La solitude, un destin et un choix
« La personnalité de mes interlocuteurs s’est totalement ouverte, » dit l’écrivain Aleš Palán (*1965) à propos des personnes interrogées dans son livre Jako v nebi, jenže jinak - Comme au ciel, mais différemment. Les huit interviews réunies dans ce livre sont autant de témoignages saisissants sur la vie et le destin de gens qui ont choisi pour des raisons diverses de vivre en solitaire.
Vivre loin de la foule déchaînée
Ce n’est pas le premier ouvrage qu’Aleš Palán consacre aux gens qui préfèrent la solitude et la liberté à la vie en société. Dans son livre précédent il présentait huit entretiens avec des solitaires qui se sont réfugiés dans le massif de la Šumava en Bohême du Sud et cette fois-ci il élargit sa zone d’intérêt qui couvre désormais toute la République tchèque. Il constate :
« Quand les gens vivent en plaine ou dans les montagnes et même dans les hautes montagnes visitées par les touristes ou tout à fait désertes, cela détermine d’une certaine façon leur personnalité. (…) Mais on peut se demander aussi si ces gens n’ont pas choisi l’environnement où ils vivent parce que le caractère de cet endroit correspondait à leur état d’âme. »LIRE & ECOUTER
A la recherche de ces ermites modernes, Aleš Palán a fait des découvertes intéressantes non seulement dans les montagnes ou dans les forêts des régions frontalières mais aussi dans d’autres régions difficiles d’accès. Il a trouvé ses interlocuteurs dans une chaumière de Moravie, dans les régions marécageuses de Bohême du Sud, dans le massif des Carpates Blanches, dans les monts Jizera en Bohême du Nord ou dans le massif des Beskides en Moravie de l’Est. Il s’agit d’individualités très diverses et Aleš Palán reconnaît qu’il est difficile de trouver leur dénominateur commun :
« Le dénominateur commun de tous ces personnages est peut être leur solitude qui s’étend sur de longues années, mais c’est un aspect trop vague. Il s’agit de personnes qui sont pour moi personnellement extrêmement importantes. C’est une affaire très subjective. Chacune de ces personnes a apporté quelque chose d’essentiel ou au moins de très important dans ma vie. »
Le don d’éveiller la confiance
Aleš Palán a le don de gagner la confiance des personnes qui vivent en marge de la société. Ils lui permettent de s’approcher, de partager pour un moment leur vie et d’entrer dans leur intimité. Et même davantage : Aleš Palán, cet intrus venu du monde qu’ils ont déserté, réussit à les faire sortir de leur réserve et à les faire parler de leur vie personnelle. Ce ne serait sans doute pas possible si ces solitaires invétérés n’étaient pas convaincus de la sincérité et des bonnes intentions de ce curieux qui leur pose tant de questions. Aleš Palán tient à ce que ses entretiens se déroulent de la façon la plus naturelle possible, il ne prépare pas ses questions, il se fie à l’inspiration du moment. Pas pressé, il prend son temps, il laisse ses interlocuteurs respirer librement, et finit par leur donner envie de se confier :« C’est en cela que réside la qualité de ce livre. J’ai pu me permettre de le faire de cette façon parce que je n’étais limité par rien, même pas par le budget. J’ai voyagé des milliers et des milliers de kilomètres et j’ai passé des dizaines et des dizaines de jours en travaux préparatoires qui n’ont rien donné et qui semblaient perdus. Je ne l’ai jamais compté et ne le compterai jamais. Ce n’est pas une perte. C’étaient quand même des séjours dans le silence et la solitude même si c’était un voyage. Et c’était aussi une espèce de préparation. On doit sacrifier quelque chose pour mériter le résultat. Je l’ai peut-être mérité parce que j’ai accompli tout cela. »
Plaisirs et misères de la vie en solitaire
C’est ainsi qu’Aleš Palán réussit à recueillir l’histoire de la vie difficile de Kateřina Provázková, une montagnarde âgée qui vit toute seule dans les Beskides et n’a que ses moutons pour lui tenir compagnie. Un autre chapitre du livre est réservé à Petr Broukal, un homme qui vit dans la vallée de l’Elbe. Au milieu des terres cultivées et exploitées par l’agriculture intensive et dévastatrice, ce marginal protège et entretient dans sa propriété un enclos de nature sauvage où survivent les plantes disparues du paysage agricole et où coexistent en paix chevaux, brebis, chèvres, porcs, lapins et oies. Dans une roulotte installée sous les épicéas des Monts Jizera en Bohême du Nord l’auteur a rencontré Karin Kocumová, une ancienne prof qui a retrouvé dans la solitude la santé et l’équilibre intérieur et pour laquelle la coexistence avec la nature est la source d’une sagesse et d’un art de vivre particuliers.C’est le visage ridé et embroussaillé de Bajza, un autre personnage haut en couleurs de cette curieuse compagnie de marginaux, qui figure sur la couverture du livre. L’auteur lui-même présente cet original par ces paroles :
