Jérôme Bonnell : «Le temps, c’est toute l’histoire du cinéma »
Le Festival international du film de Karlovy Vary s’est achevé le 11 juillet. Mais nous y revenons quand même dans cette rubrique culturelle, avec un des films français présentés à cette occasion. A trois on y va est le dernier opus de Jérôme Bonnell qui ne venait pas pour la première fois en République tchèque. Radio Prague a parlé avec lui de son film, de sa fabrication, de ses maîtres à penser…
Est-ce que le casting est très important pour vous ? Est-ce que vous êtes là à tous les moments du casting ?
« Ah oui. D’ailleurs, sur beaucoup de films, j’ai fait le casting seul, sans directeur de casting. J’ai rencontré chaque acteur, pour chaque rôle du film, même les gens qui n’ont qu’une seule scène à jouer. Donc, oui, c’est très important. Ce n’était pas le cas sur A trois on y va, mais il m’arrive d’écrire en pensant à des acteurs, comme ça m’est arrivé pour Le Temps de l’aventure où j’avais pensé à Emmanuelle Devos. Les acteurs ont une place très importante dans chacun de mes films et j’essaye de leur donner beaucoup de liberté et de plaisir à jouer, au-delà de la conscience d’un quelconque résultat. Je me méfie de la conscience du résultat. J’attends aussi des acteurs qu’ils m’emmènent dans un endroit que je ne soupçonne pas et j’essaye de faire pareil pour eux. J’essaye de faire en sorte que ce soit un tournage plein de surprises et de liberté, et que ce ne soit pas seulement filmer un scénario préétabli. »
Donc vous vous considérez comme un réalisateur qui dirige les acteurs, tout en leur laissant une marge de manœuvre…« Oui, je les laisse… Dans ce film-là, c’était particulier parce qu’il fallait obéir à des codes de comédie à certains moments. Deux, trois fois j’ai dû me transformer en tyran, alors que mon envie de départ était de leur laisser beaucoup de liberté. J’ai dû me forcer à les diriger beaucoup à des moments, à cause de la comédie. »
Pour revenir à ces comédiens, il y a des nouveaux visages : Sophie Verbeeck et Félix Moati. Ça fait plutôt plaisir, parce que ça change des acteurs qu’on voit tout le temps dans tous les films. C’est important pour vous de donner une chance à de nouveaux visages de percer ?
« Le hasard de mes personnages est qu’ils étaient jeunes, donc j’avais plus de chance de tomber sur des acteurs qui avaient fait peu de choses. Mes héros ont environ 25 ans. Après, c’est vrai que dans le cinéma français il y a beaucoup d’acteurs connus qui se partagent tous les rôles. C’est toujours bon, quel que soit l’âge des personnages, de donner des rôles à des gens qu’on a peu vu, de voir de nouvelles têtes. Même les acteurs qu’on aime, ils tournent tellement, qu’on finit par se lasser…C’est un peu une des dérives du système français. »A trois on y va est une histoire de triangle amoureux. C’est un thème qui a été traité par le cinéma, je pense notamment à Jules et Jim. Comment s’attaque-t-on à un thème déjà abordé pour en faire quelque chose de nouveau ?
« On n’y pense pas. Je n’y ai absolument pas pensé. C’est quand j’ai commencé à faire la promotion du film que j’ai réalisé à quel point le triangle amoureux était une figure qui revenait beaucoup dans le cinéma. On me parlait de Jules et Jim, de Sérénade à trois de Lubitsch, de La maman et la putain, donc pleins de films auxquels je n’avais pas pensé. Evidemment, les influences existent, mais elles sont inconscientes. Quand je travaille, je ne pense à rien et je raconte mon histoire. De toute façon, au-delà de l’adjectif ‘amoureux’, le triangle est une figure narrative forte parce que c’est le chiffre impair. Dès qu’il y a quelqu’un en plus de deux, c’est toujours là que surgit le conflit. Or il n’y a pas de fiction sans conflit. »On a dit qu’il y avait du Marivaux dans votre film. Est-ce que vous vous reconnaissez dans cette comparaison ?
