La République tchécoslovaque dans l'entre-deux-guerres

Tomáš Garrigue Masaryk

Comme dans de nombreux pays d’Europe, le 8 mai est un jour férié en République tchèque. Il commémore la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie et la fin de la Seconde guerre mondiale en Europe. A cette occasion, nous vous proposons une émission spéciale en compagnie de l’historien Alain Soubigou, spécialiste de l’histoire de l’Europe centrale et plus précisément du premier président de la République tchécoslovaque Tomáš Garrigue Masaryk. De passage dans la capitale tchèque où il a pu donner quelques conférences, il a fait un détour par les studios de Radio Prague pour revenir avec nous sur la période de l’entre-deux-guerres en Tchécoslovaquie et sur les nombreux liens que cette démocratie modèle du cœur de l’Europe entretenait alors avec la France, avant que l’Europe soit ravagée par la plus terrible guerre de son histoire.

La Tchécoslovaquie en 1918 : naissance d’une démocratie au cœur de l’Europe

Vous êtes un spécialiste de l’histoire de l’Europe centrale. Pour cette émission spéciale du 8 mai, qui commémore la fin de la seconde guerre mondiale, nous allons essayer d’étudier ensemble l’entre-deux-guerres en Tchécoslovaquie. Débutons par la fin de la Première guerre mondiale : les Tchécoslovaques obtiennent l’indépendance, quel rôle jouent les puissances étrangères dont la France, et vous qui êtes un spécialiste de Tomáš Garrigue Masaryk, quel rôle joue t-il ?

Alain Soubigou,  photo: Forum / Université Charles
« Tout d’abord, bonjour aux auditeurs. Il y a la conjonction de deux efforts : un effort intérieur et un effort extérieur. L’effort intérieur est accompli par toute une série de personnages de valeur qui ont eu le courage d’affronter les forces de police de l’Empire finissant. Et à l’extérieur, c’est la conjonction de trois efforts : celui de Masaryk pour la politique, celui de Beneš pour l’administration et l’organisation, celui de Milan Rastilav Štefánik pour l’action militaire. Et l’ensemble de ces forces conjuguées aboutit le 28 octobre à la reconstruction d’un Etat qui avait existé au Moyen-âge, jusqu’en 1620, la reconstruction de l’ancienne Bohême qui réapparaît avec le nom de Tchécoslovaquie par l’union avec les Slovaques, qui de leur côté ont souhaité, dans une déclaration solennelle à la fin du mois d’octobre 1918, s’associer aux cousins Tchèques.

Ce n’est pas simplement la reconstruction de quelque chose qui aurait plus ou moins préexisté, c’est aussi la construction d’un Etat sur des bases complètement nouvelles en Europe centrale, tourné vers l’Occident, avec des valeurs démocratiques insufflées par Masaryk profondément convaincu de l’importance de construire une démocratie en Europe centrale. Il y a toute une série de signes qui fonctionnent pendant l’entre-deux-guerres ; à mon avis le plus important c’est le droit de vote donné aux femmes sans aucune restriction ni d’âge, ni de mariage. Les femmes tchécoslovaques, comme les femmes polonaises et allemandes, ont le droit de vote immédiatement à la sortie de la Première guerre mondiale. Non seulement le droit de vote, mais aussi le droit d’être élue. Il y a des femmes sénatrices dans l’entre-deux-guerres en Tchécoslovaquie.

Dans l’entre-deux-guerres, il y a le multipartisme, même les partis extrémistes ont eu le droit de se présenter aux élections, et la démocratie tchécoslovaque le paiera cher : le parti communiste d’un côté et les partis d’extrême-droite, notamment ceux rattachés au nazisme externe de Hitler, ont eu à de nombreuses reprises des élus. Il y a donc multipartisme, et des élections régulières. L’élection législative se tient tous les cinq ans, le président est élu pour sept ans comme dans la constitution française. La France, démocratie en pointe à l’époque sauf sur le cas particulier du statut politique des femmes, a soutenu la construction de ce pays comme elle a soutenu la Roumanie, la Yougoslavie, la Pologne. »

