Le Cil Vert : rentrer dans le moule, plus pour lui

Le Cil Vert

Changer de métier pour vivre sa passion, nous y avons tous déjà pensé. Sylvère Jouin l’a fait. Avec sa troisième bande dessinée, Rentre dans le moule, Sylvère Jouin, alias Le Cil Vert, explique comment lui a justement choisi de ne pas se conformer. Ce Français, diplômé de l’école des Arts et Métiers, vit à Prague depuis plus de deux ans. Après le décès de son père, Sylvère Jouin a un déclic. Cette vie d’ingénieur toute tracée n’est pas faite pour lui. Aujourd’hui récompensé par le prix du jury œcuménique de la BD d’Angoulême, Le Cil vert nous fait partager son humour et son histoire. Nous avons commencé par lui demander si, vivant à Prague où il a récemment exposé ses travaux à l’Institut français, il avait pour projet de faire traduire ses précédentes BD en tchèque.

Sylvère Jouin,  photo: YouTube
« Ce serait génial. Le truc c’est que j’ai signé des contrats avec Delcourt, mon éditeur, et c’est eux qui font ce travail. Sur tous les salons, ils ont plusieurs personnes qui s’occupent de ça, d’essayer de vendre les droits à l’étranger. Je ne sais pas si Rentre dans le moule pourrait être adapté en République tchèque, sachant qu’n partie, ça parle de quelque chose de très franco-français qui est le bizutage dans une école française. Mais à partir du moment où une bande dessinée trouve un intérêt à l’étranger, elle est traduite, et ça passe par l’éditeur. Moi j’ai plutôt un avis intéressé, ce serait génial d’être traduit en tchèque. »

A quel âge avez-vous commencé à dessiner ?

« Tout petit en fait. Tous les dessinateurs de BD répondent toujours ‘J’ai toujours dessiné’. On apprend à dessiner avant d’écrire. On prend une feuille, on dessine et en fait tout le monde pourrait répondre à cette question-là. Après ce que je trouve intéressant, dans mon cas et peut être pour d’autres dessinateurs, c’est de réfléchir à pourquoi on a continué en fait. En essayant de réfléchir à cette question je me suis souvent dit que j’étais un enfant très sensible et qui ne trouvait pas forcément de réponses avec mes parents qui travaillaient beaucoup. J’étais souvent isolé, tout seul. »

Vous avez l’impression d’exprimer plus de choses par le dessin que par le texte ?

'Rentre dans le moule',  photo: Shampooing
« C'est mélangé. Je ne suis pas dessinateur, je ne suis pas écrivain, c'est vraiment la bande dessinée. Ça veut dire que quand j’écris, j'écris en bande dessinée. J'écris en Monsieur et Madame Patate, les petits personnages. Mais directement, ce sont des personnages qui parlent et il y a tout de suite des cases et des plans. Ça va très vite. Souvent, je réfléchis à une bande dessinée, en étant adulte, plus enfant, et j'ai une sensation. Un peu comme quand on parle donc c'est aussi ce que j'aime montrer, c'est que la bande dessinée est un langage et c'est exactement comme maintenant. Là je ne réfléchis pas consciemment à ce que je vais vous dire. Je ne fais pas Sujet Verbe Complément, ça vient tout seul. Ça vient parce que ça fait des années que j'ai appris à parler et que je me suis entraîné beaucoup et avec plein de gens. En fait, le dessin c'est pareil. Je me suis beaucoup entraîné et j'ai une sensation, une envie de raconter quelque chose et il y a un moment où ça sort et c'est une phrase magnifique. Plus je réfléchis à ce que j'ai envie d'exprimer et plus ça sort instantanément. On pourrait comparer ça au fait de parler sous la colère, sous l’émotion. Ce genre de choses, on peut remarquer que souvent, quand on a des trucs à dire à sa mère par exemple et qu'on est énervé, ça sort tout seul. Ça sort et il y a de la passion. Et là je trouve qu'on se rapproche de « l'expression artistique ». C'est ce que j'essaie de faire dans mes bandes dessinées. »

Avez-vous eu un déclic pour décider de devenir illustrateur à plein temps ? Comment ça s'est passé, ça s'est fait sur plusieurs années ?

