"La Turbine", un roman à exporter

Karel Matej Capek Chod
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En 1926, on estime dans les milieux de l'édition tchèque que la littérature de la nouvelle République tchécoslovaque doit se présenter dans le monde et surtout dans la Mecque des artistes, à Paris. C'est l'éditeur Otakar Storch-Marien qui se charge de cette tâche et décide de fonder la collection Aventinum chez Bernard Grasset, collection spécialisée dans l'édition des livres tchèques susceptible d'intéresser le lecteur français, de s'imposer en France et de se frayer le chemin vers les lecteurs du monde entier. Ce projet ambitieux doit commencer par une oeuvre aux qualités incontestables. Pour donner le coup d'envoi on choisit donc le roman de Karel Matej Capek-Chod dont le titre évoque le mouvement et le progrès. C'était le premier grand succès de son auteur. Le roman s'appelle La Turbine.

Capek-Chod est originaire d'une région de Bohême située à proximité de la frontière bavaroise et habitée par une population rude, les Chods, qui jouait pendant des siècles le rôle de sentinelle et défendait le royaume tchèque. Karel Matej Capek Chod est né dans la ville de Domazlice, dans cette région, en 1860. Au sommet de sa carrière littéraire, pour éviter la confusion et pour se distinguer d'un autre Karel Capek, jeune écrivain et journaliste tchèque devenant rapidement célèbre, Karel Matej Capek décidera d'ajouter à son nom l'épithète de Chod pour rappeler son origine et pour rendre hommage à ses ancêtres. Karel Matej est loin d'être un brillant étudiant. Bien qu'il se soit fait inscrire à la faculté de droit, il abandonnera bientôt ses études, attiré irrésistiblement par le journalisme et sans doute aussi déjà par le métier d'écrivain.

"Tour à tour reporter, polémiste, critique d'art, dira de lui son traducteur français Jules Chopin, il eut l'occasion d'observer et de coudoyer une foule de gens dans les milieux les plus divers et d'étudier d'une façon pratique les questions si multiples qui se posent à un journaliste. Il disposait donc d'une somme de connaissances fort étendues lors qu'il s'avisa, en 1892, d'aborder la littérature. Il débuta par un recueil de contes, puis s'essaya dans le roman. L'insuccès de ses premières oeuvres de longue haleine l'incita à revenir à la nouvelle. Mais, à l'étroit dans ce genre, il fut à nouveau tenté par le roman. La vengeance de Gaspard Len, qu'il donna en 1908, lui assura enfin la notoriété."

Jusqu'ici donc Jules Chopin, mais il faut ajouter que la gloire véritable n'est venue à Capek-Chod qu'avec le roman "La Turbine", premier d'une série d'oeuvres qui ont marqué de leur empreinte la littérature tchèque du siècle et qui attire l'intérêt des lecteurs encore aujourd'hui. C'est un auteur assez original et difficile à classer qui s'impose avec cette oeuvre. Certains le considèrent comme un romantique, d'autres estiment que son style, très apprécié d'ailleurs, concilie le romantisme avec le naturalisme et le rapprochent de Zola. Jules Chopin est d'un autre avis: "Si l'on voulait à tout prix chercher des rapprochements, ce n'est pas de Zola qu'il faudrait parler à propos de Capek-Chod, mais plutôt de Balzac et de Stendhal. Il a en effet de Balzac, cette scrupuleuse observation des milieux qui n'omet aucun détail typique, et de Stendhal, cet esprit de minutieuse analyse psychologique qui explique les faits. Il est avant tout un évocateur puissant de la vie de Prague, ou plutôt de la vie en général dans toute son ampleur."


Lida Baarova dans le rôle de Tynda dans le film 'La Turbine'
Quel est le sujet de "La Turbine" ? C'est un roman difficile à résumer, une fresque pragoise de la fin du XIXe siècle, mettant en scène de nombreux personnages dont les vies s'entrelacent et forment une structure vivante. Tous ces gens tournent, cependant, autour de la famille du vieil industriel Ullik possédant une fabrique à Prague, sur une île de la Vltava. C'est là où le conseiller impérial Ullik décide de construire une turbine qui doit être la source de la nouvelle prospérité de son usine.

Mais Turbine c'est aussi le surnom que les mauvaises langues donnent à l'aînée des deux filles de Mr. Ullik, Tynda, qui est la véritable héroïne de ce roman. Le lecteur peut suivre le début de sa carrière de cantatrice lyrique, ses rapports avec trois prétendants à ses faveurs - Mour, un richissime américain d'origine tchèque, Vazka, jeune compositeur auquel l'amour pour Tynda a inspiré le chef d'oeuvre de sa vie, et Vena, fils du gardien de l'usine, étudiant et footballeur de talent. Tynda joue avec ces trois hommes un jeu plein de malice, un jeu dangereux qui l'amènera loin et auquel elle finira par perdre. Un soir, elle n'arrivera plus à résister à son charmant footballeur, sa carrière artistique s'effondrera avant de commencer vraiment et son riche Américain partira avec une autre.

Autour de ce noyau dramatique on voit se développer plusieurs autres destins qui forment, ensemble, un tableau généreux d'une ville et d'une société. Car le roman est aussi une image haute en couleurs de la vie pragoise de la fin du XIXe siècle avec ses couches sociales, ses coutumes et ses traditions, une image des Pragois, de leurs amours, de leurs espérances, de leur âpreté au gain et de leur mesquinerie. La ville bouleversée par la révolution industrielle se gonfle et bourdonne comme un chaudron surchauffé attisant par son chant sourd les passions humaines. C'est aussi un hommage rendu à la beauté des coins moins connus de la capitale, des rives de la Vltava, des quartiers industriels. Prague dicte à l'écrivain des passages d'une rare poésie.


Capek-Chod se promettait beaucoup de la parution de son livre en traduction française. Il est allé jusqu'à dire que ce serait un des jours les plus heureux de sa vie. Le sort lui a permis encore de lire les premières épreuves qu'on lui avait envoyées de Paris. Mais il n'a jamais eu en main un exemplaire français de son livre paru à l'automne 1928, quelques mois après sa mort. Par la suite d'autres livres d'auteurs tchèques ont été traduits et publiés en France, notamment des oeuvres de l'homonyme de l'auteur de "La Turbine", Karel Capek, prosateur, dramaturge et journaliste qui s'est fait connaître dans le monde entier, et plus près de nous, des romans de Milan Kundera et de Bohumil Hrabal. Mais, il faut rappeler de temps en temps que le roman "La Turbine" de Karel Capek Matej-Chod a été l'un des premiers.