La Dernière nuit de Jeanne d’Arc : une pièce de théâtre clandestine remplie d’espoir sous le communisme
C’est l’histoire d’une toute jeune fille qui, dans la France du début du XVe siècle, inversa le cours de la Guerre de Cent ans en rendant victorieuses les troupes françaises contre les armées anglaises, avant de finir sur le bûcher pour hérésie. C’est l’histoire d’une toute jeune fille qui, à 13 ans, dans la Tchécoslovaquie « normalisée » après 1968, a découvert le destin de la Pucelle d’Orléans et s’y est totalement identifiée au point d’habiter entièrement le personnage de théâtre qu’elle en a tiré à partir de la pièce de George Bernard Shaw sur la dernière nuit de Jeanne d’Arc. Avec ce spectacle, Marie Pištěková a sillonné son pays pendant une dizaine d’années, jouant clandestinement pour un public réceptif aux similitudes entre l’histoire de la Tchécoslovaquie occupée et celle de la France médiévale sous le joug des Anglais. A l’occasion du Jour de l’An et alors qu’en 2019 nous célébrerons le 30e anniversaire de la révolution de Velours, Radio Prague vous propose de commencer l’année sur une note d’espoir lumineuse en retraçant l’épopée de cette pièce qui, dans les années 1980, a ému jusqu’au futur président tchèque et dissident d’alors Václav Havel.
« Je m’appelle Marie Pištěková, je suis actrice, auteure dramatique et metteuse en scène. Je suis finalement aussi réalisatrice car j’ai aussi tourné un film en français. Je suis né à Ostrava, en Moravie-Silésie. »
Et vous vivez depuis les années 1990 en France…
« Oui, depuis 1995. J’ai été invitée en France par l’ambassade de France à Prague. A l’époque je jouais en effet une pièce intitulée La dernière nuit de Jeanne d’Arc, en tchèque. Je l’ai jouée des années sous le communisme, partout dans le pays. Et donc je l’ai aussi apprise également en français, par cœur, syllabe après syllabe, mot à mot. »On reviendra dessus après, car c’est la raison pour laquelle nous vous avons invitée. Avant de rentrer dans les détails de cette pièce et de son histoire qui est fascinante, je voulais vous poser une autre question : cette année, nous avons fêté les 50 ans du Printemps de Prague et de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie. Quels sont vos souvenirs de l’époque ? Vous étiez petite, mais avez-vous des souvenirs de ce mois d’août 1968 ?
« Je me souviens très bien, j’étais une petite fille et je me suis réveillée, ma mère est venue toute tremblante et nous a dit : ‘J’ai peur qu’il n’y ait la guerre, il y a des chars à Ostrava devant la mairie principale et devant la radio’. Nous étions tous étonnés, nous étions jeunes et nous étions tous bouleversés. A ce moment-là, j’étais très inquiète pour la suite. Je ne pourrais jamais oublier l’année 1969, parce que c’est l’année où Jan Palach s’est immolé ici à Prague sur la place Venceslas. J’étais touchée comme jamais, et tout a commencé à s’accélérer là-bas. Il n’y a pas seulement Jan Palach qui s’est immolé, mais aussi un jeune garçon, Jan Zajíc, ainsi que d’autres dans d’autres pays, comme en Pologne. »
Cet événement a eu une influence sur votre vie par la suite, c’est ce que vous voulez dire. Vous êtes venue au théâtre par la suite. Comment cet événement a donc eu une influence sur cela aussi ?
« Le théâtre c’était plus tard. A l’époque j’étais vraiment une jeune fille. Et j’étais encore au collège. J’étais bouleversée par la mort de Jan Palach. Ce genre d’acte n’est pas courant chez nous. Ce type de protestations, on les voyait plutôt ailleurs, en Asie par exemple. Tout le monde a été touché. A l’école où j’allais, nous étions tous concernés. C’est très difficile d’imaginer aujourd’hui. A cette époque j’ai lu une pièce intitulée Sainte Jeanne de George Bernard Shaw. Cela a été un autre bouleversement. La similitude de la situation de la Tchécoslovaquie à l’époque avec le destin de Jeanne d’Arc à l’époque médiévale m’a sauté aux yeux. Je me suis identifiée à la situation de Jeanne et aussi dans la situation du pays. J’ai commencé à faire du théâtre à côté du lycée au Conservatoire populaire. Ce qui était étonnant, c’est que l’animateur de ce cours nous a distribué des rôles, pour apprendre des monologues. A un garçon, il a dit : ‘tu peux apprendre Romeo et Juliette’. Moi, il m’a regardée et m’a dit : ‘Jeanne d’Arc, par Jean Anouilh ou George Bernard Shaw, comme vous voulez !’ »Est-ce qu’il savait que vous aviez lu la pièce ?
