La vie rêvée de Dagmar Halasová
C’est à Brno que nous vous emmenons pour cette nouvelle émission spéciale à l’occasion de Noël. Dans un de ses vieux et beaux quartiers résidentiels de la capitale morave, appelé le quartier Masaryk, vit Dagmar Halasová, philologue, traductrice et auteur de plusieurs livres. Son beau-père, František Halas, compte parmi les classiques de la poésie tchèque du XXe siècle, tandis que son mari, l’historien et théologien František Xaver Halas, a été le premier ambassadeur de la Tchécoslovaquie au Vatican après la Révolution de velours. Depuis sa plus tendre enfance, Dagmar Halasová est profondément attachée à la France. Pour Radio Prague, Dagmar Halasová revient sur quelques-uns des moments les plus intéressants de sa vie, notamment sur la traduction du français vers le tchèque de la monumentale Bible de Jérusalem, traduction réalisée en clandestinité avec son mari sous le régime communiste, ou encore sur les années passées près le Saint-Siège, sous le pontificat de Jean-Paul II.
Dagmar Halasová, vous êtes née à Brno, en 1938…
« Oui, le jour qui a précédé la Nuit de Cristal... »
Vous êtes née dans une famille cultivée, vos parents étaient tous deux médecins et votre père notamment se passionnait pour la littérature, les beaux-arts...
« Ah oui, mais surtout, il était très francophone et francophile. Pour lui, c’était au-dessus de tout. »
Il a toujours été entouré de nombreux écrivains et poètes tchèques...
« En effet. Ils étaient presque tous ses patients. Ils venaient le consulter dans son cabinet. »
Comment la petite fille que vous étiez à l’époque percevait-elle ce cercle littéraire ?
« Je ne m’en souviens pas trop, parce qu’on m’envoyait... non pas promener, mais dormir. Alors je ne connaissais pas ces messieurs. Ah si, j’en aimais un, c’était le poète François, ou František, Halas qui venait régulièrement nous voir. Puis j’ai connu sa femme, que j’ai beaucoup aimée parce qu’elle était belle et charmante, ainsi que leur fils. »
Précisons tout de suite que ce garçon, František Xaver Halas, est devenu beaucoup plus tard votre mari.
« Oui, des années plus tard. Nous nous sommes connus à l’âge de cinq, six ans. Je me souviens qu’il me traitait de lâche, de couarde... Non, ce n’était pas un chevalier ! »
Etes-vous restée ensuite en contact avec lui ?
« Non, après la guerre, nous nous sommes rencontrés une ou deux fois seulement. Ce n’est qu’après le décès de sa maman, en 1958, qu’il est revenu chez nous. Son père, lui, était parti depuis longtemps déjà. Mais il faut dire que le français, la littérature française, c’était un champ où l’on pouvait se rencontrer. C’était assez drôle : quand nous nous sommes retrouvés, comme adultes, après le décès de ses deux parents, il me parlait tout le temps d’Anatol France et d’André Gide, c’étaient ses auteurs favoris. Moi, je suis restée bouche bée, car j’adorais Lamartine, Alfred de Musset... A la faculté, on m’appelait même ‘La Lamartine’. Mais à lui, la poésie ne disait rien ! »
Avec votre soeur, vous aviez des institutrices françaises, n’est-ce pas ?
« Papa a fait venir chez nous une institutrice française. Il paraît, c’était sa légende, qu’elle avait été gouvernante des enfants Bourbon. Je ne sais pas si c’est une légende, mais c’est joli. C’était une femme extrêmement sévère. Comme elle flairait les changements politiques dans ce pays (la prise du pouvoir par les communistes en février 1948, ndlr), un jour, après avoir passé quelques mois seulement chez nous, elle a pris ses bagages et elle est partie. Comme elle ne parlait pas un mot de tchèque, elle s’était mis tout de suite à nous parler en français. Elle venait trois fois par semaine pour deux heures de leçons et nous faisait travailler même si on était grippées, au lit... C’était un système parfait. Quand elle est partie, nous sommes allées prendre des cours chez sa sœur qui vivait depuis longtemps en Tchécoslovaquie, elle s’y était installée encore avant la guerre. Elle, par contre, c’était la douceur même... Alors j’ai connu la douce France, la poésie française... Du coup, il n’y avait pas de système, mais une grande gentillesse. J’aimais cette vieille dame, elle m’aimait aussi, et c’est ainsi que le français est devenu pour moi comme ma langue maternelle. Ah ! J’ai presque oublié un autre personnage encore. A l’Institut Ernst Denis de Prague travaillait le colonnel Guy Henri, qui, après la guerre, rendait visite à mes parents avec sa femme Suzanne. Avec ma soeur, on jaspinait déjà un peu le français. Et je me souviens de ce Guy Henri, en uniforme de colonnel français, qui jouait le chevalier et nous baisait la main... Tout cela ajouté à mon amour de la France... Finalement, les Henri ont été chassés d’ici, on les a inculpés d’avoir transporté dans leurs valises diplomatiques de l’uranium tchèque. Cela aurait été assez difficile je pense, à cause des irradiations, n'est-ce pas ? »
Comment votre vie a-t-elle changé sous le régime communiste dans les années 1950 ? Quels étaient à l’époque vos projets de jeune fille et de jeune femme ?
