La fin de l’avant-garde ? ou comment montrer l’aliénation et la réalité de la guerre
Jusqu’au 25 septembre, le deuxième étage de la Bibliothèque municipale, propose une exposition intitulée : La fin de l’avant-garde ? Des accords de Munich au putsch communiste. Entretien avec l’une des commissaires de l’exposition, Anna Pravdová.
Anna Pravdová, vous êtes historienne de l’art, nous avons eu l’occasion de nous rencontrer déjà à plusieurs reprises par rapport à votre travail. Vous êtes l’une des commissaires d’une exposition qui se déroule à l’heure actuelle à la Bibliothèque municipale de Prague. Son titre : La fin de l’avant-garde ? Des accords de Munich (1938) au putsch communiste (1948). Le point d’interrogation est important, pourquoi ?
« Par rapport au titre, et au point d’interrogation, je voudrais dire que la commissaire principale de l’exposition, c’est Hana Rousová, qui a choisi en tout cinq commissaires en tout pour travailler sur le projet. Je dis cela car son travail de manière générale est intéressant, elle pose des questions, elle pose des problèmes, elle ne veut pas apporter des réponses toutes faites. Elle veut au contraire s’interroger. Quand on lui a proposé de monter ce projet, elle n’a pas voulu travailler toute seule sur cette période qu’elle connaît pourtant parfaitement. Elle a plutôt voulu ouvrir un débat avec d’autres historiens de l’art. C’est pour cela qu’elle s’est entourée d’une équipe. Et c’est pour cela qu’il y a un point d’interrogation dans le titre parce que ce projet veut poser de nouvelles questions et des problèmes. Le but n’était pas de montrer comment c’était pendant la guerre, mais de voir quelles questions cela peut susciter aujourd’hui. »
Il faut préciser que c’est une jeune, très jeune, génération d’artistes, qui crée en grande partie pendant la deuxième guerre mondiale. C’est donc une création très marquée par le contexte historique. Est-ce que vous pourriez nous présenter quelques artistes phares de cette génération ?
« C’est une remarque importante de dire que c’était des artistes très jeunes qui, pour la plupart, étaient peu connus à l’époque. C’est difficile de présenter des figures phare. Je vais plutôt vous présenter quelques groupes ou cercles d’artistes importants. Il y a bien sûr beaucoup d’artistes du groupe 42, qui porte le chiffre correspondant à l’année de sa création, avec des personnalités comme Kamil Lhoták, František Hudeček, ou encore Jiří Kolář, mais en tant que poète à l’époque, Jan Smetana et autres. Un autre groupe était composé de jeunes artistes qui faisaient beaucoup d’expérimentation, des performances. Dans la dernière partie de l’exposition, on voit des photographies d’une œuvre appelée Řádění. Il s’agissait de sortes de performances, de scènes dans les appartements que les jeunes artistes faisaient et que des photographes prenaient en photo. L’architecte de cette exposition est aussi un artiste, Zbyněk Baladrán. Il a réactualisé cet événement qui s’est fait pendant la guerre dans les vidéos projetées au-dessus des photos d’époque. L’événement a été réinterprété par un artiste contemporain. Un autre groupe a vu le jour pendant la guerre : Sedm v říjnu (Le 7 octobre) parmi lesquels se trouvaient Vaclav Hejna, un artiste dont beaucoup de toiles sont occupées ici, Pavel Kropáček, un historien de l’art dont on voit plusieurs portraits, qui était dans la résistance, a été arrêté et déporté. On lui rend une forme d’hommage dans cette exposition. »
On disait que ce sont des œuvres un peu indissociables du contexte historique. Quels sont les thèmes qui intéressent ces artistes. On suppose qu’une grande place est accordée aux conditions de vie pendant la guerre, à la grisaille sous le Protectorat…
« Je pense que la grisaille se voit surtout dans les couleurs choisies. L’exposition est assez sombre. Dans les thèmes, on retrouve beaucoup celui de l’aliénation sous différentes formes : la solitude, l’amour et ses différentes formes d’expression pendant la guerre. On voit qu’il y a beaucoup de tristesse, de solitude… »
On y sent beaucoup de mélancolie aussi…
« Exactement. Une autre façon d’exprimer cette étrange position dans le monde ressentie par les artistes de l’époque, c’est la théâtralisation du monde. On voit ça dans la partie choisie par Vojtěch Lahoda. Il y a toute une série de scènes de théâtre mais très solitaires. C’est plutôt cette atmosphère que l’on ressent dans les œuvres. Il y a aussi l’expression de la brutalité. Les photographies expriment cela très bien. Ce qui est intéressant, c’est également l’esthétisation de la réalité brutale. Avant la déportation des Juifs de Tchécoslovaquie, ceux-ci ont été rassemblés, tous leurs biens ont été confisqués. Il y avait un centre de tri où travaillaient des Juifs, ils triaient tous les objets. Quelqu’un qui travaillait dans ce centre de tri a photographié tous ces objets mais de manière très artistique et géométrique. C’est une manière d’esthétiser l’horreur qui peut nous paraître très surprenante, mais qu’on peut comprendre. Il s’agit peut-être de quelqu’un qui était concerné de près à l’époque, qui a peut-être été déporté par la suite. C’était peut-être une façon de transcender et surmonter cette terrible réalité en la rendant esthétique, organisée, géométrique. Il y a même quelqu’un qui a ensuite pris ces photos et en a fait des collages qui sont presque d’avant-garde au niveau formel. C’est très étonnant de faire ça avec ce genre de photographies. Il y avait donc différentes façons de surmonter cette période qui a dû être très difficile à vivre. »
Chaque commissaire a eu le loisir de choisir ce que cette jeune génération d’artistes lui inspirait. Anna Pravdová, vous vous êtes intéressée à un événement particulier : en juin 1946, la galerie La Boétie à Paris a organisé une exposition sur ce jeune art tchécoslovaque déjà à l’époque. Et vous avez reconstitué cette exposition. De quoi s’agissait-il ?
