Le jeune archéologue français et l’invasion de la Tchécoslovaquie

Photo: Musée de Karlovy Vary

Aujourd’hui protohistorien français de grande renommée, Jean-Paul Demoule avait 21 ans en 1968, une année toute particulière pour lui puisque, quelques semaines après les événements de mai en France, il a été un témoin direct de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie. Au micro de Radio Prague, il s’est souvenu.

Un séjour de formation à Bylany en août 1968

Jean-Paul Demoule,  photo: YouTube
Cet été-là, Jean-Paul Demoule se rend en Tchécoslovaquie pour poursuivre sa formation d’archéologue. Il doit passer plusieurs semaines à Bylany, une localité située proche de la ville de Kutná Hora, en Bohême centrale. Depuis le milieu des années 1950, des fouilles de très grande envergure sont menées sur ce site sous la direction de Bohumil Soudský. C’est aussi cet homme, Bohumil Soudský, dont l’équipe revendique le recours à des méthodes de fouille innovantes, que Jean-Paul Demoule va rencontrer :

« C’est l’un de ses collègues et amis, qui était mon directeur de thèse et qui s’appelait Jean Deshayes, qui m’a envoyé auprès de lui pour me former, parce qu’il n’y avait pas du tout d’enseignement néolithique nulle part en France. Le poste d’assistant que j’ai eu plus tard a été le premier en France. J’étais donc au mois d’août 1968 en Tchécoslovaquie et je suis resté près d’un mois à Bylany pour me former auprès de lui. »

Au cours de ce mois d’août, il n’y a pas à proprement parler de fouilles à Bylany. Jean-Paul Demoule apprend tout de même :

« Il y avait cette base de fouilles permanentes avec un certain nombre de chercheurs permanents, plus les techniciens et ouvriers qui étaient employés au moment des fouilles. Ce que j’ai vu, c’était l’organisation de la fouille, des plannings, des tableaux très précis avec l’ensemble des étapes faites sur chaque partie de la fouille. Et puis ensuite l’ensemble du traitement du matériel, la codification, etc. »

« On discutait beaucoup »

Photo: YouTube
Le jeune archéologue est le témoin d’une société qui vit et débat. Depuis le début de l’année 1968, les dirigeants communistes, sous la houlette du nouveau premier secrétaire du parti, Alexander Dubček, ont lancé des réformes de libéralisation politique et économique du régime. C’est le Printemps de Prague. Mais au cours de l’été, l’hostilité de Moscou à ce mouvement est de plus en plus manifeste…

« Il y avait aussi une grande liberté à la télévision. Je me souviens d’émissions sur la période stalinienne. On discutait beaucoup. Il y a eu un moment où il y a eu des discussions avec les Russes, donc tout le monde était très tendu. Et puis cela s’est terminé par une espèce de communiqué assez neutre, si bien que personne ne s’attendait à l’intervention des Russes. »

Figés autour du poste de radio

Et pourtant. Dans la nuit du 21 au 22 août 1968, des centaines de milliers de soldats des pays du pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie.

Site officiel de Bylany / Archeologický ústav AV ČR
« On était dans cette base de fouilles. C’est une série de petites maisons en bois, dans la campagne, en bordure du site archéologique, et on a été réveillés par l’un des étudiants qui a crié partout : ‘Les Russes sont là ! Les Russes sont là !’. Au début, nous avons dit que si cela était une plaisanterie, elle n’était pas très drôle. Nous nous sommes donc levés, nous avons écouté la radio et le speaker de la radio disait : ‘Ils sont dans Prague’. Il y avait aussi des messages du gouvernement qui disaient qu’il ne fallait pas résister physiquement, qu’il fallait être passif pour éviter qu’il y ait des violences et des morts. »

Des éléments reviennent souvent dans les témoignages de ceux qui ont vécu l’invasion : la stupéfaction face à un événement dont on croit d’abord qu’il est une blague et le rôle central de la radio dans la diffusion de l’information.

Photo: ALDOR46,  CC BY-SA 3.0
« Le speaker de la radio disait : ‘Voilà, ils sont en train de remonter la place Venceslas, ils commencent à tirer à blanc’. On entendait donc des détonations. Cela s’est rapproché. Le speaker a crié : ‘Vive le socialisme et la liberté !’, et on a entendu les premières mesures des hymnes tchèque et slovaque, puis encore des détonations et tout s’est arrêté. »

« On était tous figés, au garde-à-vous, en demi-cercle autour du poste de radio. Puis ensuite à la télé, pendant quelques heures il y a eu des émissions clandestines, encore pour informer. Ensuite, il n’y a plus eu rien du tout. »

Quitter un pays envahi

Photo: Musée de Karlovy Vary
Jean-Paul Demoule ne reste pas longtemps en Tchécoslovaquie après l’arrivée des chars soviétiques. Quitter un pays au moment même où il subit le choc d’une invasion étrangère est une expérience particulière :

« Je suis donc reparti deux, trois jours après. J’étais venu en voiture. J’ai eu un certain mal à sortir parce que les Tchèques avaient inversé tous les panneaux routiers. Cela a donc été assez compliqué… »

Sur le chemin du retour, l’étudiant français est aussi le témoin de scènes curieuses, que les nombreuses photos et vidéos du mois d’août 1968 ont inscrites dans la mémoire de l’événement :

« Quand je suis reparti, j’ai traversé des villages et il y avait des tanks un peu partout. Sur chaque place ou sur beaucoup de places de village, il y avait des tanks et toute la population qui discutait et qui, non pas insultait, mais engueulait si j’ose dire les tankistes. Ce n’était pas une atmosphère de terreur. C’étaient des débats évidemment extrêmement orageux. J’ai vu une fois des soldats russes qui disaient : ‘Mais nous venons vous délivrer, on nous a expliqué qu’il y avait 40 000 soldats américains et ouest-allemands déguisés en touristes’. Ils étaient très étonnés d’être aussi mal reçus alors qu’ils pensaient qu’ils venaient délivrer. »

« Cela ne s’oublie pas »

C’est en tout cas le type d’expérience dont un jeune homme garde le souvenir toute sa vie :

« Cela ne s’oublie pas. J’avais 21 ans, j’avais vécu Mai 68 en France. Les gens étaient très mobilisés. Ce qui m’avait frappé, c’est que les gens ne mettaient pas du tout en cause le régime et Dubček. Les paysans ne remettaient pas en cause les fermes collectives. C’était à l’époque Dubček et la direction du mouvement communiste qui étaient à la tête du mouvement. Ce n’était pas un mouvement dirigé contre eux. »

Jean-Paul Demoule a récemment publié Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’Histoire, aux éditions Fayard. Il a également codirigé l’ouvrage collectif Une histoire des civilisations, paru l’an passé aux éditions La Découverte en lien avec l’INRAP.