La République tchèque - une société d’athées ou de timides croyants ?
La République tchèque a la réputation d’être le pays le plus athée en Europe, voire dans le monde. Des sondages sur la religiosité le confirment. Un chiffre parlant : lors du dernier recensement en 2001, seuls 32% des Tchèques ont déclaré avoir une religion. La moitié de la population affirme ne pas croire en Dieu. Sans vouloir vous accabler de données, nous allons essayer de lever le voile sur ce phénomène... Pour y voir plus clair sur l’athéisme - réel ou supposé - des Tchèques et sur leur manière de vivre la foi, nous avons rencontré trois représentants de l’Eglise catholique, majoritaire dans le pays.
Les prêtres Jan Kotas et Rafal Sulwestrzak, ce dernier d’origine polonaise, exercent tous deux à Prague. Le père Josef Hurt, lui, officie à Most, au nord du pays, dans une région qui est de loin la plus athée du pays, avec près de 80% de personnes sans religion. Rencontre avec trois hommes d’Eglise âgés d’une quarantaine d’années et aux parcours différents, ainsi qu’avec une femme, une mère de famille...
Nous sommes à Prague-Koloděje. C’est un quartier résidentiel, éloigné du centre-ville, un quartier qui ressemble plutôt à une bourgade, tout le monde s’y connaît et l’ancienne grange située à côté du presbytère et magnifiquement reconstruite, est un véritable lieu de rencontre. Le mercredi matin, le Centre chrétien « Rybička » (Petit poisson) y accueille mères et enfants. Au programme, des activités d’arts plastiques, ainsi qu’une lecture de la Bible et une prière commune à l’église. Michaela Vítková qui anime l’atelier d’arts plastiques explique que ces activités sont destinées à tous les parents, croyants ou pas. Michaela, elle-même, m’a confié quelle place la religion occupait dans sa vie :
« Je suis baptisée, j’ai eu une éducation athée... Mais je crois avoir trouvé mon propre chemin vers la foi. Et quand je l’ai trouvé, j’ai compris que le catholicisme était, pour ainsi dire, ‘trop restreint’ pour moi. Je ne saurais pas dire si je suis croyante. Je respecte les valeurs chrétiennes, mais pour certaines de mes opinions, je pourrais facilement me faire brûler comme hérétique. »
« J’ai trouvé mon propre chemin... Je crois en Dieu, mais je n’ai pas besoin d’aller aux offices religieux... Oui, je crois ‘en quelque chose’, mais avec tous les scandales et les conflits autours des biens ecclésiastiques, je ne fais plus confiance à l’Eglise... » Ces mots reviennent souvent dans le discours des Tchèques. Pourquoi ? Jan Kotas, curé à Koloděje :
« Le rapport des gens à une religion organisée, institutionnalisée et qui a une tradition, cette relation est vraiment compliqué en République tchèque. C’est évidemment le résultat direct de la propagande du régime communiste qui a réussi à influencer deux ou trois générations par une éducation anti-religieuse plutôt qu’athée. En plus de cela, cette propagande a été nourrie par une déception profonde liée à la fin de la Première république tchécoslovaque, aux Accords de Munich, à la Deuxième Guerre mondiale, à l’ouverture, naïve comme on le voit aujourd’hui, vers tout ce qui venait de la Russie soviétique. Beaucoup de gens ont alors transmis à leurs enfants, a priori, une attitude négative, une méfiance à l’égard de l’Eglise. »
Assis dans le presbytère de Kolodeje, autour d’un vrai café italien (souvenir de plusieurs années d’études que Jan Kotas a passées à Rome), nous parlons des origines encore plus anciennes de cette méfiance, voire hostilité envers l’Eglise catholique. Le père Kotas rappelle l’idéologie de la Première république tchécoslovaque, basée sur une contestation des structures religieuses classiques et qui soutenait le protestantisme tchèque :« C’était une réaction à l’expérience de l’Empire austro-hongrois. A l’époque du renouveau national, l’Autriche catholique a été perçue comme un oppresseur ce qui a donné une mauvaise image de l’Eglise catholique en tant que telle. Or, l’histoire moderne nous montre combien cette idée est trompeuse ! La présence de l’Eglise catholique, justement à l’époque baroque, a contribué, de façon importante, au développement de la culture, de la langue et de la poésie tchèques. »
