La Tchécoslovaquie, la belle histoire d'une union improbable

Le 28 octobre 1918 à Prague

Quand éclate la Première Guerre mondiale à l’été 1914, personne n’imagine que la boucherie qui va ensanglanter le Vieux Continent aura pour conséquence notamment le démantèlement de l’Autriche-Hongrie et, sur ses ruines, l’apparition d’un Etat tel que la Tchécoslovaquie. Cette union des peuples tchèque et slovaque apparaît surprenante au regard de leur histoire, eux qui n’avaient jamais ou presque disposé d’un pays commun. A l’occasion du 96e anniversaire de la proclamation de l’indépendance de la Tchécoslovaquie, le 28 octobre 1918, Radio Prague consacre une émission spéciale en s’efforçant de mettre à jour tant les tendances longues que l’enchaînement des faits qui ont conduit à la réunion des Tchèques et des Slovaques. Auteur d’un livre sur l’histoire des deux peuples et directeur du Centre d’histoire de l’Europe centrale contemporaine à l’université de Paris I, l’historien Antoine Marès est le guide qu’il nous fallait pour tendre vers cet objectif.

Tchèques et Slovaques, des situations différentes au sein de l’Autriche-Hongrie

Le 28 octobre 1918 à Pague
L’Autriche allemande, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, la Pologne, la Roumanie, l’Ukraine et l’ Italie: telle est la liste des Etats qui, en 1918, naissent sur les décombres de l’Autriche-Hongrie ou récupèrent une partie de son territoire. Proclamé le 28 octobre 1918 et exception faite de l’intermède tragique de la Seconde Guerre mondiale, l’Etat tchécoslovaque va perdurer trois quarts de siècle, une durée significative alors que rien ou presque à l’origine ne laissait présager de l’union des deux peuples.

Quand s’ouvre le premier conflit mondial, les Tchèques, qui constituent alors une province autonome dans le cadre de l’Autriche, et les Slovaques, qui n’ont, eux, aucun statut au sein du Royaume de Hongrie, sont pris de court et réagissent diversement.

L’enthousiasme pour le salut de la double monarchie est tout relatif, mais pas au point cependant de pouvoir en imaginer une implosion à court terme, ainsi que le confirme Antoine Marès :

« Dans le paysage politique tchèque, en 1914, il n'y a qu'un tout petit parti constitué de quelques individus qui envisagent une catastrophe militaire mondiale d'où sortirait l'indépendance de la Bohême. Mais l'ensemble du personnel politique tchèque est persuadé que ce qui peut arriver de mieux aux Tchèques, c'est une fédéralisation de l'Empire austro-hongrois qui leur serait profitable. C'est ce qu'ils recherchent et ce qu'ils demandent de façon continue depuis 1848. »

Qu’en est-il du côté slovaque ?

« Il y a évidemment des contacts, mais encore moins que pour les Tchèques, chez les Slovaques, on imagine qu'il puisse y avoir une transformation qui leur permettrait d'être une entité autonome. Je rappellerais simplement que pour les Hongrois, la Slovaquie n'existe pas en tant que telle. D'ailleurs, administrativement, on la qualifie de Haute-Hongrie, et la situation des Slovaques sur le plan national est catastrophique à la veille de la Première Guerre mondiale. »

Plus tôt dans l’histoire une union des Tchèques et les Slovaques avait-elle déjà été envisagée ? Qu’est-ce qui lie ces deux peuples dans l’histoire ?

« On a des strates différentes qui se superposent. Il y a d'abord un passé mythique qui remonte au IXe siècle avec la Grande-Moravie dans laquelle la Bohême, la Moravie et la Slovaquie se sont retrouvées réunies pour quelques années au sein de cette empire grand-morave, comme on l'a appelé par la suite, empire qui s'est effondré au Xe siècle. Il y a cette idée que Tchèques et Slovaques ont été réunis à une époque lointaine, mais tout cela relève beaucoup plus du mythe que de la réalité. Et il y a un passé religieux commun avec le fait que les protestants slovaques ont adopté pour leur liturgie la Bible de Kralice du XVIe siècle. Donc, leur langue liturgique est le tchèque, cela les rapproche considérablement. »

Vous êtes l’auteur de l’ouvrage Histoire des Tchèques et des Slovaques. Comment aborde-t-on un tel travail ? Les historiens font souvent référence à un « peuple sans Etat » à propos des Slovaques, là où les Tchèques ont longtemps eu un Etat ou une structure étatique…

