La place Venceslas : le théâtre de l'histoire contemporaine tchèque
Alors que les Tchèques s’apprêtent à fêter leur saint patron, le martyr saint Venceslas (svatý Václav), Radio Prague a choisi de revenir sur l’histoire de la place qui porte son nom à Prague. Cette place aux allures d’avenue et aux dimensions exceptionnelles, est l’un des symboles de la ville et a constitué un théâtre majeur et récurrent de l’histoire contemporaine tchèque, du renouveau patriotique tchèque du XIXème siècle aux manifestations qui emportèrent le régime communiste en 1989…
Au cœur de la Nouvelle ville, ses dimensions spectaculaires, 750 mètres de long sur 60 mètres de large, lui donnent un air d’avenue. Si elle s’est modernisée au niveau de la chaussée – le tramway n’y passe plus depuis trente ans – elle garde le charme des bâtiments de style Art nouveau qui la composent et accueille aujourd’hui des hordes de touristes qui s’y pressent le jour pour en découvrir les nombreuses boutiques et autres restaurants, pas toujours les meilleurs de Prague. Le soir, elle change de visage et devient le théâtre de menues débauches, offrant parfois l’hospitalité à la misère sociale.
La fondation de la place remonte à 1348. Le roi de Bohême et Empereur du Saint-Empire germanique Charles IV entreprend de remodeler sa capitale en créant plusieurs places adjacentes à la Vieille ville qui constitueront les bases de la Nouvelle ville. L’une d’entre elles est le Marché aux chevaux (Koňský trh), située au sud-est de la cité et qui deviendra plus tard la place Venceslas. Il faut attendre le XIXème siècle pour que le quartier s’urbanise et devienne un centre actif de la vie pragoise. Les pays tchèques, alors soumis à la couronne autrichienne, connaissent un renouveau culturel, un mouvement de renaissance national. Les élites cultivées promeuvent l’usage du tchèque et la « tchéquité », l’affirmation d’une identité tchèque. C’est dans ce contexte qu’ont lieu en 1848, dans de nombreux pays d’Europe, des révolutions à caractère nationaliste, en Italie, dans les pays allemands, en France mais aussi au sein du très conservateur Empire habsbourgeois. Si les troubles touchent principalement Vienne, ils arrivent également à Prague où quelques heurts éclatent en juin 1848. Si les retombées de ce « Printemps des peuples » sont mitigées en Bohême, ils témoignent néanmoins de la ferveur nationaliste retrouvée de certains Tchèques notamment sous l’égide de František Palacký. Plus tôt, lors d’un rassemblement mémorable dans les thermes Saint Venceslas, le 11 mars 1848, le patriote tchèque Karel Havlíček Borovský avait proposé que le Marché aux chevaux devienne le Marché Saint Venceslas… Peut-être en l’honneur de la statue équestre du même nom qui y trônait depuis 1680 et sûrement pour réaffirmer l’attachement de la nation tchèque à son saint-patron, Venceslas Ier, duc de Bohême au Xe siècle. Attardons nous un moment sur l’histoire de cette statue équestre qui trône devant le Musée national et surplombe fièrement toute la place. La statue qu’il est actuellement possible d’admirer date de 1913 et est l’œuvre de Josef Václav Myslbek, l’instigateur de la sculpture tchèque moderne. Kateřina Kuthanová Bednářová est spécialiste des statues du XIXème siècle et nous apporte un éclairage sur le destin des statues équestres de Saint Venceslas :« La première impulsion date des années 1870 bien que cela ne concerne pas encore Josef Václav Myslbek puisque sur le Marché aux chevaux, que l’on appelait encore de cette façon même si la place est devenue la place Saint Venceslas en 1848, la statue équestre qui était l’œuvre de Jiří Bendl a été enlevée et déplacée à Vyšehrad. Mais, on s’est attaché au fait qu’il faudrait construire une nouvelle statue de Saint Venceslas. »
Un appel d’offre est donc lancé en 1894 et sans surprise, c’est Josef Václav Myslbek qui le remporte puisqu’il était le seul candidat. C’est devant sa statue, sur une place Venceslas qui ressemble alors à celle que nous connaissons, que l’écrivain tchèque Alois Jirásek prononce le 28 octobre 1918 la déclaration d’indépendance de la Tchécoslovaquie. Les pouvoirs étatiques sauront utiliser la puissance symbolique et évocatrice de la place. Aussi quand les troupes allemandes occupent Prague le 15 mars 1939, elles défilent en rang sur la place Venceslas, un crève-cœur sinon un cauchemar pour les pragois qui assistent à cette scène. Le reporter de la Radio tchécoslovaque František Kocourek est l’un d’eux, il observe d’un balcon de l’hôtel Šroubek (aujourd’hui le Grand hôtel Europa), abasourdi, l’appropriation d’un symbole qui signe la disparition de son pays :