Le président avait un rôle honorifique…

Tomáš Garrigue Masaryk
« Son rôle est essentiellement honorifique tel que prévu par la constitution du 29 février 1920, mais dans la pratique, le prestige de Masaryk était tellement immense que ses pouvoirs effectifs outrepassaient de beaucoup ses prérogatives constitutionnelles. Sur le plan du droit des femmes, du multipartisme, de la régularité des élections, on peut dire que la Tchécoslovaquie était une démocratie modèle dans l’entre-deux-guerres, avec l’appui de la France. »

Le rôle important des Légions tchécoslovaques

Avant d’aborder de plain-pied le sujet des années 1920, j’aimerais parler des légions tchèques ; vous avez notamment fait des conférences à Prague sur ce sujet-là. Quelles sont ces légions, qui étaient des régiments tchèques alliés aux pays de la Triple-Entente (Russie, France, Angleterre) et quel rôle elles ont joué dans la guerre ?

« Les légions ne sont pas seulement tchèques mais tchèco-slovaques, et c’est très intéressant car l’union des Tchèques et des Slovaques n’était pas acquise en 1914 ni chez les Tchèques ni chez les Slovaques, elle s’est constituée et endurcie dans les combats.

Milan Rastislav Štefánik
Il y a eu trois fronts : le premier est le front français avec près de 10 000 légionnaires d’origine tchèque ou slovaque enrôlés dans l’armée française et combattant en unités regroupées. Il y a ensuite un front italien avec 20 000 combattants qui ont laissé un grand souvenir. Et en termes d’effectifs, le groupe le plus nombreux (près de 60 000) est celui constitué à partir des prisonniers de l’armée austro-hongroise sur le front de l’Est contre la Russie. Ces masses de prisonnier tchèques et slovaques, qui se sont accélérées à la fin de la guerre, ont été organisées spécialement par un général de l’armée française envoyé en mission en Russie, le général slovaque Milan Rastislav Štefánik.

C’est lui qui organise, sous la direction politique de Masaryk, ces légions tchécoslovaques de Russie. Et par leur poids, cela a donné une consistance à la cause politique des Tchèques et des Slovaques, ce qui a bien rendu service à Masaryk, Beneš, et aussi à Štefánik, même si lui n’a pas pu vraiment profiter de son statut de ministre de la Défense puisqu’il est mort dans un accident d 'avion en rentrant au pays en mai 1919.

Les légions tchécoslovaques en Russie
Ces légions ont joué un rôle énorme pour rendre solide, consistante, la cause des Tchèques et des Slovaques sur le plan politique, et après, dans l’entre-deux-guerres, elles ont joué un rôle de stabilisation. Souvent dans les pays d’Europe centrale, c’est dans les troupes de vétérans qu’on a trouvé des forces posant des questions à la démocratie, parfois la remettant en question : en Pologne, en Yougoslavie, en Roumanie… Ce n’est pas du tout le cas en Tchécoslovaquie. Les légionnaires ont au contraire formé un socle pour la démocratie. Ce groupe assurait notamment la défense personnelle du président de la République, il a joué un très grand rôle par son prestige tout au long de l’entre-deux-guerres, et c’est sans doute lui qui au plan politique a pu contrecarrer les velléités communistes ou même bolcheviques en 1920-1921, dans un pays où existait une forte classe ouvrière, pour ne pas dire un prolétariat. »

Pourtant, ces légions tchécoslovaques ont pu être en contact avec les bolcheviques, notamment sur le front Est et leur traversée de la Russie pour rejoindre la France, puisque le front était coupé pour le rejoindre directement par l’Europe. Par exemple, on peut parler de Jaroslav Hašek, dont c’était le 130e anniversaire fin avril, qui a fait partie de ces légions tchécoslovaques et a aussi servi les bolcheviques en Russie.

« C’est très compliqué. Depuis le Traité de Brest-Litovsk le 5 mars 1918, les bolcheviques ont abandonné le front, ce qui a liquéfié le front de l’Est et permis à l’Allemagne de retrouver des troupes nombreuses sur le front de l’Ouest contre la France. Les légionnaires se sont retrouvés seuls isolés, sans possibilités de revenir directement à la patrie par l’Ouest, mais par l’Est, donc obligés de traverser non seulement la Russie mais aussi toute la Sibérie jusqu’à Vladivostok. Ça s’est étiré sur plus d’un an et demi.