« Un déclic plus ou moins. Je dessine beaucoup. Souvent, c'était difficile autour de moi quand j'étais enfant ou ado. Le dessin m'accompagne comme un ami imaginaire. Je me retrouve embrigadé dans une espèce de vie qui n'est pas la mienne. Je me retrouve un jour dans une école d'ingénieurs, à passer un diplôme d’ingénieur. J'ai fait les Arts et Métiers en France. J'ai mon diplôme et là j'arrive à convaincre mes parents que ce serait quand même bien que j'essaie de faire quelque chose du dessin, qui m'accompagne. Mes parents acceptent que j'essaie. J'ai donc le droit de prendre un an pour essayer de faire quelque chose du dessin, comme si en un an on pouvait faire quelque chose du dessin. Je commence, et au bout d’un mois mon père meurt d'un accident de travail. Là, c'est un déclic. Je me retrouve à être ingénieur, mais ce n’est pas la vie que je voulais. Je me retrouve encombré du dessin, à essayer d'en faire quelque chose et là c'est un déclic. Je m'isole et le dessin, n'est plus un ami imaginaire mais une aide comme un aide-soignant. »

Comment vous viennent les idées des planches, des scénarios ? Parce que vous vous inspirez beaucoup de votre vie ?

'Rentre dans le moule',  photo: Shampooing
« A la base, j’aime le récit autobiographique. Dans mon école d’ingénieur, j’ai lu des auteurs qui faisaient des récits autobiographiques. J’essaie donc de partir du récit autobiographique pour savoir vers quoi je vais mais ensuite je crée un personnage. Jean, le personnage que j’ai créé dans mes BD, ce n’est pas vraiment moi. J’essaie de mettre des choses dedans qui ne sont pas moi. Par exemple, je trouve que c’est un gros loser et j’essaie de l’aider. J’aime bien aider l’autre. J’essaie d’aider ce personnage à ce qu’il se rende compte qu’il est une espèce de loser formidable et ça fait écho au moi qui avait 22, 23, 24 ans. J’ai l’impression qu’on est tous des losers. »

C’est ce que j’allais dire, je pense qu’au final on peut tous se reconnaître dans ce personnage.

« Dans la ‘lose’, oui. »

Au final, je ne trouve pas que ce soit spécialement un loser. Justement, je trouve qu’il a beaucoup d’autodérision. C’est ce que j’ai adoré dans ce personnage : l’autodérision et finalement, il se rend compte qu’il a beaucoup de potentiel et c’est pour cela qu’on se reconnaît bien dans ce personnage.

'Rentre dans le moule',  photo: Shampooing
« Oui, c’est bien. C’est ce que j’essaie de mettre en fait : l’autodérision. Mon leitmotiv, c’est la remise en cause. Je trouve que c’est très compliqué. Je travaille pour des magazines écologiques comme Kaizen, des magazines qui parlent de changer de paradigme, changer de monde … Ce n’est pas ‘Devenez tous végétariens !’, mais c’est plutôt ‘Pourquoi pas, on pourrait commencer et essayer’. En fait, plus on lit ce magazine et plus on se retrouve à être végétarien et on ne s’en rend pas compte. Le changement se fait par étape, il n’est pas contraint. C’est-à-dire qu’on trouve du plaisir à changer nos habitudes alimentaires. Je trouve ça très intéressant ce mode de fonctionnement et j’ai dû passer par ça en fait quand j’ai changé de vie par exemple. Le fait de changer de vie, d’être ingénieur et d’aller un petit peu contre l’avis de ses parents, ou plutôt de ma mère. On peut comprendre ça aussi. Les parents qui s’investissent à fond pour le mieux de leurs enfants et qui se disent ‘C’est bon mon enfant est casé, il a une école d’ingénieur, il va avoir une vie où on sait à peu près où il va’. Moi ça m’a toujours fait un peu peur ce ‘on sait à peu près où il va’. Je trouve ça effrayant. D’un côté je trouve ça très rassurant aussi, parfois j’aime bien savoir sur un ou deux mois ce qui va arriver dans ma vie. Mais j’aime bien aussi l’imprévu et je trouve que c’est intéressant parce que dans l’imprévu on peut se construire et on peut, sur une page blanche, et l’image du dessin revient, sur une page blanche on peut écrire à peu près ce qu’on veut. Il y a une forme de liberté qui est contrainte par la page. C’est un peu un résumé de notre société, c’est de trouver de la liberté dans un espace contraint. »

