Face à face avec des ermites modernes
Les ermites existent-ils encore? Y-a-t-il toujours des individus qui sont capables de quitter la civilisation pour chercher le calme et la paix intérieure dans la solitude et l'isolement? Le livre que son auteur Aleš Palán a intitulé Raději zešílet v divočině (Mieux vaut devenir fou dans un lieu sauvage) réunit huit entretiens avec les personnes qui, pour des raisons les plus diverses, ont coupé les liens avec la société et se sont réfugiées dans les forêts du massif de la Šumava dans le sud de la Bohême.
L’attrait de la vie sauvage
Aleš Palán (1965) est un écrivain et journaliste qui s'est fait remarquer notamment pour ses interviews réunies dans plusieurs livres. Il est lauréat de plusieurs prix littéraires. Son livre d'entretiens avec les frères Daniel et Jiří Reynek a obtenu le Prix annuel de la Fondation littéraire tchèque et son guide original des bas-fonds de la ville de Brno intitulé Brnox a remporté le prix Magnesia litera, sans doute la distinction littéraire tchèque la plus prestigieuse. Cette brillante carrière a été précédée cependant par des années de recherches et d'interrogations. Et c'est dans cette période qu'il faut chercher peut-être les origines de son dernier succès, un livre de rencontres avec des hommes et des femmes qui ont choisi de vivre dans la solitude de la forêt de la Šumava. Aleš Palán avoue avoir subi, lui-même, l'attrait de la vie sauvage et avoir vécu en marge de la société, en marge du « système » :« Je me suis dégagé du ‘système’ vers la fin des années 1980 lorsque j’ai commencé à vagabonder à travers la Tchécoslovaquie. N’ayant pas de passeport, je ne pouvais pas passer la frontière. Je bivouaquais dans des forêts, je couchais dans des caves, chez des amis, dans des cages d’escaliers des HLM… Actuellement je n’envisage pas de sortir du ‘système’, je n’arrive pas à l’imaginer. Je sens pourtant un besoin de solitude, mais pas si radical. Peut-être cela arrivera-t-il un jour. »
Vivre en solitaire
Neuf personnes éprises de solitude, dont deux frères jumeaux, répondent dans le livre à ce journaliste habile qui prend soin de ne pas effaroucher ce gibier rare. En leur posant des questions astucieuses, Aleš Palán pénètre petit à petit dans l'intimité de ses interlocuteurs, met en relief les spécificités de leurs vies, brosse leurs portraits hauts en couleurs et tâche de dévoiler les motifs de leur décision de vivre en solitaire :« Je sens que beaucoup parmi ceux que j’ai interrogés sont des êtres très profonds, très introspectifs qui sont capables d’examiner leur for intérieur d’une façon profonde et douloureuse. Moi, en tant que journaliste, j’ai fait des centaines, peut-être, des milliers d’interviews, j’ai publié une vingtaine de livres, mais je n’ai jamais eu à faire avec ce genre d’introspection, ce genre d’autocritique destructrice et sans bornes. (…) Ils ont créé leur milieu, leur utopie intérieure, leur utopie vivante, ils vivent dans cette utopie et ce sont eux-mêmes qui définissent les règles de leurs vies parce qu’ils ont connu les règles de la nature. »
A la recherche d’un dénominateur commun
Il n'était sans doute pas facile d'éveiller la confiance et de faire parler ces ermites modernes qui désirent vivre dans l'anonymat et, dans la plupart des cas, gardent jalousement leur liberté. Certains interlocuteurs d'Aleš Palán ont construit dans la forêt des chalets, d'autres vivent dans des roulottes et il y en a aussi qui ont hérité leur maison de leur parents ou de leurs grands-parents. D’autres encore, dès que c’est possible, préfèrent de quitter leur abris et de dormir à la belle étoile. L’auteur constate qu’il n’est pas facile de trouver un dénominateur commun pour toutes ces individualités réunies dans son livre :
« Les récits de mes interlocuteurs sont très différents, ils n’ont pratiquement rien en commun à l’exception du fait que toutes ces personnes vivent dans la solitude. »
En tête-à-tête avec la nature
Pour beaucoup de nous il est inimaginable de partir loin des autres pour se réfugier dans les endroits inaccessibles par la voiture, sans électricité, sans Internet. Les moyens de subsistance de la majorité des héros de ce livre sont extrêmement modestes. Ils sont obligés de vivre au rythme des saisons, en symbiose avec la nature qui ne les ménage pas. Les hivers de la Šumava sont rudes et il faut être bien endurci pour survivre. Les nouveaux ermites supportent bien le froid, ils se baignent dans l'eau glaciale de ruisseaux de montagnes. Quand il gèle et la forêt s’endort sous la neige, ils ne pensent pas à leur propre confort mais plutôt aux animaux domestiques qui jouent souvent un rôle important dans leurs vies. Car des chèvres, des chats, des chiens, des ânes, des chevaux, des lapins, des poules et aussi des animaux sauvages sont parfois leurs seuls compagnons.Les réactions des lecteurs
Le livre sur ces loups et les louves solitaires a suscité une grande attention et l’auteur constate qu’il a amené certains lecteurs à prendre des décisions importantes :
« J’ai enregistré plusieurs réactions. Il y en a qui ont laissé tomber un poste très lucratif mais nocif pour leur vie et ont décidé de vivre dans la modestie. Je connais également une personne qui, sous l’influence de ce livre, a noué une nouvelle relation sentimentale. Et je dois dire que ce livre, qui ne change pas l’existence de mes interlocuteurs, entre pourtant, d’une façon assez discrète, même dans leurs vies. »
Un penchant profond pour la spiritualité
Les motifs des héros de ce livre de choisir la solitude sont très divers. Certains sont individualistes qui refusent de vivre la vie conformiste de la société majoritaire, d’autres trouvent dans la forêt un apaisement et un nouvel équilibre après la vie désordonnée de leur jeunesse, d’autres encore cherchent à échapper dans la nature sauvage à leur démons intérieurs, à l’alcoolisme, à la drogue, à la folie. Mais la majorité parmi eux manifestent un penchant profond pour la spiritualité, la méditation et la foi. Loin des futilités qui déferlent sur nous chaque jour, ils sont confrontés avec les forces naturelles, cherchent à vivre en harmonie avec la nature et finissent par entrevoir ses mystères. Et Aleš Palán s’aperçoit que ces ermites modernes attaquent par leur vie les bases même de nos existences :« Je suis si profondément atteint par l’altérité de mes interlocuteurs que je dois me pencher profondément sur beaucoup de choses. Pourquoi travailler ? Pourquoi vivre dans la relation avec une autre personne ? Je ne veux pas changer tout cela, je ne veux pas rompre cette relation, au contraire, mais j’ai besoin de savoir que cela repose sur les bases plus solides que sur le simple fait qu’on a habitude de le faire comme ça ou que cela est tout simplement arrivé dans ma vie. Bien que nous n’en ayons pas parlé avec mes interlocuteurs, c’est une grande qualité pour moi. Cela me pousse à réfléchir sur les étages les plus bas de ma vie. Je ne me dirige pas vers un changement radical mais vers un raffermissement de mes attitudes, de mes rapports avec les autres, de mes décisions. »