La magie des dessins de Miroslav Šašek revit enfin après des décennies dans l’oubli
Miroslav Šašek. Ce nom ne vous dit rien ? Pourtant ses livres ont fait la joie des enfants, américains, britanniques, et même français dans les années 1960. Miroslav Šašek est un illustrateur d’origine tchèque né en 1916 qui, installé en Europe de l’Ouest dès 1947, est à l’origine de près d’une vingtaine d’albums pour enfants, très originaux puisqu’il s’agit en fait de guides illustrés emmenant leurs petits lecteurs dans plusieurs grandes villes du monde. Complètement tombé dans l’oubli après sa mort en 1980, il continue d’être adoré par une poignée d’admirateurs, de la première heure ou tardivement conquis. Car les livres de Miroslav Šašek, c’est comme Obélix et la potion magique : quand on tombe dedans, c’est pour la vie ! Aujourd’hui, côté français et côté américain, on réédite ses ouvrages. Des livres qui n’ont pas pris une ride.
« Moi j’y étais rédacteur, lui était ‘speaker’. Il se trouve que nous habitions la même maison à Munich, on se connaissait donc très bien. J’ai été deux ans à Radio Free Europe mais j’ai maintenu plus tard le contact avec la radio, et avec Šašek pendant des années, jusqu’à sa mort. Je lui ai même rendu visite quand il était dans un état critique... Entre le moment où on s’est connu, en 1952 jusqu’en 1980, on a toujours été en contact. De sorte que par exemple, quand il a commencé sa carrière de peintre, à un moment où il avait des problèmes dans sa vie privée, il était en train de divorcer d’avec sa femme et après ce divorce, il est venu chez moi. J’étais à l’époque à Bruges, au Collège d’Europe. J’ai essayé de l’aider pour le tirer de son marasme psychologique. A ce moment-là, il m’a amené les premières esquisses de son premier livre, This is Paris. Il avait donc déjà cette idée, une idée qu’il a finalement réalisée peu de temps après son divorce. »
Miroslav Šašek, tout comme Ladislav Čerych, était entré à Radio Free Europe grâce à la grande figure de l’exil tchécoslovaque en France, Pavel Tigrid. Une solution de secours après des études d’architecture à Prague, puis des études aux Beaux-Arts à Paris, entamées en 1947. Après le coup de Prague en 1948, il semble que Šašek décide tout simplement de rester à l’Ouest. Il semble qu’il ait laissé derrière lui une première femme, en tout cas, à coup sûr, ses proches.Olga Černá est auteure de livres pour enfants et vit à Tábor dans le sud de la Bohême. Sa grand-mère était la cousine de Šašek. Elle a grandi au milieu de toiles de Miroslav Šašek et avec les livres qu’il faisait parvenir à la famille. Elle se souvient du temps où elle feuilletait ces guides incroyables dont elle ne comprenait pas les textes :
« Les images étaient joyeuses, drôles ! J’aimais comme il relevait les moindres petits détails. Par exemple, dans le livre sur Paris, il y a deux pages consacrées aux chats. Ou alors aux différents types de pains. Il y a toujours beaucoup de gens dans ses livres. Je pense que c’est ce qui plaît aux enfants, que ce ne sont pas uniquement des monuments, mais que les images sont vivantes. Il devait avoir le sens de l’atmosphère d’un lieu pour en tirer ainsi l’essentiel. Je n’ai pas beaucoup voyagé mais quand j’ai pu découvrir l’Ouest, que je suis allée à Paris et en Grèce, j’ai réalisé que les endroits étaient les mêmes que dans les livres, même 30 ou 40 ans après. » Une réflexion qui revient souvent dans la bouche des gens qui ont lu Šašek et ont ensuite voyagé... Parmi les personnes qui ont succombé au charme des albums de Šašek dès leur plus jeune âge, Harold Manning, un documentariste franco-britannique, collectionneur des albums et qui souhaite tourner un documentaire sur l’illustrateur qui a