséales : c’était la plus grande confiscation d’œuvres d’art effectuée par l’Etat communiste. Certaines œuvres de la collection de Borovička ont été mises en vente à des prix symboliques. »
Tout comme Jaroslav Borovička, Václav Butta qui avait pourtant fait don de sa collection d'objets en verre au Musées des Arts et Métiers de Prague, a été condamné pour spéculation et détournement des biens de l’Etat socialiste. Le régime totalitaire l’a ensuite privé de l’ensemble de ses collections d’art européen ancien, d’art tchèque moderne et d’art appliqué. Son entreprise de construction mécanique a bien sûr aussi été nationalisée.
Après sa sortie de prison, le grand patriote Václav Butta n’a pourtant pas hésité à offrir à la Galerie nationale le peu d’œuvres d’art qui lui restaient. L’unique souhait du mécène, décédé en 1968, était de voir ses anciennes collections exposées dans les salles de la Galerie nationale. Un souhait qui n’a été réalisé que trente ans plus tard, après la chute du régime communiste dans le pays.
Le destin de Jaroslav Borovička a été tout autre : il a exercé le métier d’historien de l’art en Allemagne de l’Ouest jusqu’à son retour de l’exil, après la révolution de Velours. Réhabilité par la justice tchèque en 1993, il a vécu jusqu’à sa mort en 2009 à Prague, à l’écart de la société. Marcela Rusinko :
« Il y a une autre histoire qui m’a beaucoup émue : celle du peintre de l’avant-garde et collectionneur d’art non-européen Emil Filla. En étudiant son dossier dans les archives, j’étais presque paralysée par l’impuissance qu’ont dû ressentir ses héritiers. Car après sa mort et celle de sa femme, les autorités communistes ont doublement taxé les œuvres de sa collection. Elles ont elles-mêmes évalué ces œuvres et ont pu décider du montant de la taxe. Finalement, toute la collection a été récupérée par la Galerie nationale. »
Un choix de vie
Dans son ouvrage, Marcela Rusinko dresse les portraits de plusieurs autres collectionneurs d’objets d’art aux profils très divers : elle s’intéresse au ministre de l’Intérieur Rudolf Barák condamné à 15 ans de prison pour détournement de fonds aussi bien qu’à Emanuel Hloupý, ouvrier de l’usine Škoda de Hradec Králové qui a entre autres constitué, lors de ses travaux pour Škoda en Syrie, une collection de verre antique.
« C’est un personnage très intéressant, le prototype d’un collectionneur passionné qui investit tout son argent dans l’art. Pour les gens de ce type, c’est un choix de vie, leur collection est une partie intégrante de leur personnalité. Il a constitué sa collection à partir des années 1930. J’ai pu rencontrer sa famille et lire son journal. J’ai appris alors qu’Emanuel Hloupý recevait chez lui à Hradec Králové de grandes personnalités de la scène artistique, venues voir sa collection. Comme il était ouvrier, le régime ne lui a pas posé de problèmes. Sa collection qu’il a offerte à la Galerie nationale, est intéressante et encore peu étudiée, elle contient des œuvres d’artistes tchèques que Hloupý achetait encore dans les années 1960. »
En se basant sur des sources étrangères, Marcela Rusinko s’interroge dans son livre sur les motivations psychologiques des collectionneurs d’objets d’art. Si, pour certains collectionneurs tchèques actuels, il s’agit d’un investissement, pour d’autres, rassembler des œuvres d’art peut être une sorte de thérapie, une manière de se distinguer socialement, une aventure, une affaire sentimentale, une raison d’être…
« La littérature écrite sur le sujet nous apprend que collectionner des œuvres d’art est un processus qui permet de se connaître soi-même. De nombreux collectionneurs vous diront que finalement, les connaissances qu’ils ont acquises, les moments vécus avec les artistes, le temps qu’ils ont passé avec leur collection, tout cela représente beaucoup plus pour eux que la valeur matérielle des œuvres. »