La collection Prinzhorn ou quand les artistes modernes puisent leur inspiration dans l’art brut

August Natterer, Berger miraculeux

C’est notamment grâce aux efforts de Terezie Zemánková que l’art brut s’est frayé un chemin dans les galeries et musées en République tchèque. L’art brut, rappelons-le, c’est un terme proposé par Jean Dubuffet pour désigner les créateurs et artistes à la marge, non-académiques. La Maison à la cloche de Pierre expose cette fois, les oeuvres de la collection Prinzhorn. Hanz Prinzhorn était un psychiatre et historien d’art qui, entre 1919 et 1921, a rassemblé 5000 oeuvres de 450 artistes ou créateurs issus de plusieurs cliniques psychiatriques à travers l’Allemagne. Des créateurs qui, pour certains, finiront par se retrouver victimes des programmes d’euthanasie du régime hitlérien après avoir été présentés dans la tristement fameuse exposition ‘Entartete Kunst’. Hommage du vice à la vertu, celle-ci présenta en 1937 leurs oeuvres côte à côte avec celles de grands artistes européens expressionnistes ou surréalistes.

« Il y a deux ans, nous avions organisé une exposition de la collection abcd d’art brut de Bruno Decharme. Sa collection comprend l’art spirite, l’art des créateurs solitaires, mais ici, dans la collection Prinzhorn, il ne s’agit que d’artistes qui ont souffert de maladies mentales. »

Alors, on ne le voit pas trop dans cette salle, mais ce qui est frappant chez ces artistes, quand on regarde leur parcours, leur biographie et qu’on lit l’analyse de leurs œuvres, c’est qu’on retrouve chez nombre d’entre eux une forme de mysticisme, de religiosité...

« Oui, c’est vrai. Une partie des artistes d’art brut a tendance à se créer un monde parallèle qui leur permet de survivre. Cela veut dire qu’ils créent aussi leur propre dieu ou leur propre histoire, géographie, où ils se sentent eux-mêmes comme des dieux, comme des créateurs du monde... »

Ce qui est particulier pour ces artistes de la collection, mais je suppose pour d’autres également, c’est le contexte dans lequel ils s’inscrivent. Certaines de ces oeuvres, exposées ici, ont également été présentées dans le cadre d’une exposition très particulière. C’était en 1937, et c’était à Munich. Pouvez-vous nous rappeler de quelle exposition il s’agissait ?

« Cette exposition s’appelait ‘Entartete Kunst’, c’est-à-dire, l’art dégénéré. Cette exposition a été organisée par Joseph Goebbels et la propagande nazie, pour montrer que l’art moderne était pervers, dégénéré, malade. Pour soutenir cette idée, ils ont emprunté une partie de la collection Prinzhorn pour montrer grâce aux similitudes qui existaient entre l’art moderne et l’art des malades mentaux, que l’art moderne était aussi malade... »

Ce qui est paradoxal, c’est que ces mêmes artistes modernes, surréalistes ou expressionnistes, sentaient une véritable proximité avec ces artistes qui faisaient de l’art brut...

« Tout à fait, au début du XXe siècle, ces artistes ont rejeté tout ce qui était académique et essayait d’imiter le réel. Ils ont essayé de faire un art subjectif, émotionnel, expresionniste. Hanz Prinzhorn a été très influencé par les idées expressionnistes et c’est à travers ce prisme qu’il a sélectionné les oeuvres de sa collection. En 1922, il a publié un livre qui s’appelait ‘La création des malades mentaux’, qui est devenu très populaire auprès des artistes, pas seulement en Allemagne, mais aussi en France parmi les Surréalistes qui puisaient leur inspiration de la création des malades mentaux. Ici, à l’exposition, on peut voir d’ailleurs quelques exemples de cette influence, comme une reproduction d’une oeuvre de Max Ernst par rapport à l’original d’August Natterer. On peut voir des reproductions de Jean Dubuffet face à celles d’Heinrich Anton Müller qui l’a beaucoup influencé. On peut voir des reproductions de Paul Klee et d’autres qui ont été influencés directement par les œuvres de la collection Prinzhorn. C’est parce que l’art des malades mentaux, la création des enfants et l’art qu’on dit ‘primitif’ ou ‘primaire’ étaient la source d’une liberté créative totale, ce que cherchaient justement les artistes modernes. »

Et le créateur Josef Forster, contrairement à d’autres artistes a connu un destin plus favorable. Certains autres artistes ont été victimes de la fureur nazie...

« Josef Forster a échappé à ce destin parce que sa soeur l’a ramené à la maison en 1942 pour le protéger du programme d’euthanasie. Vingt artistes de la collection Prinzhorn sont morts dans ce programme. Le directeur de la clinique de Heidelberg, Karl Schneider, était l’iniateur de ce programme. C’était la même clinique où exerçait Hanz Prinzhorn, mais dans les années 1930 il était déjà décédé. Il est mort en 1933. Donc il n’a rien eu à voir avec ce qui s’est passé avec sa collection après sa mort. »

Nous nous trouvons au deuxième étage du musée. Comment avez-vous conçu cette deuxième partie de cette exposition ?

« Ici, l’auteur de la conception est Ivana Brádková, la deuxième commissaire de l’exposition. Elle a simulé, reproduit l’entrée dans l’exposition Entartete Kunst. Dans la deuxième salle, on montre des reproductions de la brochure qui a été publiée à cette occasion. Le jour d’avant l’ouverture de l’exposition Entartete Kunst avait été inaugurée une autre exposition à Munich présentant l’art allemand. Elle se trouvait juste à côté de l’exposition Entartete Kunst. C’était pour montrer la différence entre l’art moderne, l’art des malades mentaux et l’art officiel nazi. »

Comment cette collection de Hanz Prinzhorn a-t-elle été redécouverte ?

« En 1955, la collection a été redécouverte dans le grenier de la clinique de Heidelberg. Huit ans après, en 1963, Harald Szeemann, le grand historien d’art suisse, a emprunté quelque 250 oeuvres pour les exposer à Berne. On peut considérer ce moment comme la résurrection de la collection, car c’était la troisième fois que les ces oeuvres se sont retrouvées mises côte à côte avec de l’art moderne. Aujourd’hui le contexte est favorable et fait des oeuvres de la collection Prinzhorn une partie intégrante de l’art du XXe siècle. »

L’exposition à la Maison à la Cloche de pierre, place de la Vieille-Ville, s’achèvera le 3 mai.