L'affaire de Kuřim débarque en France sous la forme d‘un roman graphique
L’Étrange Cas Barbora Š. : c’est sous ce titre que vient d’être publié en France le roman graphique tchèque Svatá Barbora - inspiré par la sordide affaire de Kuřim - aux éditions Denoël Graphic, dont Jean-Luc Fromental est le responsable :
« J’ai un agent qui vend nos droits à l’étranger et qui par ailleurs s’occupe de faire le ‘scout’ pour moi et de repérer des choses qui lui paraissent intéressantes pour la collection Denoël Graphic, dont la vocation est de publier des bandes-dessinées et des romans graphiques destiné à un public adulte, plutôt à des lecteurs de romans au départ, qui accepte de lire des narrations graphiques. Je me suis trouvé confronté à une véritable difficulté face à ce livre. Dès que je l’ai vu, il m’a plu, grâce à son graphisme très particulier. C’est un graphisme dont on pourrait dire qu’il est extrêmement moderne parce que très au fait des développements internationaux de ce mode narratif qu’est le roman graphique, on voit que les auteurs connaissent bien le travail des auteurs de pointe nord-américains, ont regardé l’évolution de la bande-dessiné franco-belge, etc. C’est la première chose qui m’a attiré, le travail de Marek Pokorný… »
Marek Pokorný figure parmi les meilleurs dessinateurs de Prague à l’heure actuelle…
« C’est très impressionnant, d’autant plus que pour raconter son histoire, il n’hésite pas à varier de style, à passer de choses assez classiques, narrativement à des choses qui font passer à quelqu’un comme Chris Ware, le dessinateur américain et créateur de Jimmy Corrigan, donc ça m’a beaucoup séduit. Je regarde beaucoup vers l’Est, il y a des exceptions notables, mais souvent ces pays qui ont des traditions graphiques extraordinaires n’ont pas encore pris le vent de la narration graphique, c’est–à-dire la bande dessiné moderne. Cette fois j’ai été très impressionné. Malheureusement, je ne dispose d’aucune connaissance en tchèque donc je n’avais aucun moyen de savoir ce que racontait cette histoire très mystérieuse quand on la regardait à travers les dessins, et extrêmement riche en texte. J’ai donc pris conseil auprès d’un certain nombre de gens et d’amis tchèques, en leur demandant de lire le livre pour moi et de me dire ce qu’ils en pensaient. Les rapports qui sont remontés d’un certain nombre de professionnels de l’édition, notamment Tereza Horváthová qui est une des organisatrices du festival Tabook à Tabor en Tchéquie, ou Benoît Meunier, un excellent traducteur de tchèque installé à Prague, m’ont convaincu de plonger dans le livre, même si je n’étais pas à même de le lire. Je l’ai donc découvert à partir du moment où j’ai pu lire la traduction que j’ai confiée à Benoît Meunier, et je n’ai pas été déçu du tout. Le travail des deux auteurs, Vojtěch Mašek et Marek Šindelka, était tout à fait à la hauteur de ce que laissait espérer le graphisme de Marek Pokorný. »
Vous faisiez référence à certains noms, notamment à Chris Ware, d’autres ont parlé également de Sébastien Goethals. Est-ce que ce roman graphique tchèque peut être comparé à ce qui s’est fait auparavant ou ce qui se fait actuellement ailleurs dans le monde selon vous ?
