« Krychlič » : l’original de la gare de Pardubice, héros d’un documentaire touchant
« Krychlič », c’est le surnom donné à un personnage qui a longtemps fait partie du décor du hall de la gare de Pardubice. Celui qui s’appelait en réalité Václav Kulhánek est le héros du nouveau film documentaire de Silvie Dymáková.
« Krychlič » aura marqué des générations d’habitants de Pardubice – et de voyageurs passant par la gare de cette ville située à une centaine de kilomètres à l’est de Prague. En effet, c’est dès les années 1960 que ce personnage difficile à cerner aurait commencé à passer du temps dans le hall de cette gare – et impossible de le manquer, avec ses tenues tout sauf passe-partout, et surtout avec sa coiffure extravagante faite de cheveux de poupée et en forme de cube, une coiffure qui lui a d’ailleurs valu son surnom (« krychle », le cube).
Entouré de toutes sortes de rumeurs à propos de sa personne et de son histoire, intriguant et inquiétant à la fois, Václav Kulhánek, dit « Krychlič », est décédé au printemps 2021. Mais le nouveau film documentaire de Silvie Dymáková lève en partie le voile sur ce personnage légendaire. La réalisatrice explique ce qui l’a motivée à tourner ce film intitulé tout simplement « Krychlič », et rappelle quelques-unes des histoires qui circulaient à propos de ce protagoniste haut en couleur :
« Je suis journaliste et originaire de Bohême orientale. Je connaissais donc ‘Krychlič’ depuis toute petite ; à l’époque, il me faisait peur. A grandir, et à travailler dans les médias, je me suis dit que j’avais envie de faire la connaissance de cet homme, personnellement et professionnellement. J’avais envie de le filmer, mais aussi de découvrir ce qui se cachait sous ce masque. »
« Enormément de légendes circulaient à son propos. On disait par exemple qu’il passait du temps à la gare pour attendre sa mère décédée, ou bien parce que c’est de là que ses deux parents avaient été emmenés en camp de concentration et qu’il ne les avait plus revus, ou bien qu’ils étaient morts dans un accident ferroviaire, à côté du village de Stéblová… On entendait tout cela, et aussi qu’il avait été très amoureux d’une femme qui avait une coiffure semblable à la sienne, mais qu’elle l’avait envoyé sur les roses, et que c’est par tristesse qu’il portait la même coiffure que celle de son ex-petite amie… Mais rien de tout cela n’est vrai. »
Mais pour parvenir à filmer Václav Kulhánek, Silvie Dymáková a tout d’abord dû gagner sa confiance. La réalisatrice revient sur leurs premiers échanges :
« C’est en 2012 que je suis entrée en contact avec Václav pour la première fois. Nous nous sommes vus à la montagne Kunětická hora, et il m’a donné son accord pour le tournage de mon film. Mais le lendemain, il m’a envoyé un SMS me disant qu’il ne voulait plus jamais me voir, qu’il avait changé d’avis et qu’il n’y aurait pas de tournage. Cela m’a rendue vraiment très triste… Mais à l’époque, j’étais en train de terminer mon film documentaire Šmejdi ; je devais donc y consacrer toute mon énergie et tout mon temps. Néanmoins, j’avais toujours Václav dans un coin de ma tête. Et alors que la diffusion de Šmejdi approchait, j’ai appelé Václav, tout d’abord parce que je souhaitais lui donner les photos que nous avions prises lors de notre première rencontre, à Kunětická hora, mais aussi pour l’inviter à la première du film Šmejdi. Il y est venu, et c’est là que tout a commencé. »
Entre la réalisatrice et Václav Kulhánek, une véritable amitié s’est rapidement nouée. Amitié qui avait toutefois ses limites : Václav Kulhánek avait posé comme condition que la réalisatrice ne mettrait jamais les pieds à son domicile. Armé d’une caméra prêtée par celle-ci, c’est donc lui qui filme ce qu’il choisit de montrer de son intérieur, agrémentant ses prises de vues de commentaires très pince-sans-rire. Nous découvrons donc avec curiosité le monde d’un original, d’un ancien employé d’usine chimique, d’un érudit coquet, d’un collectionneur qui possédait plus de 15 000 disques vinyles (notamment de musique country américaine, dont il était grand amateur) et 2 000 cassettes vidéo. Avec même quelques incursions dans sa basse-cour. Silvie Dymáková :
« Sur l’affiche, on voit ‘Krychlič’ portant un costume rouge et un nœud papillon et tenant dans ses bras un coq. Son expression est celle qui la caractérisait tant : très narcissique et légèrement imbu de lui-même ! Et surtout, il a un coq dans les bras. Il adorait les coqs, il en avait plusieurs chez lui, une dizaine au moins, je ne sais pas combien exactement, cela changeait souvent… Il avait des poules, aussi. Et donc, sur l’affiche, on le voit tenant un coq, et comme on l’apprend dans le film, il avait un coq appelé Karel. En fait, il appelait toujours son coq préféré Karel. Et lorsque Václav se sentait triste, il faisait un câlin à son coq préféré, s’allongeait sous la couette avec lui, et ils s’endormaient ensemble. C’est ce qu’il m’a raconté. »
Outre les extraits choisis filmés chez lui par Václav Kulhánek, la réalisatrice le suit par exemple chez ses amis, à des concerts ou à des retrouvailles avec ses anciens camarades de classe. Il en résulte un film très personnel et touchant, une occasion aussi de nous frotter à l’altérité – et de l’accepter.