« Ça oui, j’y pensé. Ce film, c’est l’histoire d’un couple qui se trompe avec la même personne sans le savoir. Ce qui devient la source de situations cocasses, comique et dramatiques. Quand j’ai commencé à écrire le film, j’avais très envie d’une comédie très désinhibée. En route, je me suis aperçu que la seule manière honnête de raconter cette histoire, c’était d’en accepter les aspects mélancoliques et toute la profondeur qui se cache derrière la légèreté et qui est liée au fait d’aimer, à la liberté d’aimer, à la douleur d’aimer. Le film emprunte autant à Marivaux qu’à la comédie romantique ou au burlesque, au vaudeville. Après, tout le travail d’écriture, de tournage et de montage, consistait à harmoniser et équilibrer tout ça. »C’est une alchimie le montage…« C’est ça. Il n’y a pas de recette. C’est très concret : est-ce que ça marche ? Ou non. Il faut raboter ici, rallonger là, pour que tout s’harmonise et prenne vie. C’est difficile, épineux et très long. On devient toujours un peu fou, parce qu’on passe deux ans à travailler pour quelque chose qui n’est qu’une heure et demi dans la tête des gens ! Mais en même temps, c’est extraordinaire. »
En tant que spectateur, on s’imagine rarement tout le travail qu’il y a derrière. C’est assez étonnant le décalage entre la fabrication proprement dite du film et ce que l’on retrouve sur un écran…
« Le temps, c’est toute l’histoire du cinéma. Entre l’écriture, le tournage, le montage, la sortie, c’est un temps infini. Les gens n’imaginent pas le peu de choses qu’on peut tourner en une seule journée. Tout est décortiqué, tout est contrôlé. En même temps, le paradoxe, c’est que je suis dans une quête incessante de liberté et d’être le plus innocent possible de mes intentions, d’être moi-même le spectateur, ce qui est impossible, mais je trouve du sens dans cet effort. Je me méfie de trop conscience du résultat, et je préfère faire confiance à ce qui peut surgir devant la caméra, au-delà d’un scénario. »Qu’est-ce qui vous amené à devenir cinéaste ?« Oh là, je ne sais pas. Ça me passionne depuis que je suis enfant et je veux l’être depuis. Je crois que c’est lié à un rapport au passé. Le cinéma est un art très étrange parce que c’est très vivant ce qu’on voit sur un écran, et en même temps, c’est le passé, c’est toujours fini. C’est enregistré, le film peut être revu deux fois, cinquante fois, mille fois. Il peut être vu après notre mort et il sera toujours le même. Quand j’étais enfant, j’étais un peu fasciné par les acteurs morts. Je regardais Bourvil et ma mère m’expliquait qu’il était mort, alors que je le voyais très vivant devant mes yeux. Le cinéma était d’autant plus la preuve que les gens très morts ont été très vivants. Pour un enfant, c’est fascinant. C’est totalement magique. Contrairement au théâtre où chaque soir, c’est le présent. »
Quels sont les cinéastes qui vous inspirent ?
« La liste est longue. Chaplin, Hitchcock, Truffaut, Jean Renoir. Plus que tout Jean Renoir, parce que je trouve que La règle du jeu est le plus beau film du monde et qu’on n’a jamais fait mieux depuis. Il y a eu des chefs d’œuvre, mais jamais rien de mieux que ce film. Renoir est pour moi le maître absolu. »Avez-vous un projet de film en gestation ?
« En ce moment je ne fais rien, et je le revendique. Ça me fait du bien de vivre un peu sans être dans la quête incessante d’un nouveau film. Mon film est sorti en France en mars. Du coup, j’ai besoin de temps pour vivre. Ce qui n’est pas une mince affaire quand on fait des films. Je serais évidemment mal venu de me plaindre, c’est merveilleux de faire des films, mais ça ressemble aussi un peu à une fuite de la réalité. C’est donc bien d’être capable de la retrouver et de l’affronter. C’est un vaste sujet et ça deviendrait un peu intime si j’allais plus loin. »