Ladislav Stroupežnický, un dramaturge au destin dramatique
« Un homme remarquable et difficile à comprendre, un homme non dépourvu d’un certain mystère. » C’est par ces paroles que l’historien de la littérature Martin C. Putna caractérise la personnalité du dramaturge tchèque Ladislav Stroupežnický. L’écrivain considéré comme le pionnier du drame réaliste tchèque est né le 6 janvier 1850, il y a tout juste 170 ans.
Une amitié passionnée entre deux adolescents
Les événements dramatiques de la jeunesse de Ladislav Stroupežnický sont nimbés de mystère et ne cessent d’intriguer ses biographes. Fils du gérant de l’abbaye des Prémontrés dans le village de Cerhonice en Bohême du Sud, le petit Ladislav est, selon les témoins, un enfant agité, violent et même cruel. Il se délecte à faire des espiègleries aux gens de son entourage et à torturer de petits animaux. C’est la chasse qui devient plus tard l’occupation préférée de ce garçon de bonne famille qui ne manque pas de charme.« Son œil est infiniment émouvant, ses cheveux sont abondamment bouclés, son corps est bien bâti, vigoureux et gracieux. » C’est ainsi que le voit son ami Jan Aleš qui laissera dans son journal un témoignage intime sur l’amitié passionnée entre lui et Ladislav, une liaison intense et profonde. Ladislav, jaloux, exige que Jan n’appartienne qu’à lui et le menace de révéler leur secret mutuel à la jeune fille avec laquelle Jan commence à sortir. Difficile à dire si c’est cette menace qui contraindra Jan à un geste fatal. Toujours est-il qu’à Pâques 1867 Jan se tire une balle dans le cœur.
Une méprise lourde de conséquences
Ladislav est profondément accablé mais il n’est pas au bout de ses peines et la mort de son ami n’est que la première de la série d’épreuves terribles qui l’attendent. Trois mois plus tard seulement, il tire dans les champs sur un braconnier qui est en réalité le fils du garde-chasse et lorsqu’il se rend compte de sa méprise, il prend son fusil et tente de se suicider. Un coup de feu arrache presque la moitié de son visage, mais ne le tue pas. Il survivra à cet acte de désespoir mais restera défiguré à vie. Evidemment, comme le dit Martin C. Putna, ce suicide raté sera lourd de conséquences :
« Stroupežnický sera donc stigmatisé pendant le reste de sa vie. Et ce fardeau n’est pas seulement physique mais aussi psychique. Pendant tout le reste de son existence s’affrontent en lui l’homme qui aimait la vie dans toutes ses manifestations physiques, dans toute sa gaité, et l’homme qui est exclu de cette vie. Ce n’est qu’après sa blessure qu’il commence à s’occuper de littérature, avant, la littérature ne l’intéressait pas. »Tous les moyens de la chirurgie plastique de l’époque sont déployés pour rendre son visage au jeune malheureux. Il subit de nombreuses opérations dans une clinique de Prague mais les médecins de son temps n’arrivent pas à faire des miracles et ce sont finalement des orfèvres qui sont appelés à reconstruire en or sa dentition, le palais de sa bouche et les narines de son nez. Le coup du sort opérera cependant un changement essentiel dans la vie intérieure du jeune homme. Il commence à lire, à combler les lacunes dans son instruction bâclée, il s’intéresse à l’histoire de Bohême. Et selon Martin C. Putna, il étudie aussi de vieux documents d’archives et découvre les beautés de la langue de ses ancêtres :
« C’est cette prédilection pour la vieille langue tchèque qui l’amène à écrire des contes historiques et plus tard des pièces de théâtre historiques. Le langage que nous entendons dans ses pièces, il ne l’a pas appris dans une école parce qu’il n’a pas fait d’études universitaires, mais c’est la langue qu’il a apprise en lisant ces vieux documents manuscrits. Il aimait à évoquer sa vision de l’ancienne culture tchèque, le vieux royaume tchèque qui, à son avis, a atteint son apogée à l’époque de la Renaissance. »
Conseiller dramaturgique du Théâtre national
L’adolescent quasi inculte qui a abandonné ses études dans un lycée technique après deux années seulement, devient donc un homme cultivé qui commence à envisager sérieusement une carrière littéraire. Ses premiers contes paraissent dans des revues, il écrit aussi des poèmes et bientôt sa première pièce est présentée dans un théâtre de Prague. Sa renommée se consolide et lorsque les Tchèques construisent à Prague leur Théâtre national, c’est lui qui est appelé à y assumer la fonction de premier conseiller dramaturgique. Martin C. Putna remarque cependant que cela ne lui a apporté ni gloire ni bonheur :
