« Rattrapés par la nuit » : le destin des artistes tchèques en France pendant la Deuxième Guerre mondiale
Nul n’est besoin de rappeler l’importance des liens qui unirent les artistes tchèques, voire tchécoslovaques et français dans l’entre-deux-guerres. Malgré les Accords de Munich en 1938 où la France ne brilla guère par son courage à défendre son alliée, de nombreux artistes trouvèrent refuge dans l’Hexagone. C’est à cette période de la Deuxième guerre mondiale et aux artistes tchèques en France que s’est intéressée l’historienne d’art Anna Pravdová dans un très bel ouvrage intitulé Rattrapés par la nuit, les artistes tchèques en France, 1938-1945. A côté de František Kupka, Adolf Hoffmeister, Otakar Kubín, Josef Šíma, Alén Diviš, Anna Pravdová fait revivre des noms peut-être moins connus des arts plastiques tchèques. Elle s’est notamment intéressée à une jeune artiste juive sourde-muette Edita Hirschová, qui signait ses œuvres surréalistes du pseudonyme Tita, et qui connaîtra le destin tragique de millions d’autres Juifs, à Auschwitz. Anna Pravdová est l’invitée de cette émission culturelle.
Anna Pravdová, vous êtes historienne d’art, conservatrice à la Galerie nationale et vous venez de publier un très beau livre intitulé « Les artistes tchèques en France de 1938 à 1945 ». Pourriez-vous nous le présenter ?
« Ce livre s’intéresse aux artistes tchèques qui soit vivaient en France depuis longtemps et ont été rattrapés par la guerre là-bas, soit ont dû fuir la Tchécoslovaquie occupée par les Allemands et se sont retrouvés à Paris par hasard, ou parce qu’ils étaient francophiles et y avaient déjà des contacts avant la guerre. J’essaye de voir comment tous ces artistes arrivés à Paris en 1939 ont vécu, ce qu’ils ont pu y faire, comment ils ont aidé leur pays. »
Vous commencez évidemment par le choc des Accords de Munich. La plupart de ces artistes tchèques étaient, comme vous le dites, francophiles. Je pense à Jan Zrzavý dont l’histoire est particulière puisqu’il décidera, après ces Accords, de ne jamais remettre les pieds en France...
« C’est un cas vraiment extrême car Jan Zrzavý était vraiment un grand francophile. Il avait acheté une maison en France, dans l’entre-deux-guerres, il allait très régulièrement à Paris et exposait souvent au Salon parisien. Pour lui les Accords de Munich ont été une très forte déception, et il a effectivement décidé de ne plus retourner en France. Il y est quand même retourné une fois finalement. Mais il écrit de là-bas qu’il ne peut oublier les Accords de Munich. C’est resté une blessure assez profonde. D’autre part, d’autres artistes tchèques partis après ces accords ont, je ne veux pas dire ‘assez vite oublié’, mais se sont retrouvés entourés d’intellectuels français de gauche eux-mêmes contre Munich, ont été soutenus par ces gens-là. Donc pour eux, ça a été plus facile de rester francophiles. »
Pourquoi ces artistes s’installent-ils en France plutôt qu’aux Etats-Unis, puisque, même s’ils ne peuvent pas le savoir à ce moment-là, la France est également menacée...
« Ils auraient tous aimés s’installer aux Etats-Unis mais ils ont mis beaucoup de temps à quitter la France. Jusqu’à la déclaration de guerre, ils se sentaient sans doute en sécurité en France, mais après ils ont tous essayé de fuir. Face à l’armée allemande qui approchait, ils sont partis dans la zone libre, mais certains ont mis plusieurs années à obtenir un visa ou une place sur un bateau qui les emmènerait soit à Lisbonne ou au Maroc et ensuite aux Etats-Unis. C’était très difficile. »
Ceux qui restent en France, qui ne peuvent pas partir, que font-ils ? Est-ce qu’ils se cachent, est-ce qu’ils vivotent avec des petits boulots, est-ce qu’ils créent ?
« Parmi ceux qui restent, certains se sont engagés dans l’armée tchécoslovaque en France par exemple, mais bien sûr avec la capitulation de la France, l’armée a été dissoute. Ceux-là ont essayé de partir comme tout le monde ou alors se sont engagés dans la résistance et ont participé aux groupes de la France Libre. »
Avez-vous des exemples, des noms ?
« Oui, il y a Zdeněk Přibyl par exemple qui a dessiné le drapeau de sa troupe dans la Résistance. Jan Vlach, sculpteur, qui a fabriqué les premiers tampons des FFI et autres groupes de la Résistance. Josef Šíma était aussi dans la Résistance, il fonctionnait comme agent de liaison entre différents groupes dans le Sud de la France. »
Dans ce milieu tchécoslovaque en France, quel est le rôle du peintre František Kupka ? On sait que son rôle avait été très important pendant la Première Guerre mondiale, notamment parce qu’il a soutenu une Tchécoslovaquie libre et indépendante. Quel est son rôle pendant la Deuxième Guerre et par rapport à ses collègues tchécoslovaques réfugiés en France ?