« Pour moi, c’est très près des évolutions actuelles. C’est-à-dire qu’il y a là-dedans une liberté narrative, une capacité à emprunter des style, à passer par des styles très enfantins, très découpés avec des découpages graphiques très précis, qui rapproche ce travail à une tendance actuelle. »
Du ‘map-minding’ notamment et des vignettes photos…
« Oui, par exemple. Cela renvoie à une utilisation actuelle du dessin qui est tout à fait fascinante et moderne. Ce qui m’a plu est que c’était une utilisation totalement décomplexée. Pour revenir sur le syndrome de la bande-dessinée à l’Est, le problème, je pense pour des raisons économiques et de débouchés, est que ces dessinateurs ont été happés par des gens commerciaux, du type manga, faux comics américains et à mon avis, cela a stérilisé le terrain alors qu’on sent qu’il y a des artistes absolument remarquables. Et donc le retard n’est pas dans la compétence graphique, ce qui serait un point de vue un peu stupide car le dessin est un acte individuel, mais ce retard serait guidé par des nécessités économiques, une absence de marché local qui ne permet pas à ses utilisateurs de s’installer, comme le font ces trois auteurs qui traitent d’un sujet qui est d’abord un sujet d’intérêt local. J’ai travaillé avec l’auteur indien Sarnath Banerjee, dont on a sorti le livre extraordinaire Calcutta, qui parlait du ‘glocal’, c’est-à-dire du global et local. C’est ce qui m’a plu dans ce livre tchèque qui part d’une affaire extravagante qui se passe en République tchèque mais peut intéresser un public international. »
L'affaire de Kuřim : du glauque mais aussi du 'glocal'
Est-ce que vous même vous aviez entendu parler de cette affaire sordide ? Et est-ce que vous vous doutiez de son potentiel auprès du public ? On remarque sur Radio Prague International au nombre de clics quand on publie un article sur cette affaire qu’elle semble fasciner les gens.
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« Je n’en avais jamais entendu parler. Internet est un univers à peu près sans limite et quand vous ne regardez pas dans la bonne direction, vous ne voyez rien. J’ai commencé à chercher, à taper ‘affaire de Kuřim’ et 'Barbora Škrlová' et j’ai vu qu’il y avait des choses en français, beaucoup en anglais, et que le monde s’était intéressé à cette histoire. Mais pour ma part, je n’en avais jamais entendu parler. Pendant très longtemps, c’est resté un mystère pour moi. C’est une affaire tellement bizarre, embrouillée. Au final, à mon sens, ce n’est pas le point central du livre. Bien-sûr que c’est le sujet, mais ce que transporte le livre et le malaise et la force du livre sont ailleurs. Des histoires comme ça, on en a eu beaucoup à travers le monde, mais là ce sont ce que les Américains appellent ‘the perfect storm’. C’est-à-dire que tous les éléments sont rassemblés pour qu’il y ait une traversée de la société, et que ça mette en œuvre un nombre de forces et de thèmes considérable. »
« S’il n’y avait eu que le scandale, j’aurai été un peu déçu. Ce que je trouve intéressant est la face humaine que ça remue, l’extraordinaire épopée de cette femme et le fait que les raisons restent à peu près impénétrables et que ça s’achève sur un constat d’échec. C’est une sorte de Millénium qui n’a pas de dénouement, on reste avec cette espèce de mélange de mysticisme, de sexualité bizarre, de politique, sans vraiment dénouer les fils. L’irrésolution de l’affaire me parait aussi importante que son existence. »
Des points communs avec la Scandinavie de Millénium ou Jo Nesbø
Certains évoquent une lecture éprouvante, est-ce que vous êtes d’accord avec ça ?
« Oui et non. J’ai vécu des lectures éprouvantes. Si vous connaissez Edgar Hilsenrath, cet auteur allemand qui avait écrit ‘Fuck America’ ou ‘Le Nazi et le Barbier’ avec des récits de ghetto, arrivé à la page 100, on est obligé de se forcer pour lire tellement le fond est épouvantable. Il m’est arrivé de poser un livre de Murakami parce que le personnage était enfermé depuis 80 pages au fond d’un puits et je commençais à suffoquer à chaque fois que je l’ouvrais. Je n’ai jamais fini ‘Nord’ de Céline car c’est un livre que je trouve parfaitement abject. Mais là non, parce que l’humanisme des auteurs qui se transmet à leurs personnages de journalistes, le fait qu’ils évoquent un quotidien qui est à la fois moderne et étrange pour nous, celui de la vie à Prague, est très fascinant. »
« Il y a une relation avec le roman scandinave. Je me suis même demandé si c’était délibéré de la part des auteurs. Je n’ai pas eu le loisir de parler avec eux, mais j’ai beaucoup parlé à Pokorný, on a correspondu en anglais et je me suis rendu compte que j’avais en face de moi quelqu’un de parfaitement articulé, au courant de la vie international de son médium. Je ne sais pas si c’est quelque chose de naturel dans la production tchèque actuelle de regarder vers la Scandinavie, mais j’ai trouvé beaucoup d’équivalents, dans Millenium ou dans du Jo Nesbø par exemple. Il y a ce mélange d’humanisme et de froideur qu’on trouve dans la littérature noire scandinave. Donc non, c’est un livre que je trouve que quand même très habitable, malgré les choses inhumaines et terribles qui se déploient. »
Sur nos ondes, un des auteurs, je crois que c’était Marek Šindelka, évoquait le travail en cours pour l’adaptation sur écran en film ou même plutôt en série. Quel potentiel pour une série selon vous ?