« Beaucoup de gens écrivent en espérant percer, se faire connaître par leurs œuvres, et à l’époque de Stroupežnický, ces espoirs étaient encore plus fervents parce qu’au XIXe le rôle de la littérature dans la société était bien plus important qu’aujourd’hui. Et évidemment tous ces petits auteurs rêvaient de présenter leurs pièces au Théâtre national. Mais leurs ambitions se heurtaient à Stroupežnický qui leur renvoyait leurs textes en constatant que leurs pièces étaient, certes, patriotiques mais tout à fait stupides. Et il en est devenu très impopulaire parce qu’il remplissait la tâche de quelqu’un qui se proposait de cultiver, d’épurer la culture tchèque. »Au cours de sa carrière au Théâtre national, Ladislav Stroupežnický rejette quelque 350 drames et comédies qui lui sont proposés ainsi qu’une centaine de traductions. Son intransigeance lui cause beaucoup d’ennemis mais elle est salutaire pour le niveau artistique du Théâtre national. En tant que dramaturge, il veille sur la composition dramatique des pièces, il propage les nouveaux courants de la création théâtrale, il analyse les caractères des personnages et insiste sur la concision et l’efficacité des dialogues. Et il cherche à appliquer ces exigences aussi dans ses propres textes. Ladislav Stroupežnický écrit des contes, de la poésie et signe aussi toute une série de pièces de théâtre de divers genres, mais c’est le genre comique qui correspond le plus à son talent et qui lui apporte finalement le plus de succès.
Nos fanfarons
Dans la comédie Naši furianti - Nos fanfarons, son chef d’œuvre de 1887, il fait revivre sur la scène Cerhonice, son village natal, avec une foule de personnages hauts en couleurs inspirés des villageois réels, des paysans de son enfance. Il brosse sans complaisance leurs portraits en évoquant leur fierté de paysan et leur sens de l’honneur, leurs rivalités, leurs amours et leur petits secrets, mais aussi leurs petites lâchetés, leurs mensonges et leurs mesquineries, leur perspicacité et leur aveuglement. Malgré une intrigue simple, la pièce ne manque pas de tension dramatique. La fraîcheur des répliques et l’humour particulier de nombreuses situations en font une des pièces de théâtre tchèques les plus appréciées et les plus jouées par les troupes professionnelles et amateurs. Tandis que la majorité écrasante des pièces tchèques du XIXe siècle est aujourd’hui complètement oubliée, le chef d’œuvre de Ladislav Stroupežnický reste toujours bien vivant dans le répertoire des théâtres tchèques.Ladislav Stroupežnický, héros de cinéma
La carrière théâtrale de Ladislav Stroupežnický a été courte. Mort à 42 ans des suites de la fièvre typhoïde, il n’a pas assez de temps pour faire fructifier ses dons. Malgré cela il reste toujours présent dans la vie théâtrale tchèque et ces derniers temps on commence à s’intéresser non seulement à son théâtre mais aussi à sa vie. Le sort cruel de cet homme qui a fait tant rire plusieurs générations de spectateurs, a inspiré le jeune réalisateur tchèque Ondřej Hudeček, auteur du film Furiant - Le Fanfaron. Le film qui a obtenu entre autres le prix de la meilleure réalisation dans la catégorie des court-métrages au festival Sundance, évoque la liaison dramatique entre Ladislav Stroupežnický et Jan Aleš. Pour Ondřej Hudeček, Ladislav est un héros équivoque qui est acculé par les circonstances jusqu’aux limites de son existence, un homme qui prend une mauvaise décision mais qui arrive à survivre et à accepter les conséquences de son acte :« Je crois que dans l’histoire tchèque, ancienne et récente, un homme comme Ladislav Stroupežnický est une personnalité tout à fait unique. Qui serait capable ainsi de prendre conscience de sa propre faute et serait prêt à assumer sa responsabilité dans un sens, je dirais, antique ? C’est comme une tragédie antique, celle du roi Œdipe, par exemple. Il est comme un personnage de tragédie antique et je trouvais très surprenant qu’il y ait chez nous un homme de ce genre. »
Et le réalisateur qui n’a pas épuisé dans son court-métrage le potentiel dramatique de son héros, prépare maintenant un nouveau film, un long métrage dans lequel il portera à l’écran la vie ultérieure de Ladislav Stroupežnický. « Je pense, dit-il, qu’un tel homme en sait au fond beaucoup plus que la majorité d’entre nous sur ce que signifie ‘être Homme’. »