« L’aventure, c’est aussi d’aller dans des territoires intellectuellement inconnus »

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Isabelle Autissier était de passage récemment à Prague à l’ocasion de la publication de la traduction tchèque de son dernier roman ‘Soudain, seuls’. Un succès qui a fini de faire de la célèbre navigatrice, première femme à avoir accompli un tour du monde à la voile dans une course en solitaire, une romancière à part entière, et ce alors qu’elle-même affirmait ne pas se sentir légitime lorsqu’elle s’est lancée dans l’écriture. Isabelle Autissier explique pourquoi au micro de Radio Prague.

Isabelle Autissier,  photo: G.Garitan,  CC BY 4.0
« Je disais cela surtout par rapport au côté ‘roman’. Comme beaucoup de mes collègues, j’ai raconté ma vie, ou en tous les cas mes expériences maritimes, et cela ne m’a pas posé de problèmes. J’étais même plus ou moins attendue sur ce point-là, car je fais partie des gens connus ne serait-ce que dans le milieu de la voile et connus des Français. Maintenant, passer de ‘je raconte mes expériences en bateau’ à ‘j’accède à une qualité de romancière’ sur laquelle personne ne m’attend a impliqué une question de légitimité. »

« Je pense que je n’étais pas considérée comme légitime dans le milieu de la littérature, du moins pas au début… Je crois l’être devenue en particulier avec ‘Soudain, seuls’, et ce qui a été le sésame est d’avoir figuré sur la liste du Goncourt, chance que j’ai eue l’année de la parution du livre. Cela a été une vraie reconnaissance littéraire et aujourd’hui je pense pouvoir prétendre être devenue légitime y compris dans la communauté littéraire. Mais au début beaucoup de gens se demandaient pourquoi une navigatrice vient écrire des romans. »

Qu’il s’agisse de ‘L’amant de Patagonie’, votre premier roman, ou de ‘Soudain, seuls’, vous situez malgré tout vos romans plus ou moins dans le milieu de la haute mer. L’histoire de ‘Soudain, seuls’ se passe sur une île inaccessible autrement qu’en bateau, un endroit que vous connaissez puisque vous y êtes allée. Ce roman est donc lui aussi partiellement inspiré de votre vécu de marin…

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« Oui, mais je crois que la magie du roman, c’est aussi ça : on travaille avec des choses personnelles, des souvenirs, des émotions, des histoires personnelles, et aussi avec celles des autres parfois, et avec de l’imagination en plus. Il y a un mélange de tout cela dans le roman. Je pense que c’était une façon un peu plus simple pour moi d’aborder le romanesque, c’est-à-dire en commençant par situer l’histoire dans des endroits que je connaissais et qu’il m’était relativement facile de décrire ; des endroits qui provoquaient chez moi des sentiments parce que je les trouvais admirables ou intéressants… C’était donc une sorte de porte d’entrée. »

« Le prochain roman que j’ai un peu commencé à écrire – et c’est pourquoi donc je ne veux pas encore trop en parler - aura très peu de maritime et se situera dans un environnement où je n’ai pas vécu. C’est en quelque sorte de démarche qui va du plus simple au plus compliqué. Arriver au roman était déjà une démarche compliquée pour moi, parce qu’écrire un roman et un récit de voyage n’est pas du tout la même chose. Je suis allée graduellement dans la difficulté. »

Qu’est-ce que donc alors pour vous l’aventure ? Vous lancer dans un tour du monde à la voile en solitaire ou dans l’écriture d’un roman ? Peut-on faire un parallèle ?

« Il me semble que l’aventure, c’est d’aller dans des territoires physiquement ou intellectuellement inconnus. C’est en quelque sorte de quitter ses certitudes, d’aller vers des choses qu’on ne sait pas faire, vers des lieux ou des gens qu’on ne connait pas et de se dire : ‘je vais essayer de comprendre, d’évoluer, de rencontrer et de faire quelque chose de tout ça’. »

« Fondamentalement, l’aventure d’un tour du monde a quelque chose à voir avec l’aventure de l’écriture, même si, bien sûr, le niveau de risque n’est pas le même. Sur un tour du monde en solitaire je peux éventuellement risquer ma peau, tandis que sur l’écriture ratée d’un roman, je risque tout au plus le ridicule. Cela n’enlève rien au fait que dans les deux cas je vais vers des territoires inconnus. »

L’incertitude et le doute qui les habitent sont-ils les mêmes pour un navigateur et un romancier ? Quand on met le point final à un roman, on attend les réactions sinon dans le doute, du moins dans l’incertitude. N’est-ce pas finalement la même chose lorsque l’on se retrouve en mer avec des conditions de navigation parfois très difficiles ?

« Je pense que lorsque l’on parle de ce doute, on le situe par rapport à une certaine forme de narcissisme. Au fond, ce qui nous inquiète, c’est de savoir su on va réussir. Par rapport à nous-même bien sûr : que peut-on espérer de soi-même et que peut-on atteindre avec ce que l’on est ? Et puis, bien sûr, par rapport au regard des autres, nous vivons essentiellement de ce que par les autres nous renvoient, à tous les niveaux. Donc, dans les deux cas, qu’il s’agisse de l’attente liée à la réception d’un livre par la critique et le public ou de celle de savoir si on est capable de gérer un grand bateau dans des mers difficiles, c’est une forme de pari sur soi-même. »

