La vision tchèque – mes 20 ans de liberté
« La vision tchèque – mes 20 ans de liberté » : tel est le titre d’un projet mis sur pied par le site iDnes.cz du journal le plus lu dans le pays, Mlada fronta Dnes, à l’occasion du 20e anniversaire de la révolution de velours qui a entraîné, en novembre 1989, la chute du régime communiste. Depuis le début du mois d’août et jusqu’au 13 novembre, 89 personnalités s’emploient à formuler une dizaine de valeurs sur lesquelles devrait être basée la société tchèque. Nous avons choisi des extraits de quelques-unes des contributions publiées jusqu’à présent
« Quittons l’esprit de provincialisme thèque et soyons avant tout Européens ». Tel est le principal message de Tomáš Halík, prêtre et universitaire. Pour lui, le provincialisme constitue le trait le plus dangereux de la mentalité nationale. Ce sont surtout les jeunes qui sont appelés « à connaître le monde autour de nous ». Il écrit :
« Au lieu de nourrir des penchants provinciaux et chauvins, nous devons cultiver la conscience d’être avant tout Européens et citoyens de ce monde. Jouant de l’instrument tchèque, nous devons être harmonieusement impliqués dans le jeu d’un grand orchestre. »
Développer la culture des relations humaines, apprendre le dialogue, renforcer la culture juridique, créer des conditions pour des familles stables : autant de tâches articulées également par cet enseignant universitaire qui met un accent particulier sur l’éducation « qui doit être une priorité absolue ».
L’éducation est une des priorités, aussi, pour beaucoup d’autres participants à ce projet. Martin Reiner est écrivain et éditeur. Il se veut radical dans ses positions, car, pour lui, il s’agit de transformer de fond en comble non seulement tout le système d’enseignement, mais aussi son contenu. Il affirme :« L’analphabétisme primaire n’est plus un problème à résoudre. Le problème, c’est l’analphabétisme secondaire. Lire un texte et le comprendre sont deux choses entièrement différentes. Assumer une information et déchiffrer ce qu’elle communique « vraiment » demande plus de zèle que de connaître les lettres de l’alphabet… Bref, j’insiste sur une éducation à la pensée critique. »
Comme toute l’Europe déplore un déclin du niveau de l’éducation, Martin Reiner s’interroge : « pourquoi les Tchèques ne pourraient-ils pas être les premiers à oser changer fondamentalement les plans d’enseignement existants et les hiérarchies d’écoles ? »
Le respect des règles : Erik Tabery, rédacteur en chef de l’hebdomadaire Respekt étiqueté comme « intellectuel », considère que telle est la première condition pour qu’une société puisse dûment fonctionner.
Selon lui, « ce respect rend le fonctionnement de l’Etat plus prévisible, plus lisible, plus compréhensible. Par conséquent, les gens s’intéresseront davantage à ce qui se passe autour d’eux ». Et de continuer :
« Au cours des vingt années de liberté, la société tchèque a parcouru un chemin admirable. Ce qui est pourtant étonnant, c’est qu’elle n’ait effectué aucun progrès en ce qui concerne les relations entre le public et les politiciens. La faute n’en revient pas seulement à ces derniers. C’est notre paresse qui en est dans une grande mesure responsable… Depuis trop longtemps nous vivons dans l’illusion que le changement viendra tout seul, avec le temps qui passe. Mais c’est faux. L’engagement actif est l’impératif du jour. »
Corruption, vulgarité de l’espace public, côté sensationnel des médias, menaces écologiques, conflit des générations, des nations et des religions : tels se présentent les problèmes « globaux » qui touchent, aussi, la République tchèque. Martin C. Putna, historien littéraire, voit en outre deux principaux enjeux spécifiquement tchèques auxquels la société devrait faire front et qu’il décrit comme suit :
« D’abord, c’est le rapport à l’égard de la Russie. Tant que les Tchèques ne dénonceront pas pleinement le discours sur « la fraternité des nations slaves » comme une idéologie venimeuse et tant qu’ils demeureront intérieurement désarmés face à l’impérialisme russe, ils ne seront pas capables de faire front à « la troisième occupation russe » qui se déroule en catimini, discrètement et lentement devant nos yeux. Les Tchèques serviront alors à l’expansionnisme russe de ce coin enfoncé dans l’Europe unie. »
La définition du rapport à l’égard de son propre passé est pour Martin C. Putna le deuxième défi à relever. Il écrit :
« Pour trouver un rapport juste à l’égard de l’Europe, les Tchèques, frustrés par le fait que les regards sur leur histoire nationale aient été très souvent modifiés (Venceslas – patron ou traître ?; Jan Žižka – héros ou brigand ? ), doivent d’abord apprécier à leur juste valeur les mythes, les légendes et les symboles de leur propre Etat. Et trouver un équilibre entre la conscience de leurs propres racines et celle de leurs liens avec l’histoire et les traditions des autres pays européens. »
Eva Herrmannová a été, au début des années 1990, chef de l’opéra du Théâtre national de Prague. Pour elle, « ancienne enfant d’un camp de concentration », la valeur numéro un se résume en un seul mot : la paix. La liberté est un atout qu’elle apprécie aussi fort tout en ajoutant :
« Après les années de communisme, on a atteint la liberté. Mais les choses ne sont pas aussi simples que cela, car chaque individu peut l’interpréter à sa manière et en abuser. Les néonazis en sont un exemple marquant. Et on n’a pas encore vraiment trouvé le moyen de s’y opposer… Nos élites politiques ont échoué et on ne sait pas tellement pour qui voter aux élections. »
Le projet intitulé « La vision tchèque – mes 20 ans de liberté » donne la parole, aussi, à des économistes. Martin Jahn est laconique en énumérant les dix qualités sur lesquelles devraient s’appuyer la société tchèque, parmi lesquelles en premier lieu le courage, l’aplomb et le sens de l’humour.Formuler des visions est naïf, notamment en Tchéquie, il est cependant nécessaire de le faire. C’est ce qu’estime Jan Hron, qui gère les archives de la Bibliothèque de Václav Havel. Il explique :
« En entrant en 2004 dans l’Union européenne, nous avons réalisé une grande vision sans toutefois la remplacer par une autre. Depuis, nous avons perdu tout attrait pour le monde, nous sommes devenus un pays sans aucun intérêt qui pose de temps à autre des ennuis. »
« La vision tchèque ne peut être uniquement tchèque », écrit-il plus loin et précise : « à partir du moment où nous participerons aux enjeux qui ne sont pas seulement les nôtres, mais qui touchent le monde au-delà de nos frontières, nous pourrons être reconnus par ce monde et par nous-mêmes. Ce sera la Tchéquie dont je pourrai être fier. »
L’ensemble des contributions qui seront réunies au bout de trois mois serviront de base à une rencontre-débat qui se déroulera le 19 novembre prochain à Brno, avec des intervenants de taille : Václav Havel, le politologue Jacques Rupnik et le philosophe Václav Bělohradský.