Dans ce contexte, la puissance massive en Russie, c’était les bolcheviques, et les légionnaires tchécoslovaques se sont retrouvés dans une position stratégique d’opposition à ces bolcheviques. Ce qui fait qu’après un an et demi de combats contre les bolcheviques, arrivés à Vladivostok puis rentrés au pays, ils ont été une très grande force. Ce très grand romancier, Hašek, est un peu une exception, il a fini du côté des bolcheviques. On lui pardonnera beaucoup parce que les quantités d’alcool que lui et son personnage de roman Švejk ingéraient permettent d’excuser beaucoup d’extrêmes. »

De retour au pays, est-ce que les légions rejoignent l’armée traditionnelle tchécoslovaque ? Quelle mémoire collective de la guerre a-t-on en Tchécoslovaquie dans les années 1920 ? On sait qu’en France par exemple, il s’agit d’un grand traumatisme.

« Il y a une mémoire complexe. Non pas sous la forme du « traumatisme de Verdun » à la française, avec ces masses humaines disparues : 1,2 million de morts côté français, donc presque autant de veuves, des orphelins, un paysage triste, et qui dicte la politique des hommes politiques français de l’entre-deux-guerres. Aristide Briand disait : « je fais la politique de notre démographie ». Il devait tenir compte de cette saignée.

Ce n’est pas tout à fait le cas, même s’il y a un grand nombre de victimes, en Tchécoslovaquie où le problème est un peu différent. Il est celui d’une mémoire complexe, découpée, entre d’un côté la mémoire glorieuse des légionnaires, qui étaient du côté des vainqueurs, et de l’autre côté une mémoire difficile, presque taboue, chez les soldats qui ont servis dans l’armée austro-hongroise. Ça représente quand même neuf sur dix des combattants de la Première guerre mondiale en Tchécoslovaquie au sortir de la guerre. Or la République a eu tendance à valoriser les 10% de légionnaires et a parfois oublié les 90% de soldats issus de l’armée austro-hongroise. Alors dans la pratique, les noms des combattants des deux armées, celle du côté des Alliés et celle du côté des forces de l’Entente, ont été mélangés sur les listes sur les monuments aux morts. Donc il y a une mémoire complexe ; je dirais peut-être pas aussi traumatique si on a le complexe Verdun dans la tête. Ce sont les combats les plus atroces avec plus de mille morts par jour avec 60% des tués résultant des combats d’artillerie, c’est-à-dire qu’on ne retrouve pas de corps. Ce n’est pas tout à fait cette mémoire là. En revanche par exemple en Tchécoslovaquie, qu’ils soient en provenance des Légionnaires ou de l’armée austro-hongroise, il y avait un certain nombre d’invalides. Et ces invalides ont eu un statut un peu particulier dans la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres. Ils se sont vus attribuer par exemple les trafika, c’est-à-dire les petits magasins où on vendait des cigarettes. Voilà, il y avait quelques faveurs faites aux anciens combattants blessés. »

La France et la Tchécoslovaquie : des liens culturels, politiques et économiques

Est-ce que la France a participé à façonner l’Europe centrale avec cette Tchécoslovaquie au milieu de l’Europe qui peut permettre avec la Pologne d’encercler l’Allemagne ? Il y a aussi cette alliance de défense entre la Roumanie, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie. La France s’allie avec ces trois pays. Quel est ce jeu complexe géopolitique ?

