Le cinéma documentaire français contemporain se montre à Jihlava
« Souvenirs de Géhenne » et « Ettrick », deux films, l’un ancré dans le réel, l’autre dans la recherche sur l’image, qui témoignent de la production documentaire contemporaine en France et qui faisaient partie du panel de seize films en compétition dans la catégorie Opus Bonum du festival international du film documentaire de Jihlava, dont la 19e édition s’est achevée voici une semaine. « Souvenirs de Géhenne », souvenirs de l’enfer, est la vision du cinéaste Thomas Jenkoe sur l’aberration urbanistique que constitue la commune industrielle de Grande-Synthe, dans la banlieue de Dunkerque, et sur la difficile quête d’identité de ses habitants, avec pour toile de fonds un crime raciste commis en 2002. Pour Radio Prague, le réalisateur a explicité la genèse de son film :
« Je viens du nord de la France mais j’habite maintenant Paris et cela faisait longtemps que je voulais faire un film sur le nord de la France. Je voulais faire un film d’abord d’architecture, d’urbanisme autour d’une ville construite n’importe comment, de façon totalement absurde, simplement pour accueillir de la main d’œuvre et qui n’a jamais été pensée de manière à leur rendre la vie agréable. C’était cela mon premier souhait. J’ai été dans cette ville faire des repérages. Un matin, je prenais mon café dans un bar et quelqu’un est venu me voir et m’a dit : ‘toi, tu n’es pas du coin’. Il était sûr que j’étais là pour l’histoire de ce mec qui a tué un arabe. J’ai répondu que ‘non, pas spécialement, mais vous pouvez me la raconter’. Et les gens ont commencé à me raconter cette histoire, en disant, et c’est cela qui m’a surpris, qu’il fallait foutre la paix à ce mec parce qu’il en avait tué qu’un seul. ‘Encore s’il en avait tué cent, cela serait peut-être un problème et puis il faut dire aussi qu’ils nous font chier…’ »
C’est un des propos qu’on entend dans le film. Vous avez choisi de prendre ce meurtre comme fil rouge pour construire le film puisque vous avez pris la voie de ce meurtrier…
« Je voulais incarner cette voix. Au départ, je pensais prendre un acteur qui aurait un peu l’accent nordiste et puis j’ai pensé que cela serait trop distancé et trop carnavalesque. Je n’avais pas envie de cela. J’avais aussi envie de connaître une expérience un peu différente, c’est-à-dire de me glisser dans la peau de quelqu’un de foncièrement raciste pendant la durée d’un film. Je trouvais cela intéressant car généralement la première réaction qu’on a est de dire que cela ne nous concerne pas car nous ne sommes pas racistes. Or quand on se penche un peu plus sur ce que dit la personne, il y a un moment très étrange où on éprouve une sorte d’empathie pour lui. C’est un moment vraiment compliqué parce qu’on se demande comment on peut avoir de l’empathie pour cette personne. C’est à partir du moment où j’ai commencé à ressentir une forme d’empathie que je me suis dit qu’il fallait que j’incarne cette voix pour aller au bout du processus et voir où cela me mène. »On peut aussi ressentir de l’empathie pour toutes les autres voix qu’on entend dans le film alors qu’elles racontent à chaque fois des choses qui peuvent être contestables et qui dressent le portrait d’une terre où chacun cherche son identité, est un peu perdu…
« Je suis aussi parti d’une contestation : il est difficile aujourd’hui de se dire Français parce qu’on ne sait pas du tout ce qu’est « être Français ». En fait, cela ne veut rien dire, il n’y a pas de définition, on ne sait pas quels sont les symboles auxquels on est censé adhérer. Donc je comprends très bien les personnes qui disent ‘je suis Turc’ ou ‘je suis Français’, tout simplement parce que même moi qui suis Français, né en France, etc., je ne saurais pas dire ce que cela veut dire. Donc cela m’intéressait de recueillir la parole de ces gens et de voir effectivement qu’il y a un grand problème d’identité. Personne ne sait en fait qui il est et pourquoi il est Français.