« A la facuté, j’ai étudié le français, le roumain et l’espagnol. »
Justement, vous vouliez poursuivre une carrière universitaire, devenir professeur...
« Oui, mais ça n’a pas été possible, parce que j’étais catholique pratiquante. On l’avait bien marqué dans mon dossier. Alors il était impossible que je reste dans l’enseignement, car j’aurais pu ‘infecter’ les nouvelles générations. J’ai donc travaillé dans plusieurs bibliothèques, dans les bibliothèques des hôpitaux. Quand je me suis mariée, nous avons habité pendant un certain temps à Prague, où j’ai aussi travaillé dans un hôpital. Lorsque nous sommes revenus à Brno, j’ai eu la chance d’obtenir un poste de conservatrice de livres de bibliophiles et de relieurs d’art à la Galerie morave. La France est bien connue pour la reliure d’art... Ainsi j’ai pu marcher sur les sentiers de la culture qui m’était chère et j’étais heureuse. »
Nous avions oublié de dire que votre oncle était éditeur...
« Oui, il était éditeur des éditions de bibliophilie ‘Atlantis’. Il existe actuellement à Brno une maison d’édition qui a pris, par politesse, ce nom d’Atlantis, mais elle est orientée tout à fait différemment. Mon oncle était bibliophile, et le programme de ses éditions a été pendant très longtemps établi par Bohuslav Reynek (poète et graphiste installé dans le village de Petrkov, ndlr), marié à la femme poète française Suzanne Renaud. C’est M. Reynek qui proposait et souvent traduisait les livres que mon oncle publiait ensuite. »
Suzanne Renaud vous envoyait des livres français par l’intermédiaire de votre père.
« Oui, mon père l’avait connu à Grenoble, d’où elle était native et d’où elle est venue en Tchécoslovaquie. Elle l’aimait parce qu’il parlait français et - ce qui était le plus important - qu'il était le seul parmi ses amis tchèques à avoir rendu visite, en 1935, à Suzanne Renaud-Reynek à Grenoble, chez elle. Plus tard, il allait la voir régulièrement à Petrkov et elle envoyait toujours un livre ‘à la petite Dagmar’. Ainsi, j’ai lu des livres qui suivent d’autres sentiers que la culture officielle. »
Sous le régime totalitaire, vous vous êtes également consacrée à la traduction et à l’interprétation.
« Effectivement, je faisais un peu de tout. Comme je travaillais dans des hôpitaux et que je voulais rester en contact avec les lettres, les belles lettres, je cherchais à traduire. On a pu traduire, pour les maisons éditrices de Prague, différents titres. Par exemple, on a pu introduire ici Julien Green, dont on a traduit trois romans. Nous avons aussi traduit Jules Barbey d’Aurevilly, mais lui, il était dàjà connu par les éditions de Stará Říše. Ensuite, nous traduisions, de l’italien et de l’espagnol, beaucoup de livres consacrés à l’histoire de l’art. »
Précisons que lorsque vous dites « on », cela veut dire vous-même et votre mari.
« Oui, vous savez, pour la traduction... Mon mari connaît mieux le tchèque que moi. »
Tandis que vous, vous connaissez peut-être mieux le français.
« Oui, je connais mieux le français. Pour traduire, nous formions un bon couple. Notre œuvre magistrale, c’est quand même la traduction en tchèque de la Bible de Jérusalem (traduction de la Bible élaborée sous la direction de l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem et publiée en France en un volume en 1955, ndlr). »
Comment cela s’est-t-il passé ? Vous avez commencé à traduire cette Bible sous le régime communiste encore, en 1980, de manière illégale...
