« La concentration des pouvoirs d’Andrej Babiš est supérieure à celle de Silvio Berlusconi à l’époque »
La nouvelle est sortie vendredi soir dans Le Monde qui, avec le quotidien britannique The Guardian, a eu accès à une note confidentielle du service juridique de la Commission européenne. Les auteurs de cette note estiment que le Premier ministre tchèque Andrej Babiš se trouve dans une situation de conflit d’intérêts et qu’il se livre à un « mélange des genres » entre politique et affaires, peu compatible avec la législation européenne… et les règles démocratiques.
Pourtant, les juristes qui ont travaillé sur le dossier semblent sûrs de leur fait : au total, les compagnies Agrofert et Group Agrofert ont perçu « une quantité significative de fonds structurels européens, dont approximativement 42 millions d’euros en 2013 et 82 millions d’euros en 2017 », d'après le service juridique de la Commission. Des sommes que la République tchèque pourrait être tenue de rendre à terme si la violation de la législation européenne est confirmée.
Engagé en politique depuis 2011, l’ancien ministre des Finances du gouvernement Sobotka et actuel Premier ministre Andrej Babiš, qui a fait fortune avec son groupe agro-alimentaire, est soupçonné d’utiliser sa position privilégiée au sein du gouvernement tchèque pour « diriger et influencer les prises de décision liées à la mise en œuvre des fonds venant du budget de l’Union européenne ».
David Ondráčka est directeur de la branche tchèque de l’ONG Transparency International. Il nous rappelle en quelques mots de quoi il retourne :
« Andrej Babiš est aujourd’hui un homme politique dans une situation de domination. C’est aussi un important et riche homme d’affaires avec plus de deux cents entreprises. Il est aussi propriétaire de médias influents. Cette concentration des pouvoirs est supérieure à celle de Silvio Berlusconi à l’époque. Il est également le plus grand bénéficiaire des subventions européennes. Le conflit d’intérêts est donc à tous les niveaux. »Un des reproches qui est fait à Andrej Babiš, c'est donc le « mélange des genres » et de porter plusieurs casquettes. Le chef du gouvernement tchèque userait de sa position pour influencer des prises de décision liées à des fonds du budget de l'Union européenne. Pouvez-vous nous en dire plus ?
« Babiš est le plus grand bénéficiaire de subventions européennes. Or au niveau européen, il a le pouvoir de co-décider du budget européen, il a le pouvoir de décider de l’attribution des fonds agricoles qui peuvent ‘atterrir dans sa poche’. Il peut décider du plafond des subventions agricoles par exemple. A Prague, il a le pouvoir d’influencer la sélection des principaux responsables affectés au contrôle et l’audit des projets subventionnés par l’Union européenne. J’estime que c’est là une situation absurde et surtout, encore une fois, une situation de conflit d’intérêts énorme. »
Et, si je ne trompe pas, il préside également une commission qui décide de l’attribution des subventions européennes…
« C’est bien cela, oui. »
Rappelons qu'en septembre dernier, Transparency International avait déjà envoyé une lettre de signalement à la Commission européenne, suggérant qu’Andrej Babiš contrôlerait toujours son groupe agro-alimentaire Agrofert, malgré le placement de ses actifs dans des fonds fiduciaires. Les conclusions récentes des juristes de la Commission européenne sur l'existence réelle de ce conflit d'intérêt viennent en réponse à votre lettre de signalement. Comment avez-vous réussi à déterminer cet état de fait?
« Nous avons utilisé les informations disponibles dans les registres publics, notamment concernant la création de ces fonds fiduciaires. Et notre conclusion est claire : il exerce toujours un rôle de contrôle sur les activités de ses entreprises et enfreint donc les lois tchèques et européennes. Nous estimons qu’Agrofert n’a pas à bénéficier de subventions européennes. L’enquête de la Commission européenne a officiellement commencé et les juristes de la Commission constatent la même chose que Transparency International. Mais nous devons attendre la décision finale de la Commission. »
Andrej Babiš fait l'objet de poursuites judiciaires dans l'affaire dite du Nid de cigognes, où ce centre récréatif lui appartenant aurait bénéficié frauduleusement de fonds européens destinés aux PME. Est-ce lié ?
« Il s’agit d’une affaire criminelle en cours, dans laquelle sa famille est impliquée dans un rôle de prête-noms. A l’heure actuelle, la pression sur la police qui enquête est énorme. C’est une situation très compliquée mais il faut que cette affaire se retrouve devant les tribunaux bientôt. »
Malgré ces nombreuses révélations récentes concernant Andrej Babiš, et de nombreuses manifestations appelant à sa démission, la cote de popularité du Premier ministre ne semble pas diminuer. Comment l'expliquez-vous et pensez-vous que ces nouvelles révélations le mettent en danger à plus long terme ?
« Il est vrai qu’Andrej Babiš a été élu de façon légitime, et également que l’opinion publique a été extrêmement déçue par les précédents gouvernements. Notre objectif est de renforcer le système démocratique et le respect des règles. Personnellement, j’estime qu’il ne survivra pas à la tête du gouvernement : cette enquête est très grave pour lui. »