Le Fils de Saul : « Un retour aux sources de ce qui fait qu’on est humain »
Déjà Grand Prix du festival de Cannes l’année dernière, le film Le Fils de Saul, du réalisateur hongrois László Nemes a été doublement consacré ces dernières semaines puisqu’il a obtenu l’Oscar du meilleur film en langue étrangère et, surtout, il est sorti dans les cinémas tchèques fin février. Pour écrire ce scénario, l’histoire d’un membre d’un Sonderkommando, ces unités composées de détenus dans les camps d’extermination, chargées d’assurer le fonctionnement des chambres à gaz et des crématoriums avant d’y périr, l’histoire d’un homme qui croit reconnaître son fils parmi les corps, le cinéaste a travaillé avec Clara Royer. Spécialiste des littératures d’Europe centrale et orientale et écrivaine elle-même, Clara Royer est depuis plus d’un an maintenant la directrice du CEFRES, le Centre français de recherche en sciences sociales basé à Prague. Peu après son retour de Los Angeles, la coscénariste a accordé un entretien à Radio Prague, dont voici la première partie où il est évidemment d’abord question de cette fameuse cérémonie des Oscars.
Vous l’avez chambré sur La Liste de Schindler ?
« Pas du tout. Je tiens à rappeler que ni László Nemes ni moi n’avons jamais dit que nous n’aimions pas La Liste de Schindler…
Bien sûr, mais il y a cette histoire avec Claude Lanzmann… (l’auteur du film Shoah a sévèrement critiqué La Liste de Schindler et au contraire salué Le Fils de Saul, ndlr)
« Oui, mais c’est un débat qui appartient à la génération d’avant. Nous, nous proposions autre chose. Steven Spielberg a énormément aimé le film. C’était important pour nous qu’il aime ce film aussi. Je crois que nous sommes au-delà du débat, on essaie de proposer quelque chose de différent, qui certes se démarque de ce que Spielberg a proposé dans La Liste de Schindler, mais sur un plan tout-à-fait personnel, ce film a été un bouleversement extraordinaire quand j’avais douze ans. Cela fait partie des films qui ont changé ma vie. D’ailleurs je ne le lui ai pas dit. Je l’ai écouté, c’était beaucoup plus intéressant de l’écouter. On était vraiment très heureux ; il a dit que, à ses yeux, Le Fils de Saul était une nouvelle étape dans l’histoire du cinéma sur la Shoah. C’est une très belle reconnaissance. »Vous avez remporté cet Oscar, qui est sans doute la récompense la plus visible, avec le Grand Prix à Cannes, mais vous avez aussi remporté un grand nombre de prix dans différents autres festivals. Qu’est-ce que cela représente pour vous le fait que ce film soit aussi reconnu par les critiques, par les professionnels du cinéma ?
« Je pense que c’est extrêmement important parce que le réalisateur a vraiment créé un nouveau langage filmique. Qu’il y ait cette reconnaissance, et même une reconnaissance qui va au-delà de lui à d’autres membres de son équipe, c’est fondamental. Tant le chef opérateur Mátyás Erdély que l’ingénieur du son Tamás Zányi ont remporté, dans la catégorie film étranger, les plus hautes récompenses aux Etats-Unis. Erdély a eu l’ASC, le prix décerné par la section des chefs opérateurs américains, et Tamás Zányi a gagné aussi dans la section ingénierie du son. Ce sont des prix dont nous sommes extrêmement heureux. Cela veut dire que ce que László a essayé de créer avec nous est perçu et est reconnu en tant que tel, donc c’est beaucoup de joie bien sûr. »Ce nouveau langage cinématographique, cette immersion totale dans un camp d’extermination, c’est quelque chose qu’on travaille dès le scénario ? Comment le travaille-t-on ?
« Oui, c’était travaillé dès le scénario, parce que László avait déjà réfléchi en travaillant dans ses courts-métrages sur la façon dont on donne des informations au spectateur. Il avait déjà, dans son premier court-métrage, With a Little Patience en anglais, travaillé sur le plan serré, donc je savais qu’on allait réutiliser cela, qu’on allait travailler sur le flou, sur le hors-champ. Au niveau du son pas à ce point-là, qui a été un travail beaucoup plus lié à la post-production ; ils ont passé quatre mois à travailler sur le son. Mais dans le scénario, c’était écrit au plus près de ce que nous pensions voir. »
Comment articule-t-on ce qu’on voit au premier plan, avec ce plan très serré, et le fait qu’il se passe toujours quelque chose derrière qui est parfois suggéré ?