« Cette partie se veut plus comme un intermezzo entre les deux parties de notre exposition. L’exposition de 1946 a été organisée par le ministère de l’Information où travaillait Adolf Hoffmeister en tant que chef de la section culturelle. Il se trouve qu’à l’époque à Paris, le peintre Josef Šíma avait été peu de temps auparavant nommé attaché culturel. Tous deux voulaient présenter l’art tchécoslovaque à Paris, ce qui était très ambitieux.
Cela montre à quel point la politique culturelle tchécoslovaque était ambitieuse. Ils voulaient présenter l’art tchécoslovaque depuis 1918 et la création de la république et ce qui s’est fait pendant la guerre. Finalement, ils ont eu du mal à trouver un espace assez grand, c’est pourquoi ils ont dû la scinder en deux. Il y a eu cette exposition au mois de juin 1946 à la galerie La Boétie et fin 1946 il y a eu l’autre exposition à l’Orangerie. Nous avons voulu montrer ce que Šíma et Paul Eluard, avec qui il a travaillé sur l’exposition, ont choisi comme représentant le jeune art tchécoslovaque né pendant la guerre. C’est une façon de confronter le regard actuel avec ce qui a été choisi à l’époque. »
Justement, en quoi vos choix actuels de commissaire en 2011 diffèrent-ils ou rejoignent-ils les choix de Šíma et Eluard à l’époque ?
« Ils ont choisi exprès des artistes qui n’étaient pas connus avant la guerre. Ils sont allés dans des ateliers où on leur a recommandé des artistes. Ils ont choisi ce qu’ils voyaient, ce qu’ils trouvaient intéressant, sans se dire que celui-ci ou celui-là était connu. Il y a donc plusieurs artistes dont on ne sait plus rien aujourd’hui : il y avait par exemple un certain Studený qui figure au catalogue et on ne sait pas du tout de qui il s’agit. Mais pour la plupart, il s’agit d’artistes que l’histoire a retenus : il y a beaucoup de peintres du groupe 42, du groupe Sedm v říjnu, et des artistes solitaires comme Zdenek Sklenář. Mais il faut dire que leur choix était aussi un peu politique. C’était une exposition organisée par le ministère de l’information, il fallait qu’il y ait des peintres tchèques et slovaques, de Prague et de Brno. »
C’était une exposition qui devait être « diplomatique » aussi…
« Evidemment, c’était un événement politique et il y a même eu quelques critiques vis-à-vis des choix qui avaient été faits. Šíma a dû s’expliquer dans une revue de l’époque : il y déclare que l’idée était de prendre des artistes inconnus, d’aller voir des ateliers etc. Mais j’ai l’impression que c’est Eluard qui a eu le dernier mot et qui a choisi ce qui lui paraissait intéressant. Il ne faut pas oublier qu’Eluard était déjà très actif au PCF, déjà intéressé par le réalisme socialiste et je pense que ça se reflète dans les choix qui ont été faits. C’est-à-dire qu’ils ont pris des choses intéressantes, mais forcément les plus audacieuses au niveau formel. C’est mon interprétation aujourd’hui, mais tout cela a dû jouer à l’époque dans le choix. »
Savez-vous quelles ont été les réactions en France à cette exposition ?
« J’ai regardé les revues d’époque bien sûr. Il y a eu beaucoup plus de réactions ici qu’en France. C’était surtout important pour les artistes tchèques et slovaques qui ont pu venir en personne à Paris. Quant aux réactions à Paris, je pense que l’exposition a intéressé le public mais dans les critiques on retrouve souvent cet étonnement face au côté sombre des œuvres. Alors que les gens savaient que ça avait été fait pendant la guerre. Même en connaissance de cause, les gens étaient tout de même étonnés. Donc c’est peut-être quelque chose qui est propre à notre mélancolie. »
L’ensemble des commissaires de l’exposition : Hana Rousová, Lenka Bydžovská, Vojtěch Lahoda, Milan Pech, Anna Pravdová et Lucie Zadražilová.