illuminé son enfance. Pour lui, la magie des dessins de Šašek est intacte aujourd’hui. Il rappelle le message dont ces albums sont porteurs :« Même s’ils ont été dessinés à leur époque, pendant la guerre froide - donc le monde dessiné par Šašek n’est qu’une partie du monde - cela reste un monde plein de promesses technologiques, plein de promesses politiques. C’est le monde dit ‘libre’ et c’est un monde où on peut voyager. Le voyage devient accessible, on prend l’avion, le train, et on se déplace de ville en ville. C’est la première fois qu’on fait des guides touristiques pour enfants qui évidemment voyagent peu par eux-mêmes. Il leur faut donc des livres pour voyager dans leurs têtes. Le message pour les enfants est le suivant : ce monde d’adulte, de technologies, ce monde où il y a eu des guerres (car dans l’album sur Israël on parle de la guerre), ce monde qui s’est déchiré, ce monde-là, il vous est accessible et bienveillant. Qu’est-ce qu’une génération peut dire de mieux à la suivante que ‘ce monde est pour toi’ ? Regardez comme le monde vu par Šašek est beau et optimiste, comme c’est fait pour exciter l’œil du jeune lecteur, pour lui dire que le bâtiment devant lequel il passe tous les jours est beau. C’est un vrai travail de transmission de culture. » Le style de dessins de Šašek, avec ses personnages longilignes très « années 1950 » n’est pas sans rappeler ceux que Pierre Etaix a réalisés pour le cinéaste Jacques Tati. D’ailleurs, Šašek n’est pas loin de l’esprit de Tati, dans la tendresse, l’humour et la malice qui se dégagent, ainsi que dans sa fascination pour la modernité.Pour transmettre son message, Šašek se remet à hauteur d’enfant. Mais cette inspiration s’effritera peu à peu, à mesure que la santé de Šašek se dégrade. Harold Manning :
« Il a repéré non seulement ce qui est intéressant pour les enfants, mais aussi ce qui va les intéresser, pas seulement les choses qu’il faut leur apprendre, mais aussi les choses qui vont leur sauter aux yeux. Et quand sur le tard on va lui demander de réactualiser l’album Londres, créé en 1959, autrement dit quand on en vend encore en 1972, Londres a changé, eh bien il est à côté de la plaque, il ne sait plus. Ce n’est pas beau, il dessine les Beatles, mais ce n’est pas bien. Il veut parler des hippies, mais il n’a plus la hauteur de l’enfant. L’enfant qu’il a été est sans doute toujours là, mais un peu déconnecté des enfants de cette époque-là. C’est dommage et triste. Mais les albums qu’il fait à la fin de sa carrière sont des albums de commande. Quand on lui demande de faire l’Australie, on se dit : Šašek en Australie ? quel ennui ! Le pauvre... Il a dû faire de l’avion, dessiner des koalas, ce n’est pas du tout lui... Le dernier album que j’aime beaucoup, c’est celui sur les Nations Unies, où on retrouve la verve des premiers albums de la série. Mais là, c’est un sujet complètement à lui. C’est à New York, dans un building où le monde entier se retrouve, dans lequel il y a des dames en sari, des messieurs en costume africain... C’est l’universalisme. C’est ce qui touche beaucoup chez Šašek: derrière l’extraordinaire qualité graphique et la singularité graphique de Šašek, c’est qu’il parle de quelque chose. Il dit : ‘vous aurez votre place là, allez-y, c’est à vous !’ » Si Šašek avait illustré quelques livres de contes avant de partir, ce n’est qu’avec la série des villes que son coup de crayon prend toute son ampleur. D’après Olga Černá, il avait déjà eu l’idée de ces guides en Tchécoslovaquie, mais son histoire et celle de son pays en ont décidé autrement. C’est finalement depuis Paris qu’il mènera à bien ce projet, partant pour ces différentes destinations avec des carnets, croquant les choses typiques ou ce qui lui saute aux yeux. Minutieux, précis, pas un détail ne manque à ses dessins.Evidemment, on regrettera qu’il n’ait jamais fait d’album sur Prague. Comme le précise Harold Manning, Šašek couvre une seule partie du monde. On lui commandera Moscou qu’il refusera de faire. Etonnamment, il ne s’intéressera pas non plus aux pays en voie de développement. Et puis, il y a cet album sur Israël, qui sort du lot comme le relève Harold Manning :