Photo: Tempus
« Il y a un déséquilibre profond qui tient justement au fait qu'il n'y a pas de mémoire étatique chez les Slovaques, ou bien une mémoire étatique fantasmée, reconstruite, pour donner une assise au sentiment d'autonomie. Le fait de traiter ensemble ces deux peuples, au moment où j'ai écrit ce livre au début des années 1990, était lié au fait que l'expérience tchécoslovaque était quand même quelque chose qui avait duré près de trois quarts de siècle, ce qui n'est pas rien. Et la proximité est grande. D'ailleurs, ce qui est très frappant dans les suites de la séparation qui a eu lieu au 1er janvier 1993, c'est que, d'une part, cela n'a pas laissé de traces d'hostilité, qu'il y a même pas mal de nostalgie, une nostalgie qui est souvent très grande chez les personnes qui ont vécu la période tchécoslovaque. »

Tchèques et Slovaques, brides d'un passé commun pour un avenir encommun

Plus de vingt ans après leur séparation à l’amiable, leur « divorce de velours » sans haine ni violence, la République tchèque et la République slovaque ne cessent en effet aujourd’hui de vanter la qualité de leurs relations, les responsables politiques des deux pays ayant décidé de coopérer sur de nombreux points, notamment sur l’aspect militaire. Cette bonne entente n’est pas seulement d’ordre institutionnel mais semble valoir aussi, si l’on se fie aux sondages d’opinion, pour les habitants des deux pays.

Prague
A noter toutefois que la mémoire de ce 28 octobre 1918 n'est pas la même à Prague et à Bratislava. Tandis que les Tchèques en ont fait un jour férié, les Slovaques lui préfèrent le 1er janvier, en référence à ce jour de 1993 où, pour la première fois de leur histoire, ils ont commencé à voler de leurs propres ailes. Cette différence s'explique, peut-être, par la relative domination dans l’Etat commun de la composante tchèque, longtemps plus riche et industrialisée, et qui concentrait les pouvoirs politique et économique. La partie slovaque, quant à elle, est restée jusqu'à tout récemment plus rurale et moins développée.

Revenons à 1918. Bien que Tchèques et Slovaques ne puissent pas réellement faire valoir les éléments rassembleurs d’une histoire politique commune, les deux peuples slaves n’en partagent pas moins les mêmes problématiques d’émancipation culturelle, un combat générateur de passerelles et de sympathie entre les élites tchèques et slovaques. La partie slovaque était d'autant plus intéressée par ce lien qu'elle était dominée dans tous les secteurs de la société par les Hongrois.

Bratislava,  photo: Galerie de la ville de Bratislava,  CC BY-NC-SA
« Depuis la pression assimilationniste hongroise des années 1870-1880, il y a eu une prise de conscience de solidarité, poursuit Antoine Marès. Les étudiants slovaques viennent étudier en Pays tchèques. Ils y suivent leur cursus, parfois secondaire car il n'existe pas de lycée slovaque, et supérieur, en Moravie ou en Bohême à Prague. Cela a permis de créer des liens. Il y a une association estudiantine, qui s'appelle Detvan et qui a été créée dans les années 1880 à Prague. Autour des années 1890 est né un mouvement qu'on qualifie de ‘mouvement hlasiste’ (en référence au magazine Hlas qui prône la coopération tchéco-slovaque, ndlr), animé par Vavro Šrobár en particulier, qui préconise un lien très étroit avec les Slovaques. »

« Mais la scène slovaque est très divisée sur le plan politique. Il y a ceux qui sont partisans d'une assimilation et se tournent vers les Hongrois. Il y a ceux qui, au contraire, sont partisans de se tourner vers les Tchèques. Il y a ceux qui recherchent une fédéralisation dans le cadre de la Transleithanie, ils se regroupent d'ailleurs autour de l'archiduc François-Ferdinand. Et puis il y a une sensibilité plus ‘autochtoniste’ qui est défendue par les catholiques, en particulier par le parti d'Andrej Hlinka. »

Peut-on faire un parallèle entre les mouvements nationaux du XIXe siècle et la définition, la légitimation des langues tchèque et slovaque ?