« Pas du tout ! Il m’a simplement regardée. Je me suis dit : mince alors ! »
C’était le destin…
« Oui, c’était vraiment le destin. J’ai appris en tchèque par cœur toute la pièce de George Bernard Shaw. Il y a une vingtaine de personnages dedans. Comme j’étais seule je me suis demandé comment faire pour jouer cette pièce. Je l’ai totalement adaptée, avec mes propres idées, mais George Bernard Shaw comme colonne vertébrale. Pour les personnages, j’ai utilisé des bûches. Une bûche représentait Robert de Baudricourt, une autre le Dauphin, etc… Ensuite toutes ces bûches me servaient à faire le bûcher. Tout était symbolique à l’époque. Ça, c’était la toute première mise en scène de la pièce. J’en ai fait d’autres plus tard. Je n’avais pas l’épée comme aujourd’hui, mais un cierge, symbole de la vie, de la lumière qui éclaire les ténèbres qui étaient autour de nous. Plus tard, j’ai fait des études à l’école d’art dramatique de Brno. Mais je l’ai fait pour Jeanne… Personne ne savait que je faisais cela uniquement pour Jeanne. J’étais très timide. Je voulais être peintre auparavant… »
Un peintre n’est pas exposé aux regards du public…
« Nous étions plusieurs personnes inscrites pour les examens d’entrée à l’école. Ils ont annoncé qu’ils ne prenaient que huit étudiants. J’ai été parmi ces personnes. Pour moi, c’était un miracle, car mon père était ouvrier… A l’époque, beaucoup de choses passaient par la corruption, or je n’ai bénéficié d’aucune aide, d’aucun piston ! Quand j’ai été prise, je me suis dit que c’était mon destin à cause de Jeanne. J’ai vaincu, difficilement, ma timidité et je me suis consacrée complètement à cela. J’ai fait mes études, mais à cette époque-là déjà, j’ai commencé à jouer Jeanne d’Arc clandestinement. »C’était une de mes questions : cette pièce de Jeanne d’Arc est le projet d’une vie entière pour vous, vous avez sillonné toute la Tchécoslovaquie pendant plusieurs années avec cette pièce en la jouant clandestinement çà et là…
« Exactement. Je l’ai jouée partout, j’ai traversé ce pays en long, en large et en travers… Cela a commencé à Ostrava d’abord, dans un grenier qui appartenait à l’appartement que louait ma sœur. Ce grenier privé était rempli à ras bord de multiples objets. Les anciens locataires y avaient laissé tout leur bazar. Avec ma sœur, je l’ai complètement vidé. J’ai repeint les murs en noir, les poutres en blanc. Et j’y ai créé un théâtre privé clandestin. Le tout premier spectacle de Jeanne, c’était là-bas… »
Comment les gens savaient-ils que cette pièce était jouée clandestinement, à quel endroit ? Comment se transmettait l’information ?
« Par le bouche à oreille. Tous nos amis étaient contre le régime. Je leur ai parlé du spectacle, La dernière nuit de Jeanne. On a invité des spectateurs dans la nuit, chez mes parents. Leur appartement était à quelques mètres de l’endroit où allait se jouer la pièce. On se méfiait de la StB (la police politique communiste, ndlr), donc on faisait cela la nuit, pour ne pas être vus. Cinquante personnes sont venues comme cela, silencieusement, dans notre appartement. Ma mère avait fait des gâteaux et du thé pour les accueillir. Ensuite, ils ont silencieusement traversé la rue pour aller assister au spectacle dans le grenier d’en face. »
La StB ne vous a jamais attrapée ?
