Josef Topol, le grand absent du théâtre tchèque
« Mon Dieu, je me demande parfois ce qu'a été ma vie. Mon enfance s'est déroulée sous le protectorat de Bohême-Moravie, les années 1945-47 n'étaient qu'une courte période où l'on pouvait respirer un peu, et tout de suite est arrivée une dictature qui allait durer 40 ans. » C'est ainsi qu'a résumé les circonstances de sa vie le dramaturge et poète Josef Topol (1935-2015). C'était pourtant une vie qui a enrichi de façon substantielle le théâtre et la poésie tchèques. Josef Topol est né le 1er avril 1935 donc il y a juste 85 ans.
Les dialogues des gens de la campagne
Fils d'un cheminot, Josef Topol n'a jamais renié ses origines modestes. Né dans le village de Poříčí dans la vallée de la rivière Sázava, il écoute avidement dès sa plus tendre enfance le parler des gens de la campagne dont la simplicité et la pertinence se refléteront plus tard dans les dialogues des personnages de ses pièces de théâtre :
« J'étais subjugué par le don extraordinaire des gens de la campagne de penser de façon métaphorique. Leurs paroles sont pleines de contenu. Les gens appuient leurs paroles sur toute leur vie intérieure. Être assis avec ces gens dans une brasserie et écouter leurs propos - les plus âgés parlaient de la Grande guerre, les moins âgés de la Seconde guerre mondiale - c'étaient des séances inoubliables. J'aime le dialogue, c'est-à-dire, le drame, et c'est pourquoi j'ai aussi une affinité pour la poésie qui est un discours direct. Et le discours direct, c'est la manifestation la plus directe de l'âme. »
Naissance d'un dramaturge
Le théâtre exerce depuis le début un fort attrait sur le petit villageois. Il entre en scène pour la première fois dans le rôle du petit lord Fauntleroy dans la troupe amateure de son village et il montera des spectacles avec les villageois pendant ses études de dramaturgie à Prague.
Josef est un jeune homme doué, mais farouche et replié sur lui-même. D'abord difficile et concentré sur sa vie intérieure, il trouve pourtant quelques grands amis et leur restera fidèle. Parmi ses amis, il y aura entre autres l'acteur Jan Tříska, le philosophe Josef Šafařík, le dramaturge Václav Havel, l'écrivaine Věra Linhartová, le poète Jiří Kuběna et le peintre Mikuláš Medek. Ce dernier dira à propos de la nature renfermée et secrète de son ami : « Josef, c'est une coquille qu'on ne peut pas ouvrir par la force. On doit attendre qu'elle s'ouvre toute seule. »Le jeune homme doué attire l'attention du célèbre metteur en scène Emil František Burian qui lui permet de présenter dans son théâtre sa première pièce intitulée Le Vent de minuit, une tragédie en vers inspirée par une ancienne légende tchèque. Il n'a que vingt ans, mais son talent est déjà évident. Un nouveau dramaturge tchèque est né. Son intérêt pour le sens profond de la parole et sa prédilection pour le dialogue le prédisposent à l'art dramatique :
« La parole est liée avec l'être humain. Par le dialogue on peut créer, comme chez Gogol, jusqu'au portrait physique de l'homme, et deviner s'il était gros, maigre ou trapu. J'ai toujours été attiré par la langue indépendamment du fait qu'on ne publiait pas mes textes et qu'on ne jouait pas mes pièces. »
Le Théâtre derrière la porte
La carrière du jeune dramaturge dont les pièces figurent déjà vers la fin des années 1950 dans le répertoire du Théâtre national de Prague, s' annonce prometteuse. Il commence à collaborer étroitement avec le metteur en scène Otomar Krejča et le spécialiste du théâtre Karel Kraus qui donnent de nouvelles impulsions au théâtre tchèque et le débarrassent des clichés et des lieux communs. En 1962, Josef Topol achève la pièce intitulé Konec masopustu – La Fin du carnaval. Ce drame paysan évoque sans complaisance la situation à la campagne tchèque après la collectivisation forcée de l'agriculture et dénonce l'effacement de l'identité de la vie paysanne et la perte des valeurs intemporelles du monde rural.En 196, Otomar Krejča décide de quitter la troupe du Théâtre national qui ne lui permet pas de réaliser et de développer ses conceptions novatrices. Il fonde un nouveau théâtre qui sera appelé Divadlo za branou (Théâtre derrière la porte). Josef Topol et Karel Kraus sont cofondateurs de cette nouvelle scène qui s'imposera rapidement en Tchécoslovaquie et en Europe comme un véritable atelier d'art dramatique. C'est pour l'excellente troupe de ce théâtre que Josef Topol écrira dans les années 1960 plusieurs pièces dans lesquelles il donne une vision profonde des relations humaines, de la vie et de la mort, de l'amour et de la haine. Souvent, il ne se considère même pas comme un auteur mais plutôt comme un témoin qui laisse ses personnages tout simplement vivre leur vie :