Ľudovít Štúr | Photo: Wikimedia Commons,  public domain
« On peut faire à juste titre un parallèle entre les deux avec cette réserve qu'il y a un décalage très important dans le temps entre les deux phénomènes, puisque le slovaque naît d'un projet volontariste animé par Ľudovít Štúr dans les années 1840. Cela provoque d'ailleurs des tensions avec les Tchèques qui, comme certains Slovaques, ne sont pas persuadés que l'adoption d'une langue qui s'éloignerait sensiblement du tchèque soit un atout pour le renforcement de l'identité slovaque. On a là le germe d'une tension qu'on verra réapparaître par la suite. »

« Il y a un phénomène parallèle avec cette grande différence que cette renaissance peut s'épanouir en Pays tchèques, alors qu'en Slovaquie, elle est éteinte, écrasée. Après les quelques espoirs des années 1860, dans les années 1870 et 1880, c'est la fin d'une idée de ‘revival’ culturel slovaque, puisque les lycées sont supprimés et qu'il n'est pas question bien entendu de la création d'un enseignement secondaire slovaque. »

La guerre – vers l'implosion de l'Autriche-Hongrie

Photo: Archives de Radio Prague
Le conflit mondial, lui, touche pareillement les populations tchèque et slovaque avec un sentiment d'exaspération qui va grandissant tandis que les conditions de vie se détériorent, qu'il faut faire face à l'inflation, aux pénuries alimentaires, et participer à l'effort de guerre. Les Tchèques supportent mal la limitation des libertés civiles. Ce contexte favorise le réveil des sentiments nationaux et la volonté chez le personnel politique, même si elle est tue publiquement, de rechercher une alternative au modèle austro-hongrois où l'autonomie des peuples qui le composent serait garantie.

Dès août 1914, certains volontaires tchèques et slovaques s'engagent dans les forces de l'Entente pour lutter contre les Empires centraux. Ils constitueront les fameuses Légions tchécoslovaques, voulues par le Conseil national sur lequel nous reviendrons, légions qui se retrouvent renforcées par les déserteurs et les prisonniers de guerre. Pourtant, Antoine Marès précise qu'il convient de relativiser cet engagement, la grande majorité des hommes tchèques et slovaques restent fidèles à l'armée austro-hongroise et combattent sur les fronts italien, de l'Est ou des Balkans, souvent bien loin de leur cher petit village, un éloignement qui contribue au rejet d'un conflit dont le sens n'est pas toujours facile à percevoir.

« Parmi les déserteurs, il y a eu des Tchèques et des Slovaques. Mais il ne faut pas exagérer les proportions. Quand on regarde le nombre de Tchèques et de Slovaques qui sont morts sous les drapeaux autrichiens, on se rend compte que c’est l’immense majorité, 138 000 hommes à peu près. Du côté de l’Entente, ce chiffre s’élève à 5 000, donc cela permet de relativiser un peu l’image du Tchèque ou du Slovaque traître à la grande patrie austro-hongroise. Il y a eu des éléments parallèles, mais la conscience nationale slovaque était encore, sans doute pas embryonnaire, mais tout de même à ses débuts. De ce point de vue, on peut considérer que l’expérience tchécoslovaque, la Tchécoslovaquie elle-même, a été une sorte de cocon au sein duquel la chrysalide slovaque a pu se développer avant de s’envoler. »

Prague en 1918
Avant le papillon slovaque et avant même le cocon tchécoslovaque, il y a le processus de constitution de ce cocon, une chenille qui va s'alimenter de différents phénomènes que décrit Antoine Marès. Parmi ceux-ci, l'incapacité de l'Autriche-Hongrie à offrir une perspective satisfaisante pour les différentes nations qui la composent et qui vont désormais se mettre à rêver d'autodétermination, ainsi que le rôle de l'importante diaspora tchèque et slovaque en Europe de l’Ouest mais surtout de l'autre côté de l'Atlantique.

« On a un tournant à l'automne 1917 et au printemps 1918. Il n'est plus question de rester dans le cadre de l'Autriche-Hongrie. C'est un phénomène qui est général d'ailleurs dans l'Empire et partagé par les Hongrois, par d'autres, pas seulement par les Tchèques et les Slovaques. C'est un point important car sans cette évolution qui s'accélère en 1918, la création de la Tchécoslovaquie n'aurait pas été possible. Il y a un deuxième élément avec les développements qui s'opèrent d'une part aux Etats-Unis, où il y a une très forte communauté tchèque et slovaque. On estime qu'ils sont environ 1,2 million. Ils ont leurs propres organisations qui, elles-mêmes, vont décider que l'union est souhaitable et vont signer des accords, l'accord de Cleveland tout d'abord et puis l'accord de Pittsburgh. »

