La Sainte-Lucie, une tradition hivernale oubliée (ou presque)
En Tchéquie, le dicton veut que sainte Lucie « boive un peu de nuit, mais ne rajoute pas de jour ». Néanmoins, peu nombreux sont les Tchèques à savoir que le 13 décembre était autrefois accompagné de diverses coutumes. Celles-ci restent, à l’inverse, relativement connues et observées en Slovaquie, et RPI vous propose de les découvrir. Un peu de lumière – et de ménage ! – dans une période de l’année autrement bien sombre…
De nos jours, le mois de décembre s’apparente pour beaucoup à un marathon d’achats de cadeaux, de fêtes de fin d’année avec les collègues ou autres, ou encore de plaques de biscuits de Noël à passer au four… Mais cela n’a pas toujours été le cas : en Bohême comme en Moravie, de la Saint-André (le 30 novembre) à Noël et même après, la période la moins ensoleillée de l’hiver était autrefois accompagnée de coutumes d’un tout autre genre. Notamment à l’occasion de la Sainte-Lucie, le 13 décembre.
Particulièrement fêtée en Suède, la Sainte-Lucie est également associée à diverses coutumes dans les autres pays de la Scandinavie et en Finlande, mais aussi en Italie ainsi qu’en Europe centrale. Néanmoins, sur le territoire de l’actuelle République tchèque, la Sainte-Lucie n’est aujourd’hui plus célébrée que dans les écomusées, ou présentée dans des émissions télévisées à caractère ethnologique et pédagogique… Les uns comme les autres mettent en évidence la diversité des coutumes associées à ce jour de l’année, avec des variations régionales notamment. Toutefois, une chose semble commune à toutes : sainte Lucie est synonyme de propreté, de pureté. Ainsi, autrefois le ménage devait impérativement être fait dans les chaumières pour le 13 décembre. Et le jour venu, il était interdit de tisser ou de filer, de trier la plume du duvet ou encore de faire la lessive… Le bon respect de ces obligations et interdictions étant contrôlé par des « Lucie » (aussi appelées « Lucky »), tout de blanc vêtues, muettes et intransigeantes : qui se trouvait pris en flagrant délit voyait sa maison remplie de plume ou sa quenouille dévidée…
Des tâches ménagères interdites
Parfois, les « Lucie » venaient surprendre les hommes au bistrot du village, où elles les enduisaient de moutarde ou de cambouis, les saupoudraient de farine et les frappaient avec des cuillères en bois. Une sorte de vengeance contre les paresseux qui, même avant les fêtes, ne donnaient pas de coup de main pour les tâches ménagères… Et les plus jeunes n’étaient pas mieux lotis : dans certains villages, les « Lucie » menaçaient d’un fouet les enfants qui ne faisaient pas bien leurs prières, ou les avertissaient avec un couteau que s’ils ne jeûnaient pas le 24 décembre, elles les étriperaient pour remplir leur ventre de grains d’orge...
Sainte Lucie était considérée comme une puissante protectrice contre les sorcières et leurs sortilèges, qu’on disait les plus puissants justement pendant la période de l’année durant lesquels les journées sont les plus courtes. Pour cette raison, de la Sainte-Lucie jusqu’au jour de Noël, les ménagères donnaient aux vaches un morceau de pâte mélangé à diverses épices et légumes et exorcisé afin que les forces maléfiques n’aient pas de prise sur le bétail. Dans la région de Zlín, à l’est du pays, les gens se protégeaient des maléfices en mettant de côté une bûche chaque jour du 13 décembre jusqu’à la veille de Noël. Ce bois était ensuite utilisé pour allumer le feu le jour de Noël.