« En termes scénaristiques, on utilise beaucoup le mot « seem », car à la fin nous avons écrit en anglais. Donc, ‘il semble que’, ‘on pense voir’, ‘on croit deviner’. Ce n’est pas du tout impossible à écrire. ‘Dans le fond, nous voyons des hommes qui semblent tirer sur des choses’… Bien sûr cela se traduit de façon scénaristique et c’était dans le scénario d’emblée. »J’ai lu qu’il y avait un recueil qui est un peu à la base de ce travail, « Des voix sous la cendre », un recueil de textes de Sonderkommandos qui racontent leur expérience. Que trouve-t-on dans cet ouvrage et dans quelle mesure a-t-il influencé votre travail d’écriture ?
« C’est un ouvrage que László Nemes a découvert en 2005 lorsqu’il a été publié. C’est un recueil des quelques fragments qui ont été retrouvés après la guerre, enterrés, fragments d’écriture qui avaient été laissés par des membres du Sonderkommando et qui sont extrêmement intéressants parce que certains sont très factuels et apportent des détails sur le quotidien de la vie des Sonderkommandos. Il y en a un autre qui est beaucoup plus lyrique, qui fait plus œuvre d’art. C’est très intéressant de voir que, au cœur même de cette horreur quotidienne, de cette robotisation – ce sont des gens qui sont éteints de l’intérieur quand même -, il y a une pulsion d’écriture. C’est quelque chose de tout–à-fait fascinant. Et le livre publié en 2005 contenait également les quatre images qui montrent ce qu’était le travail des Sonderkommandos, les fameuses images dont parle Georges Didi-Huberman, ainsi que tout un appareil critique et de mise en contexte historique. Pour László, c’est ce recueil-là qui a travaillé en lui, jusqu’au moment où en 2007 il m’a parlé de son désir de faire un jour un film qui se passe dans un Sonderkommando. »
Comment avez-vous réagi ? Comment vous êtes-vous ensuite lancée sur ce projet ?
« En 2007, j’ai dit d’accord, je ne voyais pas très bien comment on pouvait faire quelque chose comme cela. Après, il n’en parlait pas vraiment. Cela a été un processus assez silencieux. A partir de 2008, on travaillait sur un autre projet qui n’a pas abouti et en 2010, il avait trouvé l’histoire, il avait trouvé ce qu’on appelle « l’arc », il avait trouvé l’idée qu’il voulait écrire un film sur un homme qui travaille dans un Sonderkommando et qui reconnaît – c’était cela initialement – reconnaît son fils parmi les corps et décide de l’enterrer. Et quand il m’a dit ça, c’était un eurêka pour moi, j’ai dit : ‘on fait ça !’, ‘je veux faire ça avec toi’, ‘cette histoire-là j’y crois, elle est viscérale’. Le fait de vouloir enterrer dans un lieu où on ne peut pas enterrer. C’était plus qu’un paradoxe, c’était un retour aux sources de ce qui fait qu’on est humain. C’était une façon d’éclairer ce qu’a été ce crime contre l’humanité elle-même. Je ne pouvais pas le formuler comme cela en 2010 mais intuitivement, c’était une évidence et c’est devenu nécessaire. »Quelles sont les difficultés auxquelles vous avez été confrontés durant l’écriture et comment écrit-on comme cela à quatre mains ?
« Avec László, on avait déjà appris à travailler ensemble pendant deux ans. Il n’y a aucune dissension entre nous. Il y a eu bien sûr des moments de frustration, des moments où on n’était pas d’accord, des moments où l’un de nous voulait telle idée et il a fallu attendre trois mois pour que l’idée s’avère juste. Mais par exemple moi je suis très à l’aise dans ce qu’on appelle les traitements, c’est-à-dire quand on décrit le film scène à scène mais sans scénarisation. Il n’y a pas de dialogue, etc. Donc cela, c’est toujours moi qui l’écris parce que cela m’amuse beaucoup : cela ressemble à une petite nouvelle. Et puis la première version du scénario, c’est László qui l’avait faite et après, à chaque scène, je revenais, je critiquais. Je me rappelle, on travaillait en face l’un de l’autre avec nos ordinateurs, on s’échangeait des scènes, cela s’est toujours très bien passé de ce côté-là. L’idée c’était vraiment : ‘le mieux pour le film’. »