« Il est beaucoup plus complexe que la France ne l’aurait souhaité. D’abord numériquement, la Tchécoslovaquie – on verra ses atouts – mais ce n’est pas le pays le plus peuplé de la région. La Pologne compte 23-24 millions d’habitants en 1918 – c’est un peu complexe avec les frontières qui bougent – et une grosse trentaine à la fin des années 1930. Et la Roumanie compte 22 millions d’habitants. Ce sont donc deux pays amis de la France qui compte plus d’habitants que la Tchécoslovaquie. Néanmoins, la Tchécoslovaquie présente cette particularité d’être un pays stable, on l’a vu sur le plan démocratique. C’est qu’en même un atout du point de vue du Quai d’Orsay et de la République française. Surtout, c’est un pays industriel. Rappelons-le, avant la guerre de 14, en 1913, c’était en Bohême et Moravie que se fabriquait 60% de la richesse manufacturière de l’ensemble de l’Empire d’Autriche-Hongrie. Donc une fois délectée de l’Autriche et à fortiori de la Hongrie, la Bohême-Moravie devenue la Tchécoslovaquie, est un atelier de l’Europe centrale. Et deuxième chiffre : en 1938, c’est le huitième pays industriel du monde. Donc elle n’avait peut-être pas autant d’habitants que les « amis » polonais – je dis « amis » avec des guillemets – ou les amis roumains, mais elle était une force en mesure par exemple d’avoir des productions d’industrie de guerre de très haut niveau. Les obusiers, les chars Skoda, étaient de très haut niveau sur le théâtre européen. 

Alors du point de vue des alliances, il y a un petit problème. On a cité la Pologne, grand pays ami de la France de longue date, au moins depuis le XVIIIe siècle. Les relations bilatérales entre la Pologne et la France sont excellentes. Les relations bilatérales entre la Tchécoslovaquie et la France sont excellentes. Les relations multilatérales entre la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Yougoslavie, formant en 1921 la Petite Entente, sont également excellentes. Le souci, ce n’était peut-être pas entre la Petite Entente et la Pologne mais entre la Tchécoslovaquie et la Pologne, il subsistait depuis les origines, depuis 1918, un souci dans le règlement de la question du bassin charbonnier de Cieszyn (Teschen en allemand, Těšín en tchèque). Benes s’était assuré une position diplomatique de poids, il a réussi à obtenir qu’une très grande partie de ce bassin réclamé par les Polonais soit attribué à la Tchécoslovaquie. Et c’est resté dans la mémoire des Polonais durant tout l’entre-deux-guerres et cela a rendu assez complexe l’articulation d’une force entre la Pologne d’une part, les trois pays moyens de la Petite Entente d’autre part. Si bien que le grand schéma géostratégique de la France d’une puissance de revers dans le dos de l’Allemagne n’a qu’assez moyennement fonctionné à la fin des années 1930. »

La France, au-delà de cet aspect géopolitique, cultive aussi un « soft power » très important avec le développement de son réseau culturel et à cette époque, la Tchécoslovaquie est un pays très francophile…

« Oui, alors ça en effet, la capacité d’influence de la France, comme on disait plutôt à l’époque, était extraordinaire. Jusque quelques petites indications : la France, à la demande des Tchèques et des Slovaques dans un mouvement amorcé dès le XIXe siècle, a constitué le plus grand réseau d’Alliances françaises au monde, ces petites universités délocalisées dans les pays amis. Un réseau qui était plus grand que dans les grands pays amis que sont l’Argentine, l’Egypte, le Liban, etc. La Tchécoslovaquie comptait dans l’entre-deux-guerres 77 Alliances françaises, assez bien réparties entre la partie tchèque et la partie slovaque, où, non seulement on apprenant le français quasiment gratuitement, mais aussi, on faisait circuler des conférenciers de très haut niveau venus de France, des professeurs, des universitaires, des spécialistes, des savants… Paul Langevin, par exemple, a fait une tournée de la sorte. Ils ne s’arrêtaient pas à Prague, ils y donnaient évidemment des conférences de prestige, mais ils allaient irriguer l’ensemble des grandes sections de l’Alliance française et cela a créé un courant important.

André Breton
Autre angle de l’influence français dans l’entre-deux-guerres : ce sont les rapports, sans que l’Etat intervienne, entre les surréalistes français, André Breton, Paul Eluard et quelques autres, et les poétistes tchécoslovaques, c’est-à-dire l’équivalent des surréalistes français. On peut citer Vítězslav Nezval, Karel Teige et quelques autres. Ils étaient tous amis et ils passaient leur temps dans les trains entre les deux pays et ils ont pu contribuer à diffuser la culture française sur le plan littéraire.