En Slovaquie aussi, les coutumes associées à la Sainte-Lucie varient selon les contrées, tant et si bien qu’il est impossible de généraliser… Slovaque établi à Prague depuis huit ans, Tomáš explique comment se déroule la Sainte-Lucie dans sa maison à Smíchov :
« L’objectif de cette coutume, c’est donc de purifier la maison. C’est le rôle des femmes et des filles de la maison. A cette occasion, elles deviennent des ‚Lucie’, des prêtresses purificatrices. Elles se vêtissent de blanc, symbole de pureté, et se blanchissent le visage avec de la farine. Pendant toute la durée de la cérémonie, elles ne doivent pas prononcer un seul mot, car cela annulerait leur pouvoir magique de purification. Elles passent dans toutes les pièces pour en balayer les coins avec une plume d’oie qu’elles ont en main. Car selon la tradition, c’est dans les coins que se tiennent les forces maléfiques, qu’elles doivent donc chasser de là. Elles ont également une bougie en main, car elles amènent la lumière – d’ailleurs, le prénom Lucie vient du latin ‘Lux, lucis’ désignant la lumière. Autrefois, elles passaient ainsi dans tout le village, allant de maison en maison. Mais lorsque nous le faisons chez nous, à Prague, elles se cantonnent aux pièces de notre maison : elle est grande, donc il y a déjà pas mal de travail ! »
Grand ménage… à la plume et à l’ail
« Les ‘Lucie’ doivent également tracer trois croix avec une gousse d’ail sur l’encadrement au-dessus des portes. Traditionnellement, l’ail a une forte puissance purificatrice, et surtout il protège du mal. Ainsi elles passent dans toute la maison, portant également des plantes avec lesquelles elles fumigent les pièces, ce qui augmente encore la force purificatrice. Une fois qu’elles sont passées dans la toute la maison, on arrive à la porte d’entrée, au-dessus de laquelle elles tracent également une croix à l’ail, et les ‘Lucie’ ôtent leur vêtement blanc. A partir de ce moment-là, elles ne sont donc plus des ‘Lucie’. La dernière des coutumes consiste à faire beaucoup de bruits, avec des cris et des cloches, pour que les forces maléfiques quittent la maison. Voilà, c’est comme ça que nous réalisons ce rituel à la maison. »
Sainte Lucie, patronne de… beaucoup
Mais au fait, qui était sainte Lucie ? Cette martyre a vécu à Syracuse (Sicile) au IIIe siècle. Ayant fait vœu de chasteté, elle se serait arraché (ou fait arracher) les yeux pour échapper à un mariage contre son gré. Vénérant le Christ et sainte Agathe, refusant de renoncer à sa foi chrétienne, elle serait morte sous la torture au début du IVe siècle. Elle est la patronne des aveugles, des enfants malades, des épouses repenties, des avocats, des opticiens, des écrivains, des couteliers, des électriciens, des verriers, des gondoliers, des paysans et de la ville sicilienne de Syracuse, bien sûr. Elle est invoquée contre les maladies des yeux, la dysenterie, les épidémies, les saignements abondants, les maux de gorge et autres maux de cou, mais aussi dans les moments où les gens ont besoin d’éclaircir des situations confuses – rien de moins que ça !
Si la Sainte-Lucie est une fête importante de la Chrétienté occidentale, il faut néanmoins préciser que les coutumes qui l’accompagnent sont sans doute bien antérieures à l’arrivée du christianisme, comme l’explique encore Tomáš :
« Il est extrêmement difficile de dater cette tradition, car le rituel en lui-même se compose d’éléments clairement préchrétiens. Ce qui indique que cela avait déjà lieu il y a bien longtemps… En fait, la plupart des fêtes de la culture chrétienne contemporaine gardent une forme de rituel très ancien, et ce tout simplement parce que lors de l’expansion du christianisme en Europe centrale, au IXe et Xe siècle, la culture des peuples était déjà bien établie : les gens avaient leurs coutumes, leurs dieux ; c’est ce qu’on appelle le paganisme, la culture préchrétienne. Avec l’arrivée du christianisme, il y a eu des tentatives d’interdiction de ces rituels anciens. Sans succès, car le christianisme émanait des puissants, du haut, et non du peuple, du bas. Les gens ont donc gardé leurs coutumes. Pour cette raison, on célèbre la naissance du Christ à la période du solstice d’hiver, car les gens étaient habitués à fêter quelque chose à cette période. Il y a donc une superposition importante des éléments anciens et des fêtes chrétiennes. »