« Non. »
Je crois savoir que dans les années 1980, vous avez joué devant Václav Havel, dissident et dramaturge et dont personne n’imaginait à l’époque qu’il serait un jour président…
« Absolument. C’était à Prague, dans l’underground praguois. Tous les dissidents étaient là, comme Petr Pithart, Václav Havel etc. Havel a vu deux pièces : La dernière nuit de Jeanne, et Le Petit prince de Saint-Exupéry. Il était très ému et je n’oublierai jamais la phrase qu’il m’a dite après le spectacle : ‘Je n’aurais jamais imaginé qu’une fille des montagnes puisse me faire pleurer’. Et nous nous n’imaginions en effet pas qu’il deviendrait un jour président… »
On saute un peu dans le temps. Il y a une deuxième partie de votre vie. Vous êtes partie en France dans les années 1990 où vous vivez depuis. Vous y avez été invitée à jouer votre pièce en France et en français. Vous l’avez jouée dans des conditions incroyables puisqu’en réalité vous ne parliez pas français…
« Exactement. D’ailleurs je ne parle toujours pas très bien (rires). A l’époque, je ne parlais pas français. Des anciens émigrés de 1948 et 1968 m’ont invitée en France avec une seule condition : apprendre le texte en français. Ils m’ont traduit le texte en français, et je vous dis franchement, je l’ai appris entièrement de manière phonétique, mot à mot. Une heure et quinze minutes, seule sur la scène, à jouer en français. C’était la folie totale mais j’ai réussi. Le tout premier spectacle était à Domrémy… »
Domrémy qui est donc le lieu de naissance de Jeanne d’Arc…
« Après j’ai joué à Paris, Versailles… Régine Pernoud est venue voir le spectacle… A l’époque, elle pensait que je parlais français alors que ce n’était pas le cas. A Versailles, elle est venue me voir dans la loge, m’a raconté quelque chose en français. Je n’ai compris qu’un seul mot ‘fatiguée’. Je me suis souvenue dans ma tête : ‘page 13, je suis fatiguée de ce procès’. Je me suis dit qu’elle devait penser que j’étais fatiguée d’être seule sur la scène. Je lui ai demandé si elle parlait anglais et elle était totalement choquée que je ne parle pas un mot de français. »Je vous envie d’avoir rencontré Régine Pernoud, une des plus grandes médiévistes françaises, malheureusement décédée aujourd’hui…
« Oui, elle a écrit tant de livres sur le Moyen-âge et sur Jeanne d’Arc… »
Grâce à cette pièce, vous n’avez pas seulement rencontré Régine Pernoud, mais également le comédien Robert Hossein qui vous a invitée à venir jouer au Théâtre de Marigny.
« Oui, c’était en 2005 pendant l’été. Je donnais des stages de théâtre en Bretagne. J’ai reçu un message sur mon téléphone que je connais toujours par cœur : ‘Salut, je m’appelle Robert Hossein…’ Sur le moment je n’ai même pas très bien compris qui parlait, je pensais que c’était un stagiaire ! Ce jour-là, j’étais pressée, je devais chercher ma mère à la gare. Et puis, je me suis rappelé qu’il parlait de Jeanne d’Arc. J’ai réécouté le message et là… j’ai couru chez ma voisine pour lui demander si elle entendait bien ce que j’entendais aussi. J’ai donc contacté comme il me le proposait son attachée de presse. J’étais vraiment flattée : il m’a proposé de jouer au Théâtre de Marigny. Il avait aussi entendu parler de la pièce par le bouche à oreille… Je n’oublierai jamais. »
Combien de fois avez-vous joué cette pièce ?
« En Tchécoslovaquie, j’ai donné plus de 500 représentations. En France, je ne sais plus. Beaucoup, mais peut-être pas autant que dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Mais à coup sûr plus d’une centaine de fois. »
Qu’est-ce que cette pièce a apporté à votre vie ?
« La joie et le plaisir de jouer. Ce personnage est immense. Le problème c’est que Jeanne d’Arc a beaucoup été récupérée politiquement. Chez nous, non. Chez nous, elle est le symbole de la vérité, de l’amour, de la liberté. A l’époque, je l’ai jouée contre toute la bêtise, la lâcheté qu’il y avait dans notre pays. Dans cette pièce, je disais aux gens qui étaient venus me voir : ‘Courage ! Courage et foi !’ C’était vraiment très fort. Je me suis demandé ce que je pouvais dire avec cette pièce encore aujourd’hui. A mon âge, je pourrais être la grand-mère de Jeanne d’Arc ! Mais que peut-elle apporter aux gens aujourd’hui, alors que nous sommes libres et vivons dans un pays démocratique ? Cette pièce parle aussi de la solitude contre un pouvoir plus grand. Jeanne d’Arc est en fait une Antigone médiévale. Elle dit non face à tous les gens qui disent oui, oui, pour avoir le calme. Elle ne peut pas dire oui si c’est non, ou non, si c’est oui. »