Une ténébreuse affaire
Une ténébreuse affaire - ce titre emprunté à Balzac illustre à merveille la série des événements qui a commencé en 2007 dans une petite ville de Moravie et qui est entrée dans les annales sous le nom : Kuřimská kauza (L’Affaire de Kuřim). Ce qui semblait d’abord comme un simple cas de maltraitance infantile, a rapidement pris des dimensions insoupçonnées et allait alimenter pendant longtemps non seulement la presse de boulevard mais pratiquement tous les médias tchèques. C’est l’affaire de Kuřim qui est aussi le thème d’une bande dessinée que ses auteurs Marek Šindelka, Vojtěch Mašek et Marek Pokorný ont intitulé Svatá Barbora (Sainte Barbara).
Une fausse petite fille
En mai 2007, la police avertie par un voisin trouve dans la maison de Klára Mauerová dans la ville de Kuřim deux petits garçons et une petite fille maltraités. La mère est écrouée et les enfants sont confiés à un foyer de l’enfance. La petite fille de 13 ans qui s’appelle Anna, s’évade du foyer et disparaît sans laisser de traces. L’enquête lancée par la police révèle cependant que la petite fugitive n’est en réalité pas la fille de Klára Mauerová mais une femme adulte d’une trentaine d’année qui a changé d’identité. Cette femme dont le nom véritable est Barbora Škrlová se présente un peu plus tard à l’ambassade tchèque de Copenhague avant de disparaître de nouveau. Elle n’est retrouvée que quelque mois plus tard en Norvège où elle vit sous la fausse identité d’un petit garçon. Après son rapatriement en Tchéquie, elle est accusée de plusieurs délits. L’enquête qui est longue et compliquée démontre qu’elle faisait partie d’un réseau de malfaiteurs. Selon la police qui travaille sur plusieurs pistes, il aurait pu s’agir d’une organisation pédopornographique ou d’une secte religieuse.Six personnes condamnées à des peines élevées
Quelques années plus tard, un trio d’artistes décide de créer une bande dessinée, ou plutôt un roman graphique, basé sur cette affaire. L’écrivain Marek Šindelka qui est auteur du scénario de la BD, se souvient :« Au début, nos ambitions étaient grandes. Nous espérions élucider cette affaire, trouver les motifs de ses protagonistes. Je crois que beaucoup ont essayé de faire la même chose et qu’ils ont échoué comme nous. Une quinzaine de personnes ont été impliquées dans cette affaire et six d’entre elles ont été condamnées à des peines élevées. Les audiences devant le tribunal ont été longues mais on n’a jamais élucidé les motifs de ces personnes. On se demande toujours pourquoi ces gens-là ont fait ce qu’ils ont fait. »
Une des réponses possibles
Barbora Škrlová a fait partie des personnes condamnées et n’a quitté la prison qu’en 2012. Son père Josef est aujourd’hui porté disparu, son frère Jan a purgé une peine de sept ans de prison, sa fausse mère Klára Maureová a été condamnée à une peine de neuf ans de prison. Le mystère plane cependant toujours sur les activités de ces personnes, et des questions demeurent : qui était Barbora Škrlová, cette femme qui a changé plusieurs fois d’identité et qui s’est appelée tantôt Barbora, tantôt Anna, tantôt Adam ? Était-elle victime ou artisane de cette immense supercherie organisée probablement par une secte religieuse qui manipulait et maltraitait ses membres ? Marek Šindelka apporte une des réponses possibles à cette question :
« La ligne religieuse de cette histoire est dans une grande mesure véridique. La création des enfants miracles, c’est à dire la transformation de Barbora Škrlová, était une piste réelle. La secte qui s’est détachée du mouvement du Graal cherchait à créer une réincarnation d’une divinité sur la Terre et c’était le rôle que devait jouer Barbora Škrlová. (…) Un enfant dans le rôle d’un être sacré est un modèle parfait. »Une petite fille ayant les qualités d’une femme adulte et un passé de martyre devait donc surgir à un moment opportun. Et Marek Šindelka rappelle que Barbora Škrlová était une musicienne douée qui jouait très bien du piano et composait des symphonies, une femme intelligente transformée en une petite fille dont les qualités étonnantes donnaient l’impression de quelque chose de surnaturel. A son avis, ceux qui ont opéré cette transformation, voulaient créer une sainte moderne.
Les limites de l’intimité et de la dignité humaine
Les travaux sur la bande dessinée ont pris six ans et les auteurs ont étudié tous les documents disponibles. En travaillant sur leur livre qu’ils appellent « roman graphique », ils se rendent compte cependant qu’il est pratiquement impossible de publier tout ce qu’ils ont appris sans nuire aux victimes innocentes de cette affaire. Ils décident donc de renoncer à l’aspect strictement documentaire de leur livre, évitent de parler de certains épisodes et de certains personnages et y ajoutent par contre des éléments et des personnages de fiction. Parmi ces nouveaux personnages, il y a la journaliste Andrea qui cherche à comprendre, à démêler l’intrigue de cette histoire obscure. Selon Marek Šindelka, ce personnage fictif représente en quelque sorte les auteurs du livre :« S’il y a dans ce livre un personnage qui est notre miroir, c’est Andrea, cette journaliste qui cherche à élucider le fond de cette affaire. Elle sombre progressivement sous cette avalanche d’informations et se retrouve finalement à une espèce de carrefour où elle commence à douter de sa propre santé mentale. (…) Ce personnage incarne pour nous donc cette faim, cette avidité de résoudre l’énigme, de trouver la vérité et d’entrevoir le mal dans sa nudité. »
Le fond obscur de l’affaire
Andrea est donc le personnage fictif qui représente les auteurs du livre, leurs recherches passionnées de la vérité, mais aussi la curiosité malsaine et indiscrète que l’affaire provoque dans les médias et dans la société. Marek Šindelka avoue avoir subi, lui aussi, l’attrait morbide que cette histoire continue à susciter, un attrait qui transgresse souvent les limites de l’intimité et de la dignité humaine.
Onze ans après son début, l’affaire de Kuřim reste donc toujours ouverte. Malgré d’innombrables articles dans la presse, une multitude de reportages à la télévision et à la radio et des expertises de spécialistes, il reste toujours des éléments obscurs dans cette histoire dont les principaux acteurs gardent le mutisme. Sortie de prison en 2012, Barbora Škrlová souffre très probablement d’une maladie mentale et sa réinsertion dans la société semble improbable. Une fois de plus, elle vit sous une fausse identité pour échapper à l’attention des médias. Son histoire continue à intriguer le public et à susciter des spéculations. Elle met à l’épreuve toute la société et chacun de nous parce qu’elle démontre jusqu’où nous sommes capables d’aller pour assouvir notre curiosité. L’affaire de Kuřim a déjà inspiré un roman et une bande dessinée et, selon Marek Šindelka, elle sera probablement portée à l’écran :
« Après la publication de cette BD ou, si vous voulez, de ce roman graphique, nous avons obtenu des propositions de cinq producteurs de cinéma tchèques qui aimeraient le porter à l’écran. Une initiative dans ce sens est donc très probable. Nous sommes en contact avec le réalisateur documentariste Martin Mareček avec qui j’ai déjà collaboré. Nous lui faisons confiance. C’est un cinéaste qui abordera ce thème d’une façon sensible et ne fera pas un film de boulevard. D’ailleurs nous n’envisageons pas de faire un film mais une série parce que c’est un sujet si complexe et avec tant de ramifications qu’il permet de travailler sur plusieurs lignes et d’exposer le sujet sous plusieurs perspectives. »