Dictons et adages d’un autre temps
« A la Sainte-Luce, les jours croissent du saut d’une puce », dit un dicton français un peu oublié. Un saut de puce, ce n’est pas grand-chose… mais d’ailleurs, ce dicton ne serait-il pas erroné ? Puisque le solstice d’hiver – à partir duquel les journées commencent à rallonger – n’a lieu que le 22 décembre, à savoir neuf jours après la Sainte-Luce, autre nom de sainte Lucie… Cette apparente incohérence s’expliquerait par le passage du calendrier julien au grégorien, qui a eu lieu en France en 1582. Le 13 décembre dans le calendrier julien correspond donc à notre 26 décembre, date à laquelle la durée du jour commence effectivement à augmenter. CQFD ! Dans tous les cas, avec notre « saut de puce », nous ne sommes pas loin du dicton tchèque liée à la Sainte-Lucie – ni de son équivalent slovaque, d’ailleurs :
« ‘Sainte Lucie boit un peu de nuit, mais ne rajoute pas de jour’, cela se dit en Slovaquie aussi. Les dictons constituent en quelque sorte un calendrier populaire des prévisions météorologiques. Ils sont nés à une époque où la population se composait majoritairement de paysans, qui avaient besoin de savoir à quoi allait ressembler l’année à venir, quand il allait pleuvoir, quand il ferait sec, etc. En observant le temps, ils ont réalisé que certaines choses étaient liées. Un dicton qui est d’actualité en Slovaquie [et en Tchéquie], par exemple, c’est ‘Catherine sur la neige, Noël sur la boue’ et inversement. D’après ce que l’on voit par la fenêtre ces jours-ci, cela va se passer comme ça cette année ! Même si le réchauffement climatique fait que nombre de ces dictons ne sont plus valides. »
« En ce qui concerne le dicton lié à sainte Lucie, le fait que les Tchèques le connaissent encore montre bien que cette tradition était courante ici aussi. Ce dicton indique qu’à partir de la Sainte-Lucie, les journées vont être encore plus courtes jusqu’au solstice d’hiver. Puis viendra le tour d’autres dictons, qui indiquent que les journées rallongent progressivement : en slovaque, on dit ‘Le jour de Noël, d’une cabriole de puce’, ‘Au nouvel an, d’un pas de poule’, ‘A l’épiphanie, un pas de plus’. »
La petite douceur de Tomáš
Loin de sa commune natale en Slovaquie, chaque 13 décembre, Tomáš invite colocataires et amis de toutes origines à marquer la Sainte-Lucie chez lui, dans la capitale tchèque. Non pas par mal du pays ni par nostalgie, mais pour le plaisir de rassembler autour d’une tradition forte et belle :
« En Slovaquie, les gens connaissent encore l’existence des rituels de la Sainte-Lucie, notamment grâce à des vieux films dans lesquels on peut les voir. Mais ils ne les pratiquent plus, ou alors peut-être dans des villages isolés, ou dans le cadre de spectacles folkloriques. Lorsque nous étions adolescents, mes amis et moi avons donc décidé de faire revivre la Sainte-Lucie et d’autres traditions en en pratiquant les coutumes. Car d’une certaine façon, la Sainte-Lucie est liée à la culture slovaque et à notre identité nationale, que nous souhaitons construire. Ainsi nous nous efforçons de transférer ces rituels ancestraux dans la vie courante. Et lorsque je suis venu vivre à Prague, j’ai amené ces coutumes avec moi. Mes amis et moi-même observons ces coutumes parce que c’est une question de culture, mais aussi parce que c’est amusant ! Et puis, nous le faisons pour l’aspect purificateur – pas seulement pour la purification de la maison, mais aussi pour nous mettre dans l’ambiance des fêtes, pour nous y préparer. C’est une belle tradition, que nous attendons avec impatience chaque année. »
Et pour les auditeurs qui aimeraient en savoir plus sur les coutumes de la période de l’Avent en Slovaquie, Tomáš vous recommande le film folklorique télévisé tchécoslovaque « Vianočné oblátky »(« Les Gaufrettes de Noël »), adaptation d’une nouvelle de Martin Kukučín sur les us et coutumes de la période allant de la Saint-André à Noël. En cette saison, c’est le programme idéal entre deux contes de Noël tchèques à la télévision !
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