Pensons aussi sur le plan pictural aux achats très intelligents menés par toute une série de mécènes tchécoslovaques sur le marché français. Je pense à Vincenc Kramář qui a joué un très grand rôle pour alimenter les galeries et les collections tchécoslovaques. Jusqu’à nos jours : si le musée d’art contemporain de Holešovice à Prague est sans doute un des plus intéressants en Europe et au monde pour ses collections françaises, c’est bien parce que dans l’entre-deux-guerres s’est constitué un courant d’échange de très haut niveau. »

La crise de 1929 et la montée du nazisme en Europe centrale

Vous parliez tout à l’heure du fait que la Tchécoslovaquie était alors l’un des pays les plus industrialisés au monde. Comment la crise économique de 1929 et quand touche-t-elle la Tchécoslovaquie ?

La grande usine Škoda de Plzeň
« Pour donner une idée de cette puissance industrielle, la Tchécoslovaquie, c’est l’atelier de l’Europe centrale dans l’entre-deux-guerres et cette tradition s’est perpétuée jusqu’à nos jours dans une large mesure. Il y avait un petit souci : la grande industrie tchèque pendant la guerre, la grande usine Škoda de Plzeň, qui avait fourni – elle avait été réquisitionnée – les armes nécessaires pour la guerre à l’armée austro-hongroise, s’est retrouvée non seulement sans commande à l’automne 1918, mais carrément avec des dettes de l’Etat autrichien non honorées. Cela aurait pu terminer en catastrophe industriel à l’automne 1918 et très opportunément, à la faveur de toute une série de relations dont on trouve les traces dans les archives, la société française Schneider, qui avait dégagé pas mal de capital pendant la guerre, assure la paye des ouvriers de Škoda au mois de novembre 1918. Elle met donc ainsi un pied dans la porte et l’année suivante et surtout en 1920, tout cela est acté par une entrée dans le capital de Škoda par Schneider. Et on trouve comme cela toute une série d’associations, d’alliances, qui ont permis une modernisation d’un outil qui était déjà très moderne pendant l’entre-deux-guerres.

Le petit souci, c’est que cette économie, cette industrie tchécoslovaque de pointe, très tournée vers l’exportation, subit de plein fouet à la fin des années 1920 la rétractation de l’économie mondiale. Celle-ci, je le rappelle, est partie au départ d’un krach en Autriche. Le Kredisanstalt de Vienne s’effondre en 1929 et provoque en chaîne, par le retrait des capitaux américains, britanniques, de l’Europe centrale, etc. l’effondrement de l’ensemble des marchés centre-européens et européens.

Pour la Tchécoslovaquie, c’est une catastrophe. Cela a une conséquence un peu inattendue. En temps de crise, les premières dépenses que l’on restreint dans les familles, sont celles par exemple sur les vêtements, sur tout ce qui est un peu luxueux, pour préserver le budget de nourriture. Dans toutes les familles en Europe, c’est ainsi que l’on a procédé. Or la Tchécoslovaquie s’était spécialisée dans la mécanique fine, dans les produits de luxe comme par exemple le cristal de Bohême ou bien dans les textiles. Et précisément, ces productions, notamment le textile et le cristal de Bohême, étaient produits dans les régions au pourtour de la Bohême, dans des endroits qui étaient peuplés par des germanophones. Autrement dit, la crise a principalement affecté des régions peuplées par des germanophones.