« Son rôle par rapport aux artistes arrivant en France était surtout celui de professeur de l’Ecole des Beaux-Arts. Il a exercé ce rôle jusqu’à l’Occupation en France, il s’occupait des étudiants tchèques arrivant à Paris. Il a arrêté avec l’Occupation. Ensuite, il voulait s’engager mais il était trop âgé, mais il a proposé ses services à l’ambassadeur tchécoslovaque à Paris, Štefan Osuský, en disant qu’il était disponible pour créer ou diriger une section de propagande. Il voulait mettre son talent au service de son pays comme il le pouvait. »
En France quels sont les moyens qu’ont ces artistes de s’engager pour la défense de leur pays de l’extérieur ? Est-ce qu’ils créent des journaux, des institutions de résistance écrite ou artistique ?
Ils ont fait différentes expositions et publications pour soutenir la Tchécoslovaquie, dont un album de gravures auquel ont participé de nombreux artistes comme Chagall, Picasso, qui ont exprimé leur soutien à la Tchécoslovaquie occupée. Il y a eu un groupe d’étudiants qui a fondé un comité intellectuel tchécoslovaque qui voulait soutenir les intellectuels arrivés en France et un peu perdus. Mais eux aussi ont été arrêtés. »
Ces artistes en France ont-ils quand même la possibilité de créer ? Avez-vous intégré dans votre livre des reproductions d’œuvres qu’ils ont réalisées à ce moment, qu’elles soient patriotiques ou pas, d’ailleurs...
« Je me suis surtout intéressée à leur destin, mais bien sûr il est indissociable de leur oeuvre. J’ai donc reproduit plusieurs tableaux d’Alén Diviš, qui n’ont pas été réalisés en France, mais ont été faits après qu’il a quitté la France pour les Etats-Unis. Ils sont très fortement marqués par son séjour en prison en France. Sinon, pour les œuvres réalisées en France, on peut trouver plusieurs tableaux de Sima qu’il a réalisés quand il s’est réfugié dans le Sud de la France et qui sont très marqués par l’époque. Il y a quelques dessins de Rudolf Kundera, notamment des croquis des tirailleurs sénégalais qu’il a faits pendant la libération de Marseille. Il y a un dessin de Zdeněk Přibyl réalisé au camp de Gurs où il a été interné en tant qu’inter-brigadistes, comme ceux qui avaient fui l’Espagne. Il y a une reproduction d’un tableau de Kupka de 1939 représentant l’ambassadeur Štefan Osuský qui défend la légation tchécoslovaque et qui ne veut pas la livrer aux Allemands. »
Vous parliez d’Alén Diviš, et c’est justement un tableau d’Alén Diviš qui se trouve en couverture du livre. Pourriez-vous nous le décrire ?
« C’est un tableau qu’il a réalisé suite à son séjour à Paris, intitulé Sous les toits de Paris. C’est un peu une vision de Paris pendant la guerre, il se trouve à la Galerie nationale, et il me paraissait tout à fait emblématique de cette période des artistes tchèques en France. »
La guerre s’achève... Que se passe-t-il pour ces artistes ? Est-ce qu’ils restent en France ? Est-ce qu’ils reviennent au pays pour le reconstruire ?
« La majorité reste quand même en France, mais en ayant des fonctions importantes. Josef Šíma par exemple est nommé attaché culturel, il organise plusieurs expositions après la guerre. Adolf Hoffmeister est nommé ambassadeur de la Tchécoslovaquie après la guerre. Ces artistes ont donc été très vite impliqués dans la vie politique tchèque même s’ils l’ont aussi très vite quittée suite au putsch communiste. Mais ils ont été très actifs pour entretenir les relations franco-tchèques après la guerre. »
Y en a-t-il qui sont rentrés en Tchécoslovaquie et qui ont eu des problèmes après le putsch communiste à cause de leur séjour en France ?
« Zdeněk Přibyl et Imro Weiner-Kráľ, un peintre slovaque, auraient aimé rester en France, mais ont dû la quitter suite à l’expulsion de l’ambassadeur français de Tchécoslovaquie. Un groupe d’artistes et d’intellectuels tchèques installés à Paris a été expulsé de France, dont ces deux artistes. Je pense que leur vie n’a pas été facile, car comme tout le monde qui avait eu des contacts avec l’Occident, ils étaient suspects et ont été mis à l’écart. »