« Pour moi, l’énigme pour laquelle j’entamerai mes prochaines recherches c’est : pourquoi Šašek fait-il un album sur Israël ? C’est très frappant. C’est d’abord un album en rupture totale avec ce qu’il a fait avant, car c’est un pays. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un album de commande, je crois que c’est un choix à la lui. Il ne peut pas dessiner des villes, des mégalopoles, des métros. Il y a beaucoup de dessins du désert. Et puis, c’est la première fois qu’il parle de la guerre. C’est la première et seule fois où est écrit le mot ‘guerre’ (la Seconde Guerre mondiale, ndlr). A ma connaissance, Šašek n’était pas juif. Quelle est la motivation de cet album ? Ça m’intéressait beaucoup de le savoir... »Peut-être un atavisme Europe centrale ? La question reste ouverte...
Miroslav Šašek est mort en 1980 à Wettingen, en Suisse, où sa sœur avait émigré. Injustement tombé dans l’oubli, la mémoire de Šašek a donc été entretenue par des fans, anciens lecteurs de ses livres petits, découvreurs tardifs de son oeuvre, ou collectionneurs avertis... C’est le cas de Harold Manning, c’est aussi celui d’une Ecossaise, ancienne libraire, Anne Ward, qui s’est attelée à monter un site Internet, le plus complet possible avec le peu de renseignements qu’elle a pu glâner...Evidemment, découvrir que Miroslav Šašek est quasi inconnu et que ses guides n’ont jamais été édités dans son pays d’origine est une surprise à la hauteur du succès qu’il a rencontré autrefois dans les années 1960 de l’autre côté du mur. La chose était bien sûr impossible avant 1989, mais que sur vingt ans, il n’existe aucune version tchèque de ses ouvrages laisse pantois. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Au début des années 1990, Olga Černá fait le tour des grandes maisons d’édition, type Albatros. En vain. Trop daté, trop vieillot, telles sont les réponses qu’on lui sert. Aujourd’hui, heureusement, la maison d’édition de livres pour enfants Baobab avec laquelle Olga Černá collabore, a décidé de se lancer dans l’aventure. Un chemin qui peut être long car des problèmes de droits pourraient compliquer l’affaire. Tereza Horváthová :
« Olga Černá m’a dit que les livres reparaissaient en Amérique. Nous avons un ami avocat qui était à ce moment là à New York. On lui a demandé d’aller voir l’éditeur de Šašek dans les années 1950 Simon and Schuster. Maintenant, c’est en fait un autre éditeur qui s’en occupe. L’éditeur ne savait pas qu’il y avait des héritiers, ou alors plutôt, il s’en doutait, mais il n’avait pas réussi à les retrouver. Il a créé un compte spécial où il place l’argent pour les héritiers futurs. J’espère pour ma part que c’est la famille de Šašek qui bénéficiera des droits pour pouvoir organiser l’édition de Šašek dans le monde entier, et surtout ici parce qu’aucun de ses albums n’a jamais paru en République tchèque. » On espère donc en effet que bientôt les Tchèques, petits et grands, pourront découvrir l’œuvre de Šašek dans leur langue...Précisons encore que grâce à la ténacité d’un de ses éditeurs, la maison Casterman a entamé une réédition des portraits de villes de Šašek en français. Ce mois d’avril Hong Kong et le superbe San Francisco sont venus compléter Londres, Paris, Rome, New York et Venise parus en 2009.