« L'auteur dramatique doit apprendre à écouter humblement ses personnages. C'est ce qui m'a probablement le plus amusé quand j'écrivais les dialogues. »
Un envol brisé
L'invasion soviétique en Tchécoslovaquie en 1968 et la « normalisation » de la vie dans le pays mettent fin à cette précieuse collaboration. Le théâtre est fermé, Josef Topol est réduit au silence et sa création ne reprendra jamais plus son envol antérieur. Le dramaturge et spécialiste du théâtre Jan Vedral résume :
« En 1971, il n'avait que 36 ans, il était à l'apogée de sa carrière et tout s'est terminé pour lui. Il était la voix de sa génération. Il exprimait les sensations et les sentiments de ses contemporains. »
Interdit de publication, Josef Topol cherche désormais à gagner sa vie par divers travaux et métiers. Sa situation se complique encore davantage après avoir signé la Charte 77, document appelant les dirigeants communistes à respecter les droits de l'homme. Son nom doit être désormais complètement effacé de la mémoire collective. Père de deux fils, Filip et Jáchym, il est cependant obligé de subvenir aux besoins de sa famille. Jan Vedral rappelle que pendant cette période difficile, Josef Topol a traduit encore des livres sous les noms d'emprunt de ses amis, et qu'il est finalement devenu tailleur de pierre :
« Ce poète lyrique, tendre et fragile finit par devenir manipulateur de compresseur pendant la restauration du pont Charles à Prague. Il disait que c'était un beau travail, mais il en a beaucoup souffert physiquement. Cela a pratiquement démoli sa colonne vertébrale et il a été obligé de demander une pension d'invalidité. »
Le chant du cygne
Ce n'est que vers la fin des années 1980 que la censure permet au Théâtre de Vinohrady à Prague de présenter une nouvelle pièce de Josef Topol. Elle s'appelle Hlasy ptáků (Les voix des oiseaux) et c'est un texte sur la recherche obstinée du sens de la création artistique et de l'existence humaine. C'est le chant du cygne de l'écrivain. Le régime communiste s'effondre en 1989, il peut désormais écrire et publier de nouveau ces textes, mais il se sent mal à l'aise dans la nouvelle époque et dans la nouvelle société et il cherche en vain une raison de poursuivre son œuvre :
« ...quand je dois parler, je crains que personne ne me comprenne. Je pense même que si je venais avec une nouvelle pièce, je ne trouverais pas de public. (...) Si je plongeais dans la langue comme le faisaient Beckett ou Ionesco, je ne trouverais pas de compréhension. »
Éloquent dans son mutisme
Une des voix les plus originales du théâtre tchèque s'est tue. En 1997, il publiera quand même encore un livre. Cet ouvrage inattendu révèle que pendant presque toute sa vie Josef Topol a écrit également la poésie. Ses poèmes apportent un nouveau témoignage sur la relation intime que l'écrivain entretient avec la langue qui n'est pas pour lui qu'un instrument de communication. La langue est pour Josef Topol, comme il dit, « l'état de l'âme ». Son livre intitulé simplement Básně (Poésies) remporte la première place dans l'enquête du journal Lidové noviny Le Livre de l'année.Josef Topol meurt en 2015 à l'âge de 80 ans. Le vide qu'il laisse dans la littérature tchèque ne sera pas comblé. Impossible de remplacer un auteur qui est resté éloquent même dans son mutisme. Jan Vedral conclut :
« Aujourd'hui nous ne savons pas très bien comment interpréter les pièces de Josef Topol parce que dans ces œuvres il y a une immense honnêteté intérieure et une très grande sensibilité. C'est donc saisissable uniquement pour les gens sensibles. J'ai l'impression que l'époque actuelle a dérogé au respect de la langue. (...) Je crois que nous avons perdu la sensibilité tout à fait élémentaire. Ainsi donc, dès 1990, lorsqu'on a commencé à exhorter Josef Topol à se remettre à écrire pour le théâtre, paradoxalement, il n'a écrit aucune nouvelle pièce. »