Si « Krychlič » passait autant de temps à la gare de Pardubice, pense la réalisatrice, c’était tout simplement pour être entouré. Il aimait la compagnie, mais il ne savait pas vraiment s’y prendre pour faire connaissance avec les autres. Il faut dire qu’il avait une façon un peu particulière d’envisager le monde :
« Il faut insister sur le fait que Václav était ce que Bohumil Hrabal a qualifié de ‘pábitel’, un ‘palabreur’. Un ‘pábitel’, c’est une personne qui déforme la réalité de façon à ce qu’elle lui convienne, pour qu’elle lui plaise. Václav voulait vivre dans un monde beau, et les opinions des autres passaient au second plan pour lui. Ce qui était important, c’était que les choses lui conviennent, à lui. Et il pouvait y avoir différentes versions en fonction de la personne à laquelle il s’adressait. Ainsi, la question ‘Pourquoi avait-il l’apparence qu’il avait ?’ peut avoir plusieurs réponses. Il disait souvent que c’était par rébellion, qu’il s’était laissé pousser les cheveux pour pouvoir ensuite les coiffer en forme de cube. Dans le film, nous parlons également d’une version qu’il m’avait donnée à plusieurs reprises : parce qu’il était amateur des films datant de la Première République tchécoslovaque, et qu’il adorait les acteurs de la Première République tchécoslovaque. Or ceux-ci étaient toujours très élégants et très beaux. Il voulait être élégant et beau lui aussi, et dans son monde, élégance et beauté étaient synonymes de ce qu’il avait créé sur sa tête ; pour être comme un acteur de l’époque. Même s’il avait quelque peu modifié son apparence. »
Homosexuel, Václav Kulhánek avait par ailleurs sa définition bien à lui du mot « relation ». Silvie Dymáková :
« Ce qu’il appelait ‘relation’ ou ‘partenaire’, c’était les rencontres agréables qui avaient marqué son cœur et son âme. Il n’entendait par là en aucun cas qu’une relation physique avait eu lieu. Ensuite, lorsqu’il affirmait qu’il avait eu 1500 partenaires, personne ne le comprenait. C’était sa version à lui ; il savait ce qu’il entendait par là. Mais les autres l’interprétaient différemment, chacun à sa façon… Malheureusement, cela a très mal fini avec une personne à laquelle il tenait énormément. »
Le film accorde ainsi une part importante à sa « relation » avec son ami Karel, mais aussi aux courriers très personnels qu’il adressait à un chanteur local qu’il admirait, Josef Sochor.
A la fin de ce film de 80 minutes accompagné du commentaire souvent ému de la réalisatrice, c’est de l’affection et une certaine proximité que l’on ressent pour le personnage de « Krychlič ». Tant et si bien qu’on regrette de ne pas avoir eu l’occasion de le rencontrer – ou d’avoir préféré l’éviter… Silvie Dymáková résume l’évolution de ses sentiments pour lui :
« Au tout début, pour moi, c’était un genre de démon, de personnage mythique qui fait peur uniquement parce qu’il existe. Pendant toute mon enfance, ‘Krychlič’ a été un croquemitaine. Mais cela a bien changé. Aujourd’hui, c’est une personne qui est très proche de mon cœur, et qui le sera toujours. Une âme splendide, mais blessée. »
A l’exception de quelques projections suivies d’une discussion, ce film documentaire n’a pas été prévu pour une distribution dans les salles de cinéma, mais pour une distribution sur Internet. Il est donc disponible sur www.krychlic.cz (pour 59 couronnes). Par ailleurs, le film viendra ouvrir la saison 2022 du cinéma en plein air de la ville de Pardubice.