La démographe Jitka Rychtaříková : les Tchèques font peu d’enfants et c’est un risque
Professeur à l’Université Charles, Jitka Rychtaříková est une des plus grandes spécialistes tchèques de la démographie. Elle y est arrivée un peu par hasard, alors qu’elle était étudiante en géographie, en s’intéressant aux résultats du recensement de 1970 dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Parfaitement francophone, Jitka Rychtaříková a eu ensuite l’occasion d’étudier la démographie en France, discipline à l’époque encore non-indépendante dans son pays d’origine. A l’issue de ce séjour, elle a obtenu, en 1976, le diplôme de démographie générale à l’Université de Paris I. Radio Prague a rencontré Jitka Rychtaříková dans son bureau à la Faculté des Sciences naturelles, dans le quartier pragois d’Albertov. Avant de nous donner quelques explications sur l’évolution, ces trente, quarante dernières années de la situation démographique en République tchèque et en France, Jitka Rychtaříková a, bien sûr, évoqué ce premier séjour à Paris qui allait déterminer sa future carrière scientifique.
J’imagine que c’était plutôt exceptionnel, au milieu des années 1970, qu’une étudiante tchèque obtienne une bourse dans un pays occidental...
« C’était tout à fait exceptionnel et très difficile à organiser. A l’époque, il n’y avait pas de programmes d’échange. Personnellement, j’étais invitée par l’INED. Administrativement, c’était assez compliqué et de ce fait, je suis arrivée à Paris plus tard que prévu. »
Qu’est-ce que ce séjour d’études à Paris vous a apporté au niveau scientifique ?
« J’ai été à Paris de 1975 à 1976. A cette époque-là, la démographie française était mondialement réputée. Moi, j’ai eu la possibilité d’étudier la démographie générale à l’Université Paris I, à l’Institut de démographie, et en même temps, j’étais stagiaire à l’Institut National d’Etudes Démographiques. Je me sers encore aujourd’hui des expériences acquises en France. Je préfère la démographie française, orientée vers le contenu. Pour elle, les méthodes ne sont que des instruments qui permettent de découvrir la vérité démographique. »
Plus généralement, quels sont les souvenirs que vous avez gardés de cette année passée à Paris ? Vous aviez alors 26 ans...
« Quand je suis arrivée à Paris, je me suis sentie heureuse et libre. Pour la première fois de ma vie, j’étais indépendante, j’avais un petit un logement à moi... Surtout, j’avais cette possibilité d’étudier et de travailler sur ce qui m’intéressait. C’était fantastique. »
Vous n’aviez pas envie de rester ?
« Bien sûr, vu la situation politique en Tchécoslovaquie... Mais le problème était qu’ici, à Prague, de nombreuses personnes ont dû garantir mon retour. J’ai été payée par l’Etat français et l’objectif de mon séjour était que je revienne dans le pays et que j’y applique ce que j’avais appris à Paris. Dans ces conditions, il me paraissait malhonnête de ne pas revenir. »
Les années 1970, c’est l’époque du baby-boom en Tchécoslovaquie. Je me souviens que vous avez dit, au cours d’une interview, que la Tchécoslovaquie avait élaboré un système tellement efficace d’aide aux familles que des spécialistes français venaient ici pour s’inspirer. C’était bien cela ?« Oui, c’est justement Roland Pressat qui était le premier à venir. Il a été suivi du directeur de l’INED, Gérard Calot. Effectivement, ils sont venus étudier nos mesures natalistes, car à l’époque, l’indicateur conjoncturel de fécondité qui représente le nombre moyen de naissances vivantes par femme était plus bas en France qu’en Tchécoslovaquie. Les Français s’intéressaient au réseau d’établissements préscolaires pour enfants, très large avec toutes les crèches et les écoles maternelles qui existaient dans le pays, qui étaient accessibles à tous et ne coûtaient presque rien aux parents. Aussi, le gouvernement avait introduit le congé parental, une nouveauté qui n’existait nulle part, de même que des prêts très avantageux dont pouvaient bénéficier les nouveaux mariés : les intérêts étaient bas, il y avait un montant déductible à la naissance d’un enfant etc. Relativement, la Tchécoslovaquie d’alors était un pays assez avancé dans le domaine de la politique familiale. Les Français s’en sont inspirés et maintenant, ils ont 2 enfants par femme, tandis que la République tchèque n’a enregistré, en 2011, que 1,4 naissances vivantes par femme. Par conséquent, la République tchèque aura moins de gens à l’âge actif, mais aussi cela influencera le vieillissement démographique : ici, la proportion des personnes âgées augmentera beaucoup plus rapidement qu’en France. »
Quel est alors, d’après vous, le principal changement démographique en République tchèque depuis la chute du régime communiste ?