« Pour nous éditeurs, les séries sont une catastrophe. Quand les livres étaient transformés en film de cinéma, la date de sortie dans un pays était la même. J’ai fait des opérations remarquables au moment de la sortie des films adaptés des livres de Posy Simmonds, que je publie. Parce que quand on a pu faire venir Stephen Frears qui avait fait Tamara Drewe en même temps que Posy Simmonds et qu’on a relancé ce que l’on appelle des press junket, des rencontres sur trois jours avec des journalistes à la fois de bandes-dessinées et cinéma, on a relancé le livre complètement. La série, on ne sait jamais comment et quand elle passe, c’est une diffusion perlée si on peut dire, sans date précise et ce n’est pas bon du tout pour aider les livres à redémarrer. »
« Par ailleurs, pour répondre à votre question, il y a un potentiel, mais moi je commence à être violemment opposé aux séries. Je n’ai jamais partagé l’enthousiasme de mes pairs pour les séries, bien qu’il y en a eu des remarquables, mais là je trouve que c’est en train de devenir un genre qui en quelques années s’est mis à radoter, à fabriquer des paradigmes qui sont toujours les mêmes, les génériques sont horripilants. Quand vous regardez une série aujourd’hui, c‘est toujours le même type de générique et puis c’est de plus en plus des dilutions d’un sujet qui tiendrait sur un film de deux heures. Je n’ai rien contre le feuilleton à la télévision, mais l’architecture des séries modernes ma fatigue de plus en plus, au point qui suis un grand lecteur de Philip K. Dick, j’ai abandonné à la troisième saison le visionnage du Maître du Haut Château qui était un de mes romans fétiches et un de mes romans formateurs, parce que j’en peux plus de voir les choses décomposées de façon microscopique pur arriver à fabriquer, trois, quatre voire cinq saisons. Donc si on me demandait, je dirai d’en faire un film et de le sortir au cinéma. Sauf que les cinémas sont fermés, chez vous comme chez nous, donc ce n’est pas une bonne idée en fait… »
Pour revenir à la République tchèque, vous nous parliez de votre agent, est-ce que vous êtes sur des potentiels projets à l’heure actuelle ?
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« Je regarde avec une grande attention, je regarde ce que fait Kateřina chez Lipnik, qui a l’air d’être une éditrice formidable, j’ai flirté avec un autre livre qui s’appelle ‘Oskar Ed’, j’ai failli le prendre puis je me suis dit que sortir deux livres tchèques de façon aussi rapprochée n’était pas une bonne idée. Mais j’ai toutes mes antennes tournées vers cette production parce que, je ne sais pas si je me trompe, mais j’ai l’impression qu’il y a un bouillonnement. J’ai vécu ça quand je travaillais à Métal Hurlant, j’ai vu comment un phénomène peut se produire autour de quelques auteurs, ça crée des vocations, ça crée un public, des choses se mettent à exister. Alors on va voir mais c’est intéressant. Je regarde la façon dont évoluent les pays qui sont sortis de la glaciation si on peut dire, et la République tchèque évolue d’une manière extrêmement intéressante. Je continue de regarder ce qui se passe et si un beau papillon passe à côté de moi je n’hésiterai pas à jeter mon filet dessus. »