La renarde changée en femme
Un agent de la police secrète et une renarde - tels sont les protagonistes du roman que son auteur Jiří Kratochvil (1940) a intitulé Liška v dámu (La renarde changée en femme). Ce livre insolite paru aux éditions Druhé město a valu cette année à Jiří Kratochvil le prix prestigieux Magnesia Litera.
Fils fidèle de la ville de Brno
Science-fiction, thriller politique, fantasy ? Le livre de Jiří Kratochvil marie plusieurs genres littéraires tout en restant inclassable. Ce récit très particulier commence dans la ville de Brno, capitale de Moravie, où l'auteur est né, où il vit et qui est une source intarissable de son inspiration :
« La ville de Brno est présente dans la majorité de mes contes. Même si elle n'est pas nommée dans le texte, les personnages que je mets en scène, sont les habitants de Brno. On pourrait dire donc que je n'écris que des contes de Brno. »
Le pouvoir absolu de l'auteur sur ses personnages
Dans ses livres Jiří Kratochvil mélange savamment la réalité et la fiction, la vie et l'imagination. Les personnages de ses romans ont souvent des dons surnaturels et certains traits de leur caractère sont hypertrophiés. Les éléments réalistes, les faits historiques alternent dans ses récits avec des ingrédients fantastiques, le probable est confronté à l'improbable. La réalité est présentée avec une forte dose d'humour noir et de sarcasme. Le lecteur qui aimerait se laisser emporter par le courant de la narration, est souvent arraché à l'illusion romanesque car l'écrivain ne se lasse pas de lui rappeler l'omniprésence de l'auteur dans le texte et son pouvoir absolu sur les vies et les caractères de ses personnages. Malgré tout cela, la réalité historique et le vécu de Jiří Kratochvil sont très importants et même décisifs pour la création de ses romans et de ses contes. Il dit :
« L'écrivain Milan Uhde a déclaré que la politique était présente dans tous mes romans et dans la majorité de mes contes et que je n'arrive pas à prendre mes distances avec ce que nous vivons. Il faut dire tout simplement que ce qui se passe chez nous empoisonne ma vie. Je pense aux conséquences de tout cela. Ainsi, au fond, j'écris une littérature engagée. »
Rencontre entre un agent secret et une renarde
Les premiers chapitres du roman La renarde changée en femme nous amènent, comme il fallait s'y attendre, à Brno mais aussi à Moscou. L'écrivain qui n'est pas prêt d'oublier l'atmosphère oppressante de la terreur stalinienne des années 1950, période de son enfance, raconte dans le livre l'histoire d'un jeune ouvrier d'une usine de Brno. Le jeune homme devient agent de la StB, la redoutable police secrète du régime communiste. Son talent pour les langues le prédestine pour une mission d'importance à l'étranger mais lors de sa formation il doit assister d'abord aux méthodes atroces que la StB utilise pour arracher des aveux à ses victimes.
Entre-temps, le célèbre institut Pavlov de Moscou réussit à insuffler l'intelligence humaine à une petite renarde et lui donner un corps de femme. C'est une commande de Staline qui envisage d'envoyer la renarde humanoïde en Grande-Bretagne pour assassiner Winston Churchill, homme qu'il déteste le plus au monde. Envoyée d'abord à Munich pour s'habituer à la vie occidentale, la renarde y rencontre le jeune agent secret de Brno venu pour saboter les activités de Radio Europe libre. Et il arrive une chose que les chercheurs de l'institut Pavlov n'ont pas prévue. La renarde et le jeune agent tombent amoureux l'un de l'autre et cet amour inattendu leur donne le goût de la liberté, les fera abandonner leur mission secrète et leur permettra de partir à la découverte du monde. Et le lecteur continue à suivre les aventures de ce couple singulier et sa recherche du bonheur...
Dans la lignée de Garnett, Vercors, Těsnohlídek et de Janáček
Le livre La renarde changée en femme est une espèce de variation sur les thèmes des romans La femme changée en renard (1922) de David Garnett et Sylva (1961) de Vercors. Jiří Kratochvil explique :
« J'ai renoué avec ces deux romans et j'ai soudé les deux histoires de la renarde - la métamorphose de la renarde en femme et inversement celle de la femme en renarde. Cependant, à la différence de Garnett et de Vercors, je les ai situées dans un contexte historique et j'ai suivi pas à pas les deux métamorphoses. »
Une fois de plus donc, la renarde, cet animal réputé pour son astuce nous vient de Brno, ville où a vécu et travaillé le journaliste Rudolf Těsnohlídek, auteur du roman La Petite renarde rusée. Déjà Rudolf Těsnohlídek a donné à cet animal de nombreux traits humains et cette transformation a été parachevée par Leoš Janáček qui en a fait l'héroïne de son célèbre opéra. Těsnohlídek et Janáček ont doté cette bête aux poils roux d’intelligence, d'effronterie et de charme féminin et Jiří Kratochvil s'inscrit aussi dans cette lignée. La renarde devient une femme qui garde pourtant une certaine animalité séduisante et son caractère rusé. Quand on demande à Jiří Kratochvil, comment il explique que c'est justement ce roman qui lui a valu le prix Magnesia litera, l'auteur répond : « C'est à cause de la renarde. C'est elle qui a manigancé tout cela » et il dédie son livre à « toutes les renardes » de sa vie.
Le besoin impérieux de raconter des histoires
Selon le jury qui a attribué le prix Magnesia Litera à cet ouvrage, « le roman La renarde changée en femme rend hommage à l'imagination et à la littérature en tant que jeu des mots et des images. Il propose au lecteur un récit saisissant sur la fusion de mondes différents et en même temps sur leur incompatibilité et il est aussi un éloge de la liberté humaine et animale. »
Pour Jiří Kratochvil, la publication de cet ouvrage est comme un aboutissement. Dans sa vie, il a beaucoup écrit et beaucoup publié. Auteur de nombreux romans, contes, essais et pièces de théâtre, il est aussi lauréat de toute une série de prix littéraires. Agé de 80 ans, il se trouve à un carrefour, et doit décider quel sera le reste de sa carrière littéraire et de sa vie. Il explique qu'il serait bien difficile, sinon impossible pour lui de renoncer à l'écriture :
« Comment j'écris les romans? Avant tout, je dois avoir une idée générale du sujet. Et puis j'écris toute une mosaïque des récits. Mes romans sont donc aussi des recueils de contes. Et à part ça, je suis si profondément marqué par mon enfance dans les années 1950 que je n'arrive pas à m'en débarrasser. Cela resurgit donc toujours dans mes textes et je ne peux rien contre, à moins que je cesse de publier. Mais je ne cesserai pas d'écrire parce que je suis possédé par le besoin de raconter des histoires. Cela me procure un grand plaisir, mais comme disent les Chinois, j'ai déjà franchi la ligne rouge, j'ai eu 80 ans, et je cesserai donc de publier mes textes. »