Konrad Henlein,  photo: Bundesarchiv,  CC BY 3.0 Allemagne
Alors que dans les années 1920, ils avaient l’impression de bien vivre en Tchécoslovaquie, ils ont eu l’impression dans les années 1930 d’être un peu abandonnés par l’Etat tchécoslovaque, qui lui n’y pouvait rien. Ce n’était pas de sa faute, c’était plutôt une question de conjoncture mondiale et d’orientation de l’économie libre. Et c’est ce qui a mis les populations germanophones au début des années 1930 en situation difficile sur le plan économique, et de là sont venues des interrogations identitaires qui ont cru pouvoir trouver une solution dans une proposition politique organisée depuis Berlin par un petit moustachu du nom de Hitler, qui est arrivé au pouvoir en janvier 1933 en Allemagne. Des nazillons locaux, notamment un certain Konrad Henlein, ont œuvré pour essayer de structurer la demande et l’offre politique pour ces populations germanophones de Tchécoslovaquie un peu déboussolées. C’est un grand accident historique parce que, depuis 1926, il y avait des ministres germanophones dans le gouvernement tchécoslovaque, il y avait un gros effort pour intégrer ceux que Masaryk appelait ‘naši Němci’ (‘nos Allemands’). Toute cette politique de bonne volonté de part et d’autres atteint ses limites au milieu des années 1930 et s’effondre à la fin de la décennie. Il ne faut pas sous-estimer la responsabilité un peu de l’Angleterre et beaucoup de la France dans les événements politiques qui se nouent en 1938. »

Comment se traduit politiquement en Tchécoslovaquie cette crise économique ? Comment réagit-on à la montée du nazisme en Allemagne ?

« D’abord à propos de la perception de la menace : Masaryk écrit des articles anonymes signés sous des initiales qu’on peut retrouver dans les archives, des articles d’avertissement contre la menace nazie. Il a été l’un des premiers en Tchécoslovaquie à lire Mein Kampf, dès le milieu des années 1920. Et il en connait tout le potentiel négatif, destructeur. En 1933, Masaryk écrit des articles, il a le souci de se montrer à cheval lorsqu’il passe en revue le 28 octobre 1933, à l’âge de 83 ans tout de même, les troupes tchécoslovaques dans Prague. Il est à cheval pour montrer que la démocratie tchécoslovaque est debout et n’a pas à redouter le nazisme allemand. Le petit souci c’est qu’il rencontre un problème de santé au printemps suivant. Il est un peu amoindri et doit même se retirer un an et demi plus tard, au mois de décembre 1935.

La Tchécoslovaquie était technologiquement prête. Militairement, elle l’était aussi. L’armée tchécoslovaque était bien encadrée. Elle était surtout installée dans un dispositif de type ligne Maginot tout à fait comparable à la nôtre sauf qu’elle était, elle, bien complète, avec des bunkers extrêmement solides, sur tout le pourtour de la frontière du pays, au contact, au regard soit de l’Allemagne, soit de l’Autriche. La Tchécoslovaquie était donc capable de répondre passivement mais elle était aussi en mesure de répondre activement avec des unités de chars parmi les plus modernes de l’époque. Très rapides, les chars Škoda 35 étaient des chars bien motorisés, bien blindés de l’avant et en mesure de poser de sérieux soucis à une armée qui aurait eu des velléités offensives sur le territoire tchécoslovaque.

Le souci, c’est que ce qui se passe à la fin des années 1930 désarme et politiquement et militairement une Tchécoslovaquie qui commençait tout juste à retrouver des capacités économiques. C’est tout cela qui est en jeu dans la tragique année 1938 avec la montée des pressions qui se termine à Munich. »

Les Accords de Munich : la trahison des démocraties occidentales

On va parler justement des Accords de Munich, la trahison de l’Angleterre et de la France envers la Tchécoslovaquie, qui l’abandonnent aux mains d’Hitler. Y a-t-il des signes avant-coureurs dans les années 1930, au niveau des relations internationales entre les trois pays, de cette trahison à venir ?

« Oui et non. Je commencerais par non, parce qu’au niveau des discours, il y a toujours la grande amitié entre la France et la Tchécoslovaquie, comme d’ailleurs avec les pays de la Petite Entente et avec la Pologne. Non, lorsqu’on lit un peu les archives, lorsqu’on lit les mémoires de l’ambassadeur de France – il avait le titre de ministre plénipotentiaire entre 1932 et 1935 à Prague, il s’appelle Léon Noël – Léon Noël dit que lorsqu’il est parti pour sa mission en 1932 de Paris, il a senti qu’en face de lui au Quai d’Orsay, l’alliance devenait un mot un peu tabou. Il avait un sentiment un peu partagé d’aller au pays d’un président prestigieux, Masaryk, mais avec une mission devenue de moins en moins claire de la part d’une démocratie française qui elle-même se cherchait. Je rappelle qu’il y a toute une série de scandale au début des années 1930 du côté français. Tout cela fait que la grande alliance des années 1920 commence à s’affaiblir dans les années 1930. Je réponds donc à votre question : non parce que dans les discours, c’était toujours la grande amitié et puis, par exemple sur le plan culturel, il y avait beaucoup d’échanges dans les années 1930.