En octobre 1915, l'Association nationale tchèque et la Ligue slovaque parlent d'indépendance et d'union de leurs deux peuples dans l'accord de Cleveland. L'idée d'un Etat tchécoslovaque fait son petit bonhomme de chemin et elle s'impose petit à petit dans le débat interne slovaque, où l'option d'une large autonomie au sein de la Hongrie est longtemps discutée. Signé le 30 mai 1918 par le futur président Tomáš Garrigue Masaryk avec des représentants des émigrants slovaques aux Etats-Unis, l’accord de Pittsburgh garantit quant à lui à la Slovaquie un statut autonome au sein du futur Etat commun tchécoslovaque. En Europe, les hommes qui vont devenir les symboles de la Première République, son premier président Tomáš Garrigue Masaryk, son successeur Edvard Beneš ou Milan Rastislav Štefánik, s'activent également en faveur de la cause tchécoslovaque.

« Il y a une troisième dimension qui est le Comité national tchécoslovaque, qui s'appelle au départ Comité national des Pays tchèques, au sein duquel vous avez deux acteurs essentiels du côté slovaque. Il y a d'une part Milan Rastislav Štefánik, qui a quitté la Slovaquie vers 1905, qui s'est installé en France, a été naturalisé Français et est rentré dans l'armée française. C'est un personnage étonnant, brillant, météorique, c'est un grand séducteur et il a une force de conviction absolument remarquable. Il y a aussi un Slovaque qui vient des Etats-Unis, de la Ligue slovaque dont il était le vice-président, qui est Štefan Osuský. Il va jouer aux côtés de Beneš et Masaryk un rôle important. Du côté du Comité national, très tôt on envisage la liaison entre les Pays tchèques et la Slovaquie. Je dirais que l'intérêt est géopolitique et géostratégique plus que national. Les responsables tchèques immigrés se heurtent à des réserves qui tiennent au danger potentiel de l'atomisation de l'Europe centrale. Donc, réunir Tchèques et Slovaques, c'est répondre aussi à une atomisation trop poussée de la zone au moment où on aurait à reconstruire sur les ruines de l'Empire. »

Quel Etat commun pour les Tchèques et les Slovaques ?

L'idée de réunir Tchèques et Slovaques s'est progressivement imposée comme la plus pertinente, également vis-à-vis des puissances de l'époque, en proposant la création d'un Etat géographiquement et économiquement significatif au cœur de l'Europe tout autant que culturellement cohérent malgré la mosaïque de peuples qui étaient amenés à y cohabiter. Aussi s'est posée la question de la forme que prendrait cet Etat. L'accord de Cleveland parlait d'un modèle démocratique et évoque « l'exemple anglais ». Ce sera finalement une République. Antoine Marès développe ces différents points :

« Je dirais qu'il y avait un intérêt géostratégique partagé à l'union entre les Tchèques et les Slovaques. Les Slovaques étaient très isolés. Quelles étaient les possibilités théoriques qui s'offraient à eux ? Soit ils restaient dans le cadre de la Hongrie, soit, et c'est une idée apparue chez certains communistes, la Slovaquie devenait une République soviétique. Cela est encore possible au début de l'année 1919 jusqu’au reflux de la vague communiste en Europe centrale à partir de l'été 1919. L'autre hypothèse qui a été par la suite développée chez certains Slovaques, c'est celle d'une union avec les Polonais. Mais de toute évidence, le passé récent, les liens tissés avec Prague, faisaient que la réunion entre Tchèques et Slovaques était la plus naturelle à cette époque. D'ailleurs, ce sentiment était partagé par l'immense majorité et des Tchèques et des Slovaques. Quant à la forme que devait prendre cette union, c'est une autre question qui a suscité bien des polémiques par la suite. »

Comment était envisagée la forme de cet Etat justement ?

« Très vite s’est affirmée l’idée d’une République, en particulier à l’étranger, aux Etats-Unis, en France, dans les milieux de l’émigration politique. En revanche, en Pays tchèques, dans le personnel politique, influencé bien sûr par le régime austro-hongrois, on imaginait encore en 1918 qu’on aurait plutôt une royauté parlementaire, un régime monarchique à la tête duquel on appellerait un prince anglais, un autre prince que les Habsbourg, pour avoir un système parlementaire du type britannique. »