« Permettez-moi de faire une remarque autre que purement militaire. Venu d'une contrée lointaine, un grand corbeau noir pourrait survoler Prague, descendre et planer entre Muzeum et plus bas Můstek (les deux extrémités de la place Venceslas), au milieu du bruit et des lumières des défenses de l’armée allemande. Il s’étonnerait sans doute de l’image qui lui est donnée de voir. »Můstek, c’est la partie basse de la place Venceslas, qui marque l’intersection avec deux artères importantes de la capitale et qui se prolonge vers la place de la Vieille ville. Les communistes, renforcés par le rôle qu’ils ont joué pendant la Seconde Guerre mondiale, remportent plusieurs élections et renversent la Troisième république par le Coup de Prague en 1948. Eux aussi vont s’approprier la place Venceslas, désormais constitutive de l’imaginaire collectif tchèque. L’historien Roman Krakovský s’est intéressé à l’histoire des célébrations du premier mai, la fête des travailleurs. Il raconte au micro d’Antoine Idler, comment les autorités politiques ont transformé le statut de cette fête :
« Il est intéressant de remarquer que le 1er mai est une fête partisane. Je prends l’exemple de Prague : les manifestations du 1er mai dans l’entre-deux-guerres se déroulaient sur la place de la République ou sur l’île aux Chasseurs. Après 1948, le défilé s’installe sur la place Venceslas, qui est une place liée à l’histoire nationale. Et donc pour moi il s’agit très clairement d’une volonté du régime de transformer une fête partisane en une fête nationale. La tribune du 1er mai est installée sur l’endroit qui s’appelle Můstek, en bas de la place, d’où le défilé s’offre à la vue. »
La taille de la place Venceslas en fait ainsi un lieu propice à de rassemblements de masse qui peuvent marquer les esprits. Plus tard, sur cette même place, c’est un acte qui marquera les esprits. Après l’orthodoxie des années 1950, le régime communiste semble disposer à se réformer. Ces dispositions culminent en 1968 avec le « Printemps de Prague » et la tentative de mettre en place « un socialisme à visage humain ». Les Soviétiques, et certains Tchèques, ne l’entendent pas ainsi et les troupes du Pacte de Varsovie envahissent et occupent la Tchécoslovaquie à partir d’août 1968. Le processus de normalisation est engagé tandis que l’écœurement et l’abattement prédominent parmi la population. C’est alors que le 16 janvier 1969, devant le Musée national, un étudiant, Jan Palach s’immole pour protester contre l’occupation. Une petite croix, symbole du sacrifice du jeune homme, est aujourd’hui incrustée à l’emplacement de son acte tragique. Les funérailles donnent l’occasion à un très grand rassemblement silencieux sur la place.Deux mois plus tard, la sélection tchécoslovaque de hockey sur glace remporte le Championnat du monde en dominant l’URSS. Plus de 100 000 personnes célèbrent la victoire contre l’occupant mais des violences éclatent, probablement le fait d’agents provocateurs. Le pouvoir utilisera ces troubles pour poursuivre la normalisation.
Vingt ans plus tard, en 1989, une « semaine Palach » se déroule à Prague. Plusieurs milliers de personnes se rassemblent sur la place où Václav Havel est arrêté après avoir essayé de déposer une gerbe de fleurs en l’honneur de Palach. L’année sera longue pour les dirigeants communistes qui voient vaciller l’ensemble des démocraties populaires européennes et tomber le mur de Berlin le 9 novembre 1989. Sur la place Venceslas, des manifestations étudiantes ont lieu quotidiennement du 19 au 27 novembre. Les dirigeants communistes abandonnent le pouvoir le 28 : c’est la Révolution de velours. L’historienne Marie-Elizabeth Ducreux était présente ces jours-ci. Elle raconte l’atmosphère et l’optimisme des manifestations :« Ce n’était pas très tard mais il faisait déjà nuit parce que nous étions en novembre. Les taxis, qui passaient dans les rues voisines, faisaient le V de la victoire. Les magasins restaient ouverts, pour vendre du pain ou pour vendre de quoi manger, ce qui normalement n’existait pas, à 18h tout était fermé. Les vendeuses avaient le sourire aux lèvres. Tout le monde était absolument souriant, enthousiaste, quelque chose était en train de se passer. Et très rapidement, on a compris, ceux qui étaient dans la foule comprenaient que le régime s’écroulait. »
Aujourd’hui, la place est toujours un lieu de manifestations ou de rassemblements, parfois spontanés comme à la mort de Václav Havel en décembre dernier. Quid de Saint Venceslas ? Le moine bénédictin Ludvík Grundman constate que la place s’est chargée d’une histoire qui l’a éloigné de la religion :
« Il faut quand même préciser que la place Venceslas s’y prête par sa taille. Et puis il y a le Musée national avec notre petit Panthéon. La statue de Saint Venceslas date du XIXe siècle, une époque où la religion était forcément impliquée d’une manière ou d’une autre. Force est de constater que cela a pris une importance symbolique très vite et très tôt. Maintenant, c’est plutôt une réminiscence des choses qui s’y sont déroulées plutôt que directement saint Venceslas. Le lieu est aujourd’hui tellement chargé d’histoire que le nom de saint Venceslas est moins présent dans les têtes de ceux qui vont manifester. »L’histoire de la place Venceslas se confond donc avec celle des Tchèques. Comme cette dernière, elle a été marquée par les années en huit : 1848, 1918, 1948, 1968… Il faudra donc y porter un œil attentif en 2018.