Vous avez vraiment une volonté de ne pas rentrer dans le moule ? C’est aussi ce qui a été à l’origine de ce déclic, de vivre une vie un peu alternative, de pas faire ce qu’on avait forcément prévu pour vous ?

Photo: Le stylo bulle Éditions
« Oui tout à fait. Ma première BD s’appelait Le Scaphandre Fêlé. C’était une BD que j’avais écrite tout seul en m’enfermant dans ma déprime, dans ma chambre. J’avais écrit cette BD, je l’avais autoéditée. J’allais sur les salons tout seul avec ma BD. Cette BD quand je la relis maintenant elle est complètement bancale mais elle est très touchante parce que c’était vraiment de l’autobiographie. Je parlais de la mort de mon père, de la réaction de ma mère et je mettais des vrais personnages. Tout était vrai. J’ai repris cette BD il y a un moment, et je me suis dit que cette BD était bien, mais qu’elle était complètement bancale. Je l’ai décomposée. J’en ai fait une partie qui est la peur de devenir fou et j’ai créé Un Faux Boulot. Je suis parti de ce personnage de Jean qui s’occupe de personnes handicapées moteurs et mentales. Il est animateur dans des séjours de vacances et il se rend compte que certains vacanciers ont fui la réalité dans l’alcool, dans la drogue et ont aussi peut-être des passés qui sont propices à ça et des familles qui sont très distantes. Ces personnes ont fui la réalité et se sont réfugiées dans la folie. Jean, lui, il fait des crises d’angoisse, et j’en faisais aussi à une époque de ma vie et je faisais d’énormes crises d’angoisse. Je pense que pour cette BD là j’ai mis une part du Scaphandre Fêlé dans Un Faux Boulot et il y avait une part dans Le Scaphandre Fêlé c’était ‘je m’arrache les cheveux, je suis trop un loser’, des gens qui me disent ‘il faut réussir sa vie, il faut gagner sa vie’. ‘Il faut gagner sa vie’, ça c’est le truc le plus fou qu’on puisse dire. Pour beaucoup de gens ‘gagner sa vie’, ça veut dire ‘gagner de l’argent’. Je me suis toujours dit ‘gagner sa vie’ si ce n’est pas pour la perdre, c’est qu’il faut en faire quelque chose de bien donc il faut aider les autres, il faut trouver sa place, il faut être bien et arrêter d’avoir des crises d’angoisse. C’est un peu l’idée que j’essayais de développer à cette époque-là. J’ai mis toute cette autre partie sur gagner sa vie, le travail, rentrer dans une boîte, dans la BD Rentre dans le Moule. J’essaie d’en faire une troisième en ce moment, d’une troisième partie que j’avais identifiée dans Le Scaphandre Fêlé et que j’avais un tout petit peu développée. »

Photo: Shampooing
Il vous arrive de vous mettre des barrières quand vous écrivez ? De vous censurer, même si le mot est un peu fort ?

« Non, pas du tout. En ce moment, j’ai cinq projets de bande dessinée, de livres pour enfants. Mais il y a un des projets, je le regarde et je ne le sens pas, donc je le présente sous un autre nom. Je prends un autre pseudonyme. »

Votre travail a été récompensé par le prix du jury œcuménique du festival de BD d’Angoulême. Est-ce important pour vous d’être récompensé pour votre travail ?