Tomáš Garrigue Masaryk en 1918,  photo: Josef Jindřich Šechtl,  CC BY 3.0 Unported
« L’option de la démocratie est partagée par tout le monde, comme celle d’un système représentatif avec le suffrage universel qui est déjà instauré depuis 1907 au moins dans la partie tchèque, pas dans la partie slovaque. Mais il y a là une sorte de consensus. Sur l’organisation précise, il y a beaucoup de flou jusqu’au mois d’octobre 1918. C’est là que se règlent les choses, et notamment le 28 octobre, mais pas à Prague. Le 28 octobre 1918, ce sont effectivement deux événements simultanés, d’une part la déclaration d’Indépendance à Prague et d’autre part la rencontre entre Edvard Beneš, le secrétaire général du Comité national tchécoslovaque à Paris, et les plus hauts représentants politiques tchèques, qui ont eu l’autorisation de se rendre à Genève. Et c’est là qu’ils décident de la forme politique que va prendre l’Etat, en particulier la République. On y décide qu’à la tête de cette République sera porté Tomáš Garrigue Masaryk, le chef du Comité national tchécoslovaque en exil, et que, par ailleurs, le Premier ministre sera la personnalité qui paraît la plus forte et la plus prestigieuse en Pays tchèques, Karel Kramář. »

Et la question des minorités ? En plus des Tchèques et des Slovaques, le nouvel Etat tchécoslovaque comprenait des Allemands, des Ruthènes ou encore des Hongrois…

Edvard Beneš en 1919,  photo: Library of Congress
« Sur les minorités, il y a effectivement cette idée, développée d’ailleurs par Beneš, que la Tchécoslovaquie pourrait être une sorte de Suisse. Ce ne sera pas tout à fait le cas puisque les décisions qui seront prises en interne vont faire que la Tchécoslovaquie va être un Etat très fortement centralisé, pour des raisons en partie pratiques tenant à la fragilité de cet Etat qu’il fallait consolider, ce qui va provoquer beaucoup de mécontentement. De façon plus générale, dans les traités de paix, il s’agit de protéger les minorités. Il y a des clauses de protection des minorités. La Tchécoslovaquie va très volontairement et très volontiers signer ces clauses que d’autres vont accepter avec plus de réticences. Les Polonais et les Roumains sont, par exemple, très mécontents qu’on leur impose ces clauses. Et d’ailleurs les Polonais les répudieront en 1934. Il y a quand même une conscience très forte du côté tchécoslovaque de la nécessité de composer avec ces minorités, de les intégrer, en particulier les minorités allemandes. Ce que reflète bien l’expression employée par Masaryk, Beneš et d’autres quand ils parlent de ‘nos Allemands’. Et les Allemands seront effectivement intégrés dans la vie politique majoritairement jusqu'à l'inflexion de 1935 et la rupture de 1938. »

Charles Ier
Malgré la volonté d'hommes de Charles Ier, le dernier empereur d'Autriche, qui propose tardivement une fédéralisation, la double-monarchie implose sous la pression des nationalismes et de l’idée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. A partir de l’été 1918, les autorités tchèques prennent progressivement le dessus sur les autorités autrichiennes, et le 28 octobre, la foule pragoise occupe la place Venceslas au son des orchestres de fanfare. Peu après la mi-journée, l'indépendance de la Tchécoslovaquie y est proclamée. « Un concert, pas une révolution », c’est ainsi qu’on évoquerait plus tard ces événements à Vienne selon les historiens Pavel Bělina et Jiří Pokorný. Le 14 novembre suivant, c'est l'avènement de la République et l'élection de Tomáš Garrigue Masaryk à la tête du nouvel Etat. Ce philosophe marié à une New-yorkaise d’origine huguenote en deviendra la figure légendaire.

Sans reprendre sa métaphore lépidoptère, Antoine Marès constate toutefois en conclusion que les Slovaques sont les plus grands bénéficiaires de la création de ce nouvel Etat. Menacés de magyarisation au sein de la Hongrie, ils disposent pour la première fois d’un Etat, de l’assurance de survivre et de pouvoir développer leur langue et leur culture. Autant de germes d’un futur Etat-nation au cœur de l’Europe, statut qu’ils obtiendront le 1er janvier 1993, date de leur fête nationale.

N’est-il pas temps de conclure en écoutant l’hymne tchécoslovaque ? La première partie est désormais l’hymne tchèque « Kde domov můj » (Où est ma patrie) et la seconde l’hymne slovaque « Nad Tatrou sa blýska » (Au-dessus des monts Tatras brille l'éclair). Deux titres qui, à la réflexion, résument assez bien cette passionnante histoire qui a été celle de la Tchécoslovaquie.