« Ce qui atténue un peu ce doute, c’est le degré de confiance en soi. Il permet de dissocier un peu la valeur intrinsèque de ce que l’on est et celle de ce que l’on produit, et donc d’accepter que ce que l’on produit n’est pas parfait. Plus on se sent solide sur ses bases et sûr de soi en se disant ‘c’est ce que je suis’, plus on est capable d’accepter que ce n’est pas grave si on ne réussit pas. Evidemment, j’ai peut-être la chance que les premiers grands pas que j’ai essayé de franchir dans ma vie, je les ai réussis. Je me souviens très bien qu’à la fin de mon premier tour du monde, j’ai eu ce sentiment qui m’a submergé, au fond de me dire : ‘bon, je rêvais de ça quand j’étais petite fille, c’est bon, je l’ai fait, le reste, c’est du bonus’. J’ai construit quelque chose par rapport à moi-même. Et par rapport à l’image que les autres ont de moi, je sais où j’en suis. »

« Après, cela m’a donné beaucoup d’aisance pour tenter autre chose. J’avais toujours cette espèce de socle indéboulonnable qui rend plus facile toutes les tentatives suivantes. »

Est-ce ce sentiment qui habite aussi le couple de héros de votre roman ‘Soudain, seuls’ qui décident de partir ensemble pour ce tour du monde, alors qu’ils n’ont aucune expérience de la navigation ? Leur idée, c’est de tenter quelque chose, d’aller voir ailleurs, parce qu’ils sont las de leur vie quotidienne à Paris…

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« Je ne pense pas que ce soit cela qui les habite. Je pense qu’ils sont habités par une forme de naïveté. Ils poursuivent un peu un rêve qui se base sur quelque chose qui se révélera faux : ‘la Terre n’est qu’un terrain de jeu’. Ils partent s’amuser alors qu’ils n’ont aucune raison de partir : ils sont bien installés dans la vie, tout va bien pour eux… Ils ressentent une forme de lassitude ; c’est ce sentiment que l’on voit chez les jeunes adultes, qui est de se dire : ‘est-ce que je vais faire mon job toute ma vie, est-ce que c’est ça la vraie vie ?’. Et cette envie de prendre un moment, une année sabbatique, d’aller voir ailleurs… Au fond, ils se pensent capables de tout parce qu’ils n’ont pas essayé grand-chose et qu’ils sont dans une forme d’inconscience par rapport à la réalité »

La Terre est-elle aussi devenue ce terrain de jeu que vous décrivez pour les marins et les alpinistes ? Aujourd’hui, on se lance dans l’ascension des plus hauts sommets juste ‘parce qu’on en a envie’, on voit aussi que les grandes courses au large sont devenues ‘des courses aux records’… Dans l’imaginaire des gens, le tour du monde en solitaire est avant tout une grande aventure. Or, aujourd’hui, quand on suit une course comme le Vendée Globe, ce n’est plus du tout ça…

« Vous avez en partie raison. Je crois que nous avons de plus en plus une vision assez marchande et utilitariste de la nature. Au fond, la nature n’est là que pour nous servir, d’abord matériellement puisqu’on va y piocher tout ce dont nous avons besoin de façon inconsidérée, et aussi dans nos égos, dans nos besoins de faire des choses qui impliquent la nature. »

PRB bateau d'Isabelle Autissier,  au départ du Vendée Globe 1996-1997,  photo: Eric HOUDAS,  CC BY-SA 4.0
« La vision de nos grands-parents était évidemment tout autre. A de rares exceptions près, les gens n’allaient pas dans la nature pour s’amuser. Ils y allaient parce qu’il fallait y travailler, et éventuellement y découvrir des choses, ce qui est une forme de travail pour les scientifiques. Je trouve que dans notre vie citadine nous avons rompu ce contact tant de manière intellectuelle qu’affective. Les humains, pendant longtemps, ont été en communication avec les éléments, c’étaient des dieux ou des déesses, les hommes parlaient avec les animaux… L’homme se considérait comme un élément du monde animal ou de la planète. Aujourd’hui nous avons mis de la distance. L’homme n’a rien à voir avec la planète, il en est en dehors et il n’est pas ‘vécu’ comme l’espère animale qu’il est pourtant… Je crois qu’il y a là quelque chose qui est de l’ordre de la pensée qui nous coupe de la nature. »

C’est ce que vous essayez aussi de raconter dans votre livre : lorsque vos héros, Ludovic et Louise, se retrouvent seuls et abandonnés sur cette île au milieu de rien, ils sont contraints de revenir à un comportement sauvage pour survivre. Ils doivent d’abord tuer des manchots, qui sont des oiseaux, puis des otaries, qui elles sont des mammifères, ce qui n’est déjà plus tout à fait la même démarche. Etait-ce là aussi une des ambitions de votre livre ?

« Oui, c’est de m’interroger justement sur cette rupture du contact entre l’homme et la nature qui continue à le porter. Et pour se faire, de mettre ces personnages extrêmement urbains et extrêmement connectés dans cette nature, et de leur demander ‘que devenez-vous quand vous êtes au cœur de phénomènes naturels et oubliés de la société ?’. Evidemment, c’est aussi pour montrer à quel point nous ne savons plus rien faire… »

« Plusieurs fois dans le roman on voit cette sensation de redevenir un animal, c’est-à-dire de revenir dans la chaîne alimentaire. C’est assez violent : les héros ne sont plus au-dessus de cette chaîne, ils sont à nouveau dedans. Et en même temps, on voit tous les efforts qu’ils vont faire, et que les naufragés font parfois en général, pour continuer à s’imposer des règles qui doivent leur montrer à eux-mêmes qu’ils sont encore dans une société humaine. Ils essayent de se laver, de respecter un programme de travail, d’écrire des choses… Ils vont essayer de garder ce contact, cette pensée, cette anticipation, qui font pour eux leur humanité, et qui, je le crois, nous différencie du reste de la communauté animale. »


Suite de l’entretien avec Isabelle Autissier ce mardi.