Les Accords de Munich | Photo: Bundesarchiv,  Bild 183-R69173/Wikimedia Commons,  CC BY-SA 1.0
Et je répondrais oui, il y avait des signes avant-coureurs un petit peu inquiétants : la façon dont l’Allemagne a posé ses pions, non seulement à l’égard de sa frontière occidentale, en Rhénanie, dans la Sarre, mais aussi à l’égard de ses voisins orientaux, d’abord la Pologne. Je rappelle qu’en janvier 1934, la Pologne signe un traité d’amitié avec l’Allemagne nazie, ce qui rend un peu compliquée la situation en Europe centrale. La Tchécoslovaquie, qui elle est restée toujours sur une ligne démocratique extrêmement ferme, s’est retrouvée très isolée avec les alliés de la Petite Entente sombrant les uns après les autres dans des régimes dictatoriaux assez éloignés de l’idéal démocratique prêché par Masaryk. Donc, oui et non, les signes avant-coureurs permettaient ou ne permettaient pas de préjuger de ce qui allait arriver à la fin des années 1930.

Vous utilisez le terme de trahison. A l’époque, le terme même de trahison était considéré comme une trahison. Il n’était pas question d’utiliser ce terme. De nos jours, tous les historiens sérieux admettent que la France n’a pas joué un rôle très glorieux. Même si, évidemment, le rôle de l’Angleterre est encore plus infâme dans cette affaire, en envoyant en particulier un émissaire pendant l’été 1938 du nom de Lord Runciman qui était tout acquis à la cause des nazis, comme une bonne partie des élites britanniques de l’époque. C’est vrai que l’Angleterre n’a pas facilité cette affaire.

Mais la France de Daladier n’était pas dans une posture et n’avait peut-être pas l’énergie nécessaire pour mettre à plat toute sa diplomatie et toute sa vision géopolitique de l’Europe centrale tant qu’il en était encore temps. Au lieu d’avoir les armées et les chars tchécoslovaques avec nous, eh bien on a eu une armée tchécoslovaque désarmée dès le début de l’année suivante, en 1939, et puis surtout, les chars tchécoslovaques, la Wehrmacht en a fait un bon usage contre la France en 1940. »

Comment à long terme ces Accords de Munich ont pu avoir un impact sur les relations franco-tchèques ? Est-ce-que la France est considéré comme un allié qui n’est pas fiable ?

Photo illustrative: Archives de Radio Prague
« A titre purement personnel pour le très francophile Beneš qui, non seulement a conduit la diplomatie jusqu’en 1935 mais aussi le pays, puisqu’il devient président de la République en décembre 1935, c’est une déception atroce et il est un des premiers à faire le voyage de Moscou en 1943. Il sait que désormais, il faudra tenir compte de la puissance soviétique. Alors cette puissance soviétique, elle s’est imposée pour liberté le pays certes en 1945. Mais elle y est restée pour ainsi dire jusqu’en 1989, avec l’épisode particulièrement sanglant de 1968.

Alors, l’image de l’Allemagne est positive malgré l’épisode nazi. L’image de la France est très abimée malgré les grands et beaux discours de l’entre-deux-guerres. Et l’image de l’Union soviétique est durablement dévastée parmi les populations tchécoslovaques, puis tchèques. De nos jours, cela a une conséquence si l’on revient au cas français, une conséquence en termes de fidélité, de loyauté : les Français sont toujours un petit peu suspect de reproduire les schémas qui ont abouti à 1938. Comme historien je veux bien reconnaître le poids de l’histoire, mais c’est à nous, aux générations actuelles, de construire une autre image pour montrer que la France est un peu autre chose que 1938. »