« Je pense que l’athéisme tchèque n’est pas pensé, formulé, argumenté, ce n’est plus une conviction ferme, basée sur une véritable réflexion. Ici, l’athéisme prend souvent la forme de l’indifférence, dans le sens où ces ‘athées’ n’ont jamais été confrontés à religion comme à quelque chose d’important pour leur vie. Ou alors c’est un athéisme offensif, qui prend racine dans les émotions et les préjugés transmis de génération en génération. »
Néanmoins, dire que la République tchèque est un pays athée n’est pas juste, d’après Jan Kotas :
« Aujourd’hui, alors qu’ on s’aperçoit que l’époque du grand rationnalisme est finie, il est clair que même en Répulique tchèque, les gens sont de plus en plus nombreux à s’intéresser, pour le moins, à la spiritualité. On aurait tort de penser que ce pays est areligieux. »
Le diacre et psychiatre tchèque Max Kašparů a écrit dans un de ses livres grand public : « Prenez un homme qui se dit athée et ‘secouez-le’ - je vous garantis qu’au bout d’un moment, il vous sortira une pseudo-religion. » Il fait allusion à ces « athées » qui touchent du bois, ont la phobie du vendredi treize et du chat noir qui traverse la route. Autre phénomène intéressant : le succès, en République tchèque, mais pas seulement ici, de philosophies religieuses orientales, et de toute sorte de spiritualité en fait, qui dépasse le cadre de notre tradition européenne. Comment l’expliquer ? Le père Jan Kotas :
« J’ai remarqué une chose. Les Européens d’aujourd’hui sont habitués à une offre illimitée, dans de nombreux domaines de la vie. Ils puisent à leur guise dans cette offre. Ce marché existe actuellement même dans la sphère religieuse. C’est comme dans un supermarché : les gens trouvent dans les rayons un certains nombre de systèmes religieux, d’interprétations religieuses du monde. Ils choisissent ce qui leur convient. Il ne s’agit que très rarement d’un réel engagement, d’une décision d’accepter un système à part entière, de l’intégrer avec toutes les conséquences, de se dire : voilà, ce sera désormais mon univers à moi, où je vais vivre... »
Pourquoi alors le christianisme « n’est pas à la mode » aujourd’hui ?
« Toutes les grandes religions impliquent l’homme dans une relation avec Dieu qui est perçu comme une personne. Cette relation est un défi existentiel, face auquel l’homme ne peut rester passif. Cela ressemble à chaque rapport sérieux et important avec quelqu’un d’autre dans notre vie. Lorsque je me lie à une autre personne, je perds un peu le contrôle de ma vie. Je dois respecter cette personne, la prendre au sérieux, je l’aime, je la cherche... Je vis tout ce drame qui accompagne une relation humaine. Mais parfois, on a tendance à éviter ce genre d’exigences, à ralentir, quand on sent leur présence. Je crois que c’est la raison pour laquelle les gens préfèrent se tourner vers cette offre spirituelle qui parle d’énergies impersonnelles, de forces, de guérison de l’âme, de mythes... C’est plus attrayant qu’une grande religion traditionnelle qui dit : il existe un Dieu qui t’aime, tu l’intéresses, il te cherche... Mais il demande une amitié pour la vie. »
Most : le fief de l'athéisme communiste
Direction maintenant la région de Most, au nord-ouest de la République tchèque, que l’on appelle « le désert sur la carte religieuse du pays ». Le père Josef Hurt, d’ailleurs originaire de la Moravie catholique, officie dans la ville de Most depuis sept ans. Il précise :
« Quelque 12% d’habitants de la région, dont un grand nombre de Roms, déclarent avoir une appartenance religieuse. Sur les 70 000 habitants de Most, environ 0,5%, donc entre 300 et 350 personnes, se rendent régulièrement à la messe dominicale. Je suis content que l’église soit remplie, mais pour une ville aussi grande, c’est vraiment peu. »