Je trouvais intéressant de le montrer, notamment avec la sourate qui est prononcée au début du film par mon beau-père, qui a quitté la Tunisie à l’âge de 33 ans et qui a ensuite eu un blocage avec la langue arabe. Il ne parle plus arabe, il a essayé de s’intégrer comme il le pouvait en France. Il y est parvenu mais cela a provoqué un autre blocage, il s’est acculturé par rapport à son pays d’origine. Tant est si bien que quand il rentre maintenant en Tunisie, il est dans son fauteuil, ses frères et sœurs lui parlent mais il ne comprend pas vraiment ce qu’ils disent. Et en même temps, en France, parce qu’il est vraiment typé maghrébin, il est toujours considéré comme étant ‘l’Arabe’. Donc je trouvais cela intéressant à montrer, le fait qu’on a une grande difficulté à définir aujourd’hui ce que c’est qu’être Français. »
A la vision du film, l’autre chose qu’on ressent, c’est qu’en 20-30 ans, la situation a empiré…
« Les choses ont empiré. J’aurais bien aimé ne pas faire ce constat. C’est pour cela que j’ai placé à la fin du film le témoignage dont je suis le plus proche. Une partie de ma famille est composée d’anciens syndicalistes de gauche, qui ont participé aux grandes grèves de 1995, des gens très à gauche et qui, soudainement, sans que je comprenne vraiment pourquoi, ont basculé complètement vers l’extrême-droite, donc vers un discours haineux envers les étrangers qu’ils considèrent être la source de tous les maux. Donc oui, les choses ont empiré. Je n’aurais jamais imaginé en fait qu’une partie de ma famille devienne raciste et vote à l’extrême-droite. Cela ne m’aurait jamais traversé l’esprit avant et maintenant c’est juste un fait. »Vous avez passé un peu de temps en République tchèque, un pays, qui n’est pas multiculturel comme peut l’être la France et qui connait pourtant une vague de xénophobie. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
« C’était une expérience intéressante mais à cette époque, j’étais étudiant et donc un peu loin de ces préoccupations. J’ai surtout profité de la vie étudiante. Après j’avais déjà constaté à l’époque que ce n’était pas un pays très multiculturel, qu’on y croisait essentiellement des blancs et très peu d’immigrés. Et là en baladant un peu dans Jihlava, en discutant avec quelques personnes, effectivement je me suis rendu compte que cela s’était durci. Cela s’est durci alors même qu’il n’y a pas une politique d’immigration très forte ici. C’est juste de la peur. La République tchèque fait partie de l’Europe et l’Europe exacerbe ces peurs puisqu’on a l’impression qu’on ne peut plus avoir de contrôle sur ce qu’il se passe aux frontières de chaque pays, sur ce qu’il se passe dans chaque pays. Est-ce vrai, est-ce faux, je n’en sais rien mais je pense que cela contribue à attiser les peurs. »
Enfin, j’aurais une question sur votre expérience de ce festival de Jihlava. Comment trouvez-vous son organisation, son ambiance… ?
« C’est ma première participation à ce festival et c’est la première fois que je montrais le film à l’étranger. C’est vrai que dans la liste des festivals où je voulais voir le film projeté, j’avais vraiment envie qu’il soit à Jihlava. J’avais envie de venir à Jihlava ; on m’en avait dit beaucoup de bien, on m’avait dit que c’était une espèce de contre-festival. C’est un esprit qui me correspond beaucoup, en tant que réalisateur, mais aussi en tant que producteur, parce que les films que je produis et que je réalise ne sont pas forcément des films faciles, mainstream… J’ai été très content de ce que j’ai trouvé parce que c’était exactement ce que j’étais venu chercher. Je trouve que c’est un festival qui est bien organisé, c’est une bonne chose de le faire dans une ville comme Jihlava et non pas à Prague, parce qu’ainsi c’est entièrement dédié au cinéma. Il n'y a pas ce phénomène qu’on peut avoir dans certains festivals où c’est surtout les soirées et finalement personne ne voit de films. J’étais surpris de voir autant de personnes à toutes les projections, je n’avais jamais vu ça ailleurs dans d’autres festivals de documentaires. Généralement il y a très peu de personnes, les gens préfèrent aller boire des coups. J’aime bien cet esprit où tout est focalisé autour des films. On est là pour les films, pour les montrer, en voir, en discuter et après évidemment, cela n’empêche pas d’aller boire des coups ! » Avec la société Triptyque Films, Thomas Jenkoe a entre autres produit en 2010 le film « Après le feu », une virée ferroviaire hypnotique et pixellisée. Son auteur, Jacques Perconte, pionnier dans l’exploration du potentiel esthétique d’Internet, est presque un habitué du festival de Jihlava, où il avait notamment présenté ce court-métrage. Il était de retour pour la 19e édition du festival avec son nouveau film, Ettrick, une œuvre expérimentale présentée comme « une plongée dans une terre textile », plongée à propos de laquelle Jacques Perconte s’est confié à Radio Prague sur son usage de la toile.« J’ai découvert Internet à un moment donné où il n’était pas très courant. En tant qu’étudiant en art, je me suis tout de suite demandé comment je pouvais l’utiliser pour mon travail. Mon cheminement était donc très simple. Je ne l’ai pas choisi, c’était une découverte. De plus, c’était une nouveauté et comme je ne connaissais rien et je n’avais jamais rien vu avec cela, j’ai cherché. »
Vous travaillez souvent sur les effets de l’image digitale. Comment procédez-vous dans la création d’un film et quelles sont vos techniques ?