« En effet, nous traduisions en toute clandestinité. Evidemment, nous avions peur. Mais moi, j’avais l’impression de trouver le sens de la vie. Comme je l’ai dit, mon père était très francophone et francophile. Il voulait que je parlasse (excusez l’imparfait du subjonctif) comme une Française pour que personne ne se rende compte que ce n’était pas ma langue maternelle. C’était du théâtre, avouons-le. Mais moi, je voulais être comédienne. Et ce côté comédie est resté en moi. Or, quand nous avons traduit la Bible de Jérusalem, en toute clandestinité, car il il était convenu que nos noms ne seraient jamais connus, là, tout ce que j’avais appris, j’ai enfin pu le mettre au service du verbe, de la parole. Sans théâtre, sans masque, sans comédie. Je crois que je ne pouvais pas demander davantage. »
Qui a initié ce projet ?
« Des dominicains en clandestinité. Nous, nous ne savions rien de l’existence, sous le régime communiste, d’une Eglise clandestine, souterraine, cachée. Nous connaissions un prêtre qui était notre ami et qui en faisait partie. Mais il ne nous en parlait pas, il exercait comme administrateur de paroisse. Il lisait les romans que nous avions traduits et il en était fort mécontent. Surtout il n’aimait pas ‘Le Chevalier des Touches’ de Barbey d’Aurevilly. Il nous disait : ‘Pourquoi traduisez-vous des romans aussi noirs ?’ Les dominicains en clandestinité cherchaient quelqu’un à travers le pays qui puisse traduire cette Bible et, par le truchement de ce père, ils sont tombés sur nous. Nous nous sommes mis au travail et, finalement, nous avons traduit toute la Bible de Jérusalem. »
... dont la publication a été achevée en 2009.
« Après la chute du Mur de Berlin, elle a été publiée d’abord par fascicules, puis en un volume à l’occasion de la visite du pape Benoît XVI en République tchèque, mais la date exacte m’échappe. »
Au lendemain de la Révolution de velours, une tout autre étape a commencé dans votre vie et dans la vie de votre mari qui est devenu le premier ambassadeur de Tchécoslovaquie, puis de la République tchèque, au Vatican. Vous y avez passé, à ses côtés, neuf ans...
« Nous avons passé presque neuf ans près le Saint-Siège, à Rome, et j’y étais extrêmement heureuse. Tout d’abord, le français à l’époque était la langue dont se servait le Saint-Siège, alors là, nous étions chez nous. Mes spécialisations, à la faculté, étaient le français, le roumain et l’espagnol, il n’a donc pas été difficile d’apprendre très vite à parler mal l’italien, avec toutes sortes de fautes. Mais les Italiens sont très communicatifs, à la différence des Français qui remarquent la moindre faute, le moindre accent... Dès que vous parlez un tout petit peu, ils vous embrassent et sont tout à fait enchantés. J’étais donc vraiment heureuse à Rome. La plupart du temps j’étais libre, car la Tchécoslovaquie et ensuite la République tchèque n’avaient pas une grande ambassade. Nous étions les tout premiers, mon mari a été un pionnier, c’est lui qui a posé les bases de tout cela. C’est là-bas que j’ai pu travailler sur la traduction de la Bible de Jérusalem et rédiger certains ouvrages, par exemple l'édition des Lettres de Suzanne Renaud à Bohuslav Reynek. »
Vous avez réuni vos souvenirs de cette période-là dans un très beau livre que vous avez intitulé... Je vous laisse le soin de traduire le titre...
« Le livre s’intitule ‘L’existence de rêve où j’appelle un chat un chat’. Parce que je ne cherche pas à dissimuler certaines vérités et certains faits. Alors j’appelle un chat un chat. »
Vous y décrivez par exemple les débuts, bien difficiles, de la mission de votre mari...
« Comme la Tchécoslovaquie d’avant 1989 n’avait pas d’ambassade au Vatican, nous n’avions absolument rien. Tout le monde nous disait que ça allait s’arranger, mais quand nous sommes arrivés dans l’appartement qui n’était pas la résidence, mais où il nous avait été imparti de vivre au début, il n’y avait pas une seule cuillère, pas de tasses, pas d’assiettes... Il y avait juste une serpillère, sèche et qui avait conservé la forme de son dernier emploi lorsqu’on l’avait tordue. Un objet d’art moderne ! Je suis méchante, je sais. Mais c’était comme ça. Alors j’ai dû me faire envoyer tout de chez nous, avant que les choses ne se remettent en ordre, ce qui a pris plusieurs mois. Oui, c’était dur. Officiellement, j’étais ambassadrice, l'Excellence... Mais il m’était impossible d’inviter qui que ce soit ! Je raconte cela dans le livre. Là, j’appelle un chat un chat. »
Politiquement, vous dites que le moment le plus difficile de la mission diplomatique de votre mari a été la scission de la Tchécoslovaquie en 1993.