Pour comprendre pourquoi près de 80% de la population affiche ici son athéisme, il faut se pencher sur l’histoire de cette région. Ce n’est pas par hasard qu’elle fut baptisée « rudé Mostecko » - la région rouge. La ville de Most, historique, ouvrière et minière, a vécu, après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le départ forcé de ses habitants allemands, majoritairement catholiques, ainsi que du clergé. La transformation de Most en un fief de l’athéisme communiste, en une ville moderne, industrielle, sans visage et sans histoire, cette transformation a culminé au début des années 1970, avec la démolition de l’ancienne ville médiévale, à l’emplacement de laquelle se trouvent désormais les mines de charbon. Une seule église gothique, celle de l’Assomption-de-la-Vierge a survécu à la catastrophe : elle a été déplacée, en grandes pompes, par les communistes en 1975. Exploitée aujourd’hui par l’Institut du patrimoine national, elle ne sert aux offices que trois fois par an. Josef Hurt :
« En rentrant, on a plutôt l’impression de visiter un musée dans une église qu’une église proprement dite, où l’on sent les prières de plusieurs générations. En étant déplacée, cette église a subi un choc, comme une crise cardiaque. Avec la dernière messe qui y a été célébrée, elle a cessé de servir à la communauté catholique. Puis, elle a été à nouveau consacrée en 1994. Aujourd’hui, les visiteurs y admirent la beauté de l’art gothique. Or le mobilier n’est pas celui d’antan, y compris les bancs... Les gens l’apprécient comme lieu de mariage, d’enterrement ou de baptême. Mais ils ne disent pas : ‘C’est notre église.’ »Le père Josef Hurt m’accueille dans le presbytère qui a servi aux fidèles de Most, pendant de longues années sous le communisme, d’unique lieu de prière. Depuis décembre 1989, ils peuvent assister à des offices réguliers à l’église Saint-Venceslas, petite, moderne, construite, aussi étrange que cela puisse paraître, avec le consentement des autorités d’alors dans les années 1980. Dans chaque désert se cache un oasis, dit, avec sourire, Josef Hurt :
« Cette année, à Pâques, nous avons baptisé une personne adulte, l’année dernière sept personnes environ. Depuis sept ans, je pense avoir baptisé près de trente adultes. Et on en arrive à une centaine de personnes adultes baptisées depuis 1989 jusqu’à mon arrivée à Most, il y a sept ans. »
Et ces 80% des non-croyants dans la région ? Peut-on dire quelle est leur « religion » ?
« J’ai l’impression que souvent, les gens élèvent au rang de religion leur famille ou leur carrière profesionnelle. Dans ces domaines-là, ils sont capables se s’investir. Ensuite, pour certaines femmes, c’est la mode et son actualité qui est une véritable religion. Enfin, ce qui est très important pour les plus jeunes, ce sont les groupes auxquels ils s’identifient, des groupes d’extrémistes ou autres. Ces communautés, très diverses, se profilent sur Internet qui est aussi, en soi, une sorte de religion. C’est-à-dire : j’ai mon univers à moi et je m’intéresse un peu à ce qui est hors de celui-ci. »
En même temps, si Internet pouvait améliorer la communication, parfois difficile, entre l’Eglise et ses timides sympathisants, ceux qui sont « sur le chemin vers la foi », tant mieux. Josef Hurt :
« De temps en temps, il m’arrive de ‘chatter’ avec quelqu’un sur ICQ. En général, quand je me présente : ‘Bonjour, je suis curé’, les gens sont très surpris. Une fois, mon interlocuteur n’a plus répondu, une autre fois, lorsque la surprise est passée, nous avons eu une très belle conversation autour des problèmes qu’apporte la vie. Je pense souvent à cet homme-là. Il m’a écrit : ‘Je ne me considère pas comme croyant, mais quand je passe devant une chapelle ou un calvaire, je m’arrête volontiers...’ »
Les "missionnaires" polonais en Tchéquie
Le prêtre polonais Rafal Sulwestrzak officie dans deux paroisses dans la banlieue pragoise. C’est le début de l’Avent et nous nous retrouvons dans la petite église de Prague-Klánovice. Bavard, sincère, doué d’un grand sens de l’humour, Rafal Sulwestrzak se met tout de suite à me raconter le début son histoire d’amour avec la République tchèque : c’était un beau jour de la fin des années 1990, quelque part sur l’autoroute entre Prague et Brno, où il a compris qu’il voulait vivre ici. Considérait-il alors la République tchèque comme un pays de mission ?