« Oui, c’est très important d’exister dans ce monde de la bande dessinée avec des superstars qui sont là depuis des années, et qui le méritent très bien parce que il y a beaucoup de gens que j’idolâtre. Quand je lis leurs BD, je me dis c’est énorme. Il y a tous ces gens-là qui sont des espèces de Rolls-Royce. Moi je suis là avec mes petites BD, et j’ai envie de les faire lire, de les proposer au plus grand nombre. Et à un moment, on est sélectionné dans une liste de personnes. On reçoit un coup de fil, ‘vous êtes sélectionné’ et là je me demande comment ça se fait. C’est mon éditeur Lewis Trouden qui m’a appelé en me disant que j’avais gagné le prix œcuménique. Je ne connaissais pas vraiment le prix, pas du tout même. C’était génial. Je suis allé là-bas, il y a eu une remise, et j’ai fait un petit speech. Au final dans mon CV, même si on ne peut pas vraiment appeler ça un CV, j’ai ce prix et c’est très gratifiant. »

En 2017, vous avez illustré le livre d’Emmanuelle Vibert Faire la fête sans détruire la planète, est-ce que l’écologie c’est un des engagements que vous avez envie de défendre ?

Photo: Actes Sud / Kaizen
« Oui, depuis le début. Le premier magazine pour lequel j’ai travaillé s’appelait Village. C’est un magazine des néo-ruraux, des gens qui s’installent à la campagne. A partir de là, je n’ai fait que des magazines écolos. J’ai bossé pour des magazines de Biocop, des ONG. Et l’écologie, c’était la base et c’était il y a plus de dix ans. Plus que l’écologie, c’étaient des gens passionnants et ça rejoint la question que j’essaie de mettre dans mes bandes dessinées. C’est cette question de norme et de normalité, être dans la norme pour Rentre dans le Moule, et normalité pour Un Faux Boulot, être fou. Est-ce que tu es normal si tu es fou ? Et cette norme, cette normalité, je retrouve cette question-là chez ces écologistes passionnés, ces premiers écolos. Mais même les gens qui deviennent écologistes maintenant ils ont une tendresse admirable d’essayer d’être vegan : ‘Tiens, j’ai envie d’être vegan’, ‘Depuis quand ?’, ‘Depuis hier’. C’est drôle, ça montre aussi comment notre norme nous tamponne. Et ça peut être la norme des années 1960 : on veut tous une machine à laver ou on veut tous des meubles Ikea ou un scooter, ce genre de choses. Mais maintenant, elle est drôle cette norme de nous dire : on va tous devenir vegan. C’est très intéressant. En espérant que ce ne soit pas repris par des entreprises qui font du ‘green-washing’, mais ça c’est une autre question. Mais c’est intéressant de travailler sur l’écologie, en tout cas ça m’intéresse. »

Quels sont vos actuels et futurs projets en France et en République tchèque ?

« En France, c’est d’essayer d’écrire. J’espère que tout écrivain répondra à cette question par ‘j’essaye d’écrire’. En tout cas moi j’essaie d’écrire, je vais parler pour moi. J’essaye d’écrire et de proposer des bandes dessinées. J’ai un projet aussi, de peut-être travailler avec des ONG sur des livres pour enfants dans une maison un peu spéciale qui aborde le sujet de comment parler de l’homosexualité aux enfants, comment parler du décès d’une grand-mère aux enfants. J’ai envie de parler de violence éducative, en histoire pour enfants. J’aime bien cette question en ce moment, ça m’intéresse, les étiquettes, les clichés. Je travaille autour de ça. J’essaie d’en faire des BD et de les proposer. Et puis en République tchèque, j’ai fait une exposition à l’Institut français et on a fait un atelier. Là, on m’a proposé de poursuivre cet atelier dans différentes alliances en République tchèque. En mars, c’est le mois de la francophonie en République tchèque donc il va y avoir des ateliers à Chrudim, à côté de Pardubice, le 20 mars et sur la nuit d’Andersen à Plzeň, le 23 mars. »