« Cet homme vit depuis vingt ans dans un vieux fourgon militaire, et se réfugie dans les marécages en Bohême du Sud. Nulle part chez lui, il déguerpit dès qu’il est repéré par la police ou par le propriétaire du terrain où il campe. Pendant quelques heures il disparaît avec tout ce qu’il possède, c’est-à-dire, un fourgon avec remorque, six chevaux et quatre chiens. Et surtout c’est un homme qui n’attend absolument rien de la part de la société. Il dit dans mon livre qu’il lui arrive parfois en hiver de n’avoir rien à manger pendant trois semaines. C’est le prix de sa liberté. Il ne demande rien, il préfère mourir de faim. Telle est sa fierté. »A la recherche d’une paix intérieure
Dans un autre chapitre l’auteur reproduit les propos de Michael Stoniš, un homme aux métiers divers et l’auteur de grands tableaux surréalistes, qui s’est réfugié dans les Carpates Blanches pour vivre modestement sans gaspiller les dons de la nature et pour ne pas partager les maux de la société que sont l’agriculture, l’asservissement des animaux, l’asservissement des femmes et les ambitions impérialistes.Et l’auteur amène son lecteur aussi dans une chaumière qui sert d’abri au frère Anděl - Ange, un franciscain laïc dont l’existence ressemble beaucoup à celle des ermites de jadis. Attiré par la solitude, la meilleure façon de vivre pour celui qui cherche le recueillement et la prière, il a même quitté la communauté des frères franciscains. Désormais il peut vivre loin de la société qui risque de troubler sa paix intérieure. « Le silence est beau et la solitude est resplendissante, dit-il. Dans le silence et la solitude naissent de grands événements, parce que dans le silence et la solitude, Dieu peut parler jusqu’au fond du cœur humain. »
La majorité des protagonistes du livre ne manquent pas d’humour. On dirait qu’ils s’amusent parfois des embûches que le sort a jetées sur leur chemin. L’épisode dans lequel Bajza raconte comment il a pratiqué le bouche-à-bouche plus précisément le bouche-à-nez avec ses vaches qui ont failli se noyer dans un marécage, est tout simplement irrésistible. Comme si la solitude dans laquelle vivent les protagonistes de ce livre, les protégeait du pessimisme. « Aucune tristesse ne m’a jamais surpris, » dit Zdeňa Sátora, un vieil homme qui vit seul au milieu d’un désordre pittoresque dans le massif des Chřiby en Moravie de l’Est.
C’est avec humilité et sans idées préconçues qu’Aleš Palán, a cherché à recueillir et à comprendre les paroles de ces hommes et femmes qui sont devenus, de fait, co-auteurs de son livre :« Je ne m’identifie pas avec mes interlocuteurs. Ils me fascinent, mais je ne m’identifie pas avec eux. Je ne leur rends pas visite en tant que journaliste mais comme Aleš Palán. Si je leur rendais visite en jouant un rôle, ils me répondraient aussi en jouant un rôle, dans ce cas précis, le rôle de solitaire. Et c’est justement ce que je ne veux pas. Certes, je décris les aspects extérieurs de la vie en solitaire qu’on peut voir aussi d’ailleurs sur les photos dans le livre, mais je vais plus loin. Je veux entrer dans leur âme, dans leurs peines, dans leurs joies. Et moi je reste avec mes propres peines et mes propres joies mais cela me fascine et m’enrichit. Il n’y a donc pas d’identification. »
La sagesse des marginaux
De nombreuses questions assaillent le lecteur qui referme le livre d’Aleš Palán. De quoi avons-nous vraiment besoin pour mener une vie accomplie ? Quel est au fond notre relation avec la société ? Quel est le rôle joué dans notre vie par la nature ? Qu’est-ce que le bonheur véritable ?Les hommes et femmes interrogées dans ce livre ne se plaignent pas. Ils acceptent les avatars de leur vie sans broncher et souvent avec le sourire. Ils ont trouvé une satisfaction et même leur chemin de bonheur dans des conditions inacceptables pour la majorité d’entre nous. Peut-être leur bonheur nous semble-t-il invraisemblable mais on ne peut les soupçonner de faire semblant. Ils nous ont dit tout simplement leur vérité. Il dépend de nous quelle leçon nous allons tirer de la sagesse des marginaux. Aleš Palán conclut :
« Ce qui est en marge est ignoré mais important. C’est important parce que dans ce milieu toutes les coulisses et tous les scrupules s’effondrent. Il n’y a pas de raison de feindre quelque chose. Comment, pour qui, pourquoi jouer, pourquoi faire semblant ? La personnalité de mes interlocuteurs s’est totalement ouverte. »