« Vous savez, j’étais ravi de pouvoir m’installer dans ce pays ‘païen’ ! Depuis ce moment-là, j’ai tout fait pour pouvoir vivre et travailler ici. Mon vœu s’est accompli en 2005. Je suis venu et j’ai demandé au cardinal si je pouvais devenir prêtre de l’archidiocèse de Prague. J’ai obtenu son accord en février 2006. Je suis ici chez moi, je ne retournerai plus en Pologne en tant que prêtre. Je ne connais pas les chiffres exacts, mais les hommes d’Eglise polonais sont nombreux à travailler en République tchèque. Ce sont, pour la plupart, des prêtres venus à la demande de l’évêque, c’est-à dire qu’ils peuvent à tout moment retourner en Pologne, ou ils peuvent être révoqués par leur propre évêque. Mais nous, qui restons ici, qui sommes vraiment intégrés dans la vie religieuse locale, nous ne sommes pas tellement nombreux. Pour les prêtres qui partent ensuite, la République tchèque est un pays de mission. Pour moi, c’est ma patrie. »
Une seconde patrie donc pour le père Sulwestrzak, mais quel regard porte-t-il sur ce fameux athéisme des Tchèques ? Et peut-on cerner les différences dans la manière où un Tchèque et un Polonais vivent leur foi ? Rafal Sulwestrzak :
« Je ne crois pas que la République tchèque diffère des autres sociétés. Je pense là aussi à la Pologne... Si quelque 32% des Tchèques se déclarent croyants, en Pologne, c’est 90% de la population. Mais la différence, c’est que ces 32% en Tchéquie s’engagent vraiment dans la vie de l’Eglise. C’est ce que j’ai remarqué pendant ces trois ans depuis que je suis ici, dans les paroisses où j’ai officié. Alors qu’en Pologne, quasiment tous les gens se disent croyants, mais en réalité, seuls 20% vont à l’église. Oui, on peut dire que la République tchèque est un pays athée, du fait que beaucoup de gens ne sont pas baptisés. Or, c’est justement l’occasion pour nous de les conquérir, d’annoncer l’Evangile et de leur montrer le Chist. Pour moi, ce n’est pas un pays athée, c’est un pays qui représente un défi. »
« J’ai l’impression que pour un Polonais, la foi, ce sont les grands pèlerinages à travers toute la Pologne, auxquels tout le monde participe, avec des attractions... C’est une fête. Et quand elle est terminée, la foi est aussitôt oubliée. Par contre un Tchèque vit sa foi dans l’intimité. Mais s’il le faut, il sait la manifester, dans la vie quotidienne. »
Le sens de Noël
Les fêtes de Noël sont une opportunité d’encourager cette « foi intime » des Tchèques, ou de qui que ce soit... Voilà le grand message de Noël, formulé par le père Jan Kotas :
« Malgré notre cynisme, notre résignation, notre fatigue, le regard sur un enfant qui vient de naître éveille en nous un sentiment de pureté, un sentiment d’espoir. Alors en général, Noël nous redonne de l’espoir : notre vie a un sens et il est bien que nous soyions là. Si on regarde un peu plus loin, on voit que ce petit enfant couché dans la crèche, c’est Dieu. Et malgré toutes les mauvaises expériences qu’il a eues avec les hommes, ceux-ci méritent que Dieu viennent auprès d’eux, qu’il les accompagne dans leur existence, qu’il se livre aux hommes, avec l’innocence d’un enfant. C’est un espoir formulé dans un langage religieux, mais c’est toujours l’espoir, destiné à un homme fatigué, apeuré, limité par la réalité de ce monde, indécis, peut-être un brin cynique... Cet enfant né à Bethléem, c’est un message qui dit : la vie a un sens. »