« D’abord, ce qui est très important, c’est le tournage. Je passe beaucoup de temps à tourner et je fais très attention à ce que je filme. C’est peut-être la phase que je préfère. Après, je travaille beaucoup sur les détournements de la vidéo numérique. J’utilise des chemins traverses, je ne fais pas des choses comme il faut. Et à force d’aller explorer un peu partout, j’ai découvert qu’il y avait un grand potentiel plastique dans le détournement de la compression vidéo. Je développe donc cette recherche plastique dans les expérimentations de la vidéo avec les ordinateurs depuis quelque quinze ans. »
Vous vous orientez vers les thèmes de la nature, de la technique… Quel est le lien entre ces thèmes et votre méthode ?
« Je ne reconnais pas dans l’image quelque chose de naturel. Dans un moment donné, il y a très longtemps, je suis entré en guerre contre les images et j’essayais d’abord de les détruire. Mais après, j’ai compris qu’au contraire je pouvais construire avec les images et que ce que je n’aimais pas, c’était les images qui se refusaient en tant qu’images. Je me suis alors mis à poser cette question de la réalité physique de l’image. En voyant mes films ou mes installations, les gens voient la relation qui se tisse entre l’image et le sujet sur lequel je travaille. Et en 2003, quand j’ai commencé à travailler avec la nature, il y a toute l’histoire de la peinture occidentale qui est remontée à la surface puisque l’on a très fort cette culture d’une expression plastique, picturale, de la nature. Quand on voit ces films, chacun retrouve ses influences. Le nombre de peintres qui ont été cités par rapport à mon travail est assez étonnant. Les impressionnistes, par exemple, reviennent toujours mais chacun va retrouver dans mes œuvres les peintres qu’il aime bien. Et cela est très amusant. La relation entre le numérique et la nature est donc à la fois dans le « réloignement », dans l’impossibilité à coexister, et dans la relation nouvelle affirmant que l’image de la nature, ce n’est pas la nature. »Votre dernier film présenté au festival du film documentaire à Jihlava s’appelle Ettrick, le nom de l’endroit en Ecosse où il a été tourné pendant trois ans. Comment est née l’idée d’aller en Ecosse et de tourner un film là-bas ?
« J’ai d’abord été invité par un festival. Quand j’y suis allé, j’ai découvert également la région et les gens. J’ai beaucoup aimé le rapport entre la brutalité de ces paysages et la douceur de leurs habitants. J’ai filmé un peu déjà la première fois et cela m’a donné envie de revenir. Je suis donc reparti une semaine, j’ai revu les mêmes gens, on est devenu un peu plus amis… Cela s’est poursuivi pendant trois ans. Il y a un peu plus d’un an, je me suis rendu compte que ce film allait être un film long, un peu plus important que la plupart des films que j’ai faits et qui ouvre aussi beaucoup plus la question documentaire dans mon travail tout en restant un film expérimental dans lequel les choix ne sont pas liés à des standards. C’est-à-dire que ce n’est pas vraiment un film expérimental et ce n’est pas vraiment un documentaire. »Pendant les éditions précédentes, le public a pu assister à la projection de plusieurs de vos films, comme ‘Les Moutiers’ ou ‘Après le feu’. Qu’est-ce qui vous motive à revenir à Jihlava ?
« C’est l’un de mes trois festivals préférés. En fait, je suis venu pour la première fois l’année dernière alors que mon premier film a été programmé en 2008. J’avais arrêté de voyager dans les festivals pendant quelques années parce qu’en voyageant dans les festivals, on ne fait pas de films. J’avais donc un peu arrêté les rencontres et j’ai recommencé, il y a deux ans. Je suis venu à Jihlava quand ils m’ont invité l’année dernière parce qu’ils avaient programmé beaucoup de mes films, celui-là est le septième, et j’avais alors envie de rencontrer tout le monde. J’étais très agréablement surpris d’un côté par le professionnalisme et l’importance du festival mais aussi par la dimension informelle qu’il peut avoir et la facilité avec laquelle on rencontre des gens ici. J’étais très impressionné aussi par la multiplicité des types de public puisque c’est un ancien festival d’étudiants, donc il y a toujours beaucoup d’étudiants, mais il y a aussi beaucoup de cinéastes, beaucoup de professionnels et il y a également des gens du coin qui se mélangent un peu dans les séances. Je trouvais donc cette expérience très riche. »On peut alors espérer vous revoir l’année prochaine ?
« Sûrement oui. »