« Je pensais que nous procédions bien, que le ministère s’y était pris d’une façon très intelligente. A Rome, tout est allé à la Slovaquie. Nous sommes donc restés... comme ça, sans rien. Heureusement, au tout début de notre séjour à Rome, nous avions bénéficié de l’aide de notre grand ami, le chef du collège tchécoslovaquie, puis tchèque, Nepomucène. C’était un collège destiné aux séminaristes, aux prêtres. Lorsque son directeur a vu notre détresse, il nous a dit : ‘J’ai une somme d’argent mise de côté, je vais m’en servir pour aménager votre résidence. Mais je le fais pour mon ami François Halas, pas pour monsieur l’ambassadeur.’ Peut-être flairait-il les changements qui allaient arriver... C’est ainsi qu’au moment de la scission de la Tchécoslovaquie, ce mobilier nous est resté et nous avons pu repartir de zero. Mon mari, ambassadeur de la Tchécoslovaquie, est devenu pour quelques jours chargé d’affaires. Mais le Vatican a été parmi les premiers pays à reconnaître les anciens ambassadeurs dans leurs fonctions. C’était assez troublant, il fallait jouer les Excellences et faire semblant de ne pas pâtir... »
N’aviez-vous pas l’impression à ce moment-là de représenter un pays quelque peu éclipsé par la Slovaquie ?
« Non, mais il y avait une chose : les Tchèques étaient réputés athées, même comme le peuple le plus athée au monde. Cela me froisse encore aujourd’hui... Ce n’est pas vrai ! Tandis que les Slovaques se déclaraient toujours très catholiques. Ça, c’était difficile. »
Etiez-vous souvent confrontés à cette image stéréotypée des Tchèques ? On présente souvent la République tchèque comme le pays le plus athée au monde...
« On le dit toujours, parce qu’ils le disent eux-mêmes ! Moi, je ne le dis jamais. Si vous regardez les autres pays... Les Tchèques, et c’est peut-être leur côté 'vérité' à tout prix, se disent non catholiques quand ils ne croient pas. Par exemple, j’ai connu des familles en France qui se disent catholiques, mais ne mettent jamais un pied à l’église et ne savent rien sur la Bible. Ils ont été bâptisés et peut-être un prêtre les enterre-t-il. Or, au moment du recensement, quand ils sont interrogés sur leur rapport à la religion, ils mettent ‘catholique’. Les Tchèques ne le font pas. »
Dagmar Halasová, avez-vous un souvenir particulier, personnel du pape Jean-Paul II ?
« Ah oui... J’ai beaucoup de souvenirs de lui. Au début, j’avais peur... Vous voyez que je suis très loquace quand j’en ai la possibilité. Je savais qu’à chaque fois qu’on allait chez le pape, on lui apportait soit un vase en cristal de Bohême, soit, pour les Slovaques (sous l’ancienne Tchécoslovaquie) une assiette en céramique peinte. Je me suis dit : ‘Ça non, Dagmar, tu dois apporter au pape quelque chose de beau pour la remise des lettres de créance.’ J’avais un grand ami à Prague, le peintre Šerých qui m’a donné comme cadeau une de ses plaques en cuivre décorée d’émaux. Je voulais lui apporter cette plaque. C’était déjà une infraction au protocole, parce que, pendant cet acte, la femme doit se taire. L’ambassadeur entre en premier, en présentant les lettres de créance, puis sa femme est admise... Le pape a été extrêmement gentil. Il avait un charisme, il faut le dire... Il s’est mis à parler avec moi et je lui ai expliqué ce que représentait cette plaque avec les émaux. Il parlait en polonais à mon mari qui lui répondait en tchèque. Mais moi, comme je suis philologue, je sais qu’il existe dans les deux langues des mots très traîtres. C’est pourquoi j’ai toujours préféré m’adresser au pape en français.»
« J’avais la possibilité de saluer Sa Sainteté Jean-Paul II à chaque fois qu’il recevait des délégations tchèques. J’ai accompagné l’épouse du Premier ministre Klaus, l’épouse du chef de la diplomatie... Chaque fois que je le rencontrais, j’avais l’impression d’être seule au monde avec lui. Au moment de quitter le Vatican, l’ambassadeur a le droit de présenter au pape toute sa famille. Mes enfants, mes petits-enfants, mes beaux-fils sont donc venus. Nous nous sommes réunis pour une grande photo de famille avec le pape. Il m’a demandé : ‘Mais qu’allez-vous faire maintenant ?’ Après avoir passé neuf ans dans un milieu absolument différent de tout ce qui existe, je l’ai regardé désespérément... Du coup, il m’a dit, en polonais cette fois : ‘Tout va bien se passer.’ Et tout s’est bien passé. »