« Tout d’abord, c’est cette baisse de l’indicateur conjoncturel de fécondité : celui-ci est tombé de 1,9 enfants par femme à 1,4 enfants enregistrés actuellement (le chiffre le plus bas étant celui de 1999, où la République tchèque n’a compté que 1,1 enfants par femme, ndlr). Parallèlement, nous avons assisté à des changements structurels, tels que l’augmentation de naissances hors mariage : leur nombre est passé de 10% à 42%. J’aimerais évoquer un fait intéressant qui concerne les remariages des personnes divorcées : en République tchèque, nous observons l’égalité des genres, c’est-à-dire que pour une femme divorcée, la probabilité de se remarier est la même que pour un homme divorcé. Ce qui n’est pas le cas par exemple en Slovaquie ou dans d’autres pays, où les personnes divorcées préfèrent la cohabitation avec leurs nouveaux partenaires. Sinon, concernant la mortalité, depuis le début des années 1990, l’espérance de vie a augmenté d’environ sept ans pour les hommes et de cinq ans pour les femmes. Ce qui est dû plutôt à l’amélioration des soins médicaux qu’au changement du style de vie. Par ailleurs, la République tchèque a un taux de mortalité infantile extrêmement bas : 2,7 décès pour 1000 naissances vivantes, ce qui est même moins qu’en France. »Les résultats dont nous venons de parler, étaient-ils prévisibles, pour vous, les démographes, il y a vingt ans ?
« En ce qui concerne la fécondité, au début des années 1990, personne ne pouvait prédire cette évolution-là. Nous savions que la situation serait certainement difficile pour les femmes, au niveau de la conciliation de la vie professionnelle et familiale. Mais il aurait été très bien possible que les femmes soient nombreuses à rester à la maison et à s’occuper des enfants. Ce scénario ne s’est pas réalisé… »
Le fait que les Tchèques fassent peu d’enfants, est-ce, selon vous, une preuve de responsabilité ou d’égoïsme ?
« A mes yeux, c’est plutôt une preuve de responsabilité. Dans la société tchèque, les parents veulent toujours que leurs enfants aient une meilleure vie qu’eux-mêmes, ils sont assez attentifs au choix des écoles par exemple. Et les dépenses pour la scolarité et les activités des enfants représentent une partie importante du budget familial. Aussi, les gens ressentent une absence de continuité en matière de politique familiale : les gouvernements se succèdent et suppriment, chacun à leur tour, certaines décisions prises par le cabinet précédent. Dans les sondages, les Tchèques affirment qu’ils veulent avoir des enfants, mais la réalité est toute autre. »Une question plus personnelle, tant que nous parlons de natalité : avez-vous des enfants ?
« Oui, j’ai une fille. »
Comment avez-vous réussi à concilier carrière et famille dans votre vie ?
« Ma fille est née en 1977, à l’époque du deuxième baby-boom en République tchèque. Comme je l’ai déjà dit, à cette époque-là, il était beaucoup plus simple de mener une vie professionnelle tout en s’occupant des enfants. Alors oui, ma fille a fréquenté la crèche et l’école maternelle, tout s’est passé sans problèmes. »
Au printemps 2013, Jitka Rychtaříková donnera, en tant que professeur invité, des cours de master à l’Institut de démographie de l’Université de Paris I.