Ce que la France et la Tchéquie doivent à l'archéologue Bohumil Soudský
Bohumil Soudský (1922-1976) est incontestablement l’une des plus grandes figures de l’archéologie tchèque du XXe siècle. Reconnu à la suite de ses fouilles de Bylany en Bohême centrale, il a plus tard largement contribué à faire évoluer la pratique de l’archéologie en France, non sans rencontrer des résistances. Bohumil Soudský est pourtant aujourd’hui relativement et injustement oublié.
Professeur émérite de protohistoire européenne à l’Université de Paris I-Panthéon Sorbonne, Jean-Paul Demoule a été l’assistant de Bohumil Soudský. Le préhistorien se considère comme l’élève et le disciple de Bohumil Soudský, dont il œuvre dès qu’il le peut à entretenir la mémoire :
« Nous n’étions pas du tout habitués à utiliser des engins mécaniques. Aujourd’hui, c’est devenu tout à fait banal et si vous demandez à un archéologue de moins de 50 ans si cela pose problème, il vous regardera avec des yeux étonnés. »
Les années de formation
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Au milieu du XXe siècle, les pays centre-européens avaient ainsi une longueur d’avance en matière de fouille archéologique sur leurs voisins occidentaux et notamment sur la France, active sur des terrains étrangers mais en partie ignorante de son propre potentiel. En Tchécoslovaquie, les progrès de la discipline sont dus à des hommes comme Bohumil Soudský.
Né en 1922 à Plzeň dans une famille bourgeoise et sociale-démocrate, il acquiert une solide formation, d’abord à Prague, où il suit notamment les cours de Bedřich Hrozný, le célèbre spécialiste de la civilisation hittite, puis à l’étranger en France, où il fréquente la Sorbonne et l’ENS. C’est là qu’il commence à s’intéresser à la préhistoire et en particulier aux premières civilisations agricoles. De retour en Tchécoslovaquie où il présente son travail de thèse en 1950, il prend bientôt la tête du Musée de la ville de Prague puis rejoint l’Institut archéologique de l’Académie des sciences. C’est dans ce cadre qu’il est amené à encadrer les fouilles de Bylany, celles qui allaient le rendre célèbre.
Le tournant des fouilles de Bylany
Bylany est une localité de Bohême centrale, située non loin de la ville de Kutná Hora. L’Institut archéologique y lance une fouille programmée de grande envergure à partir de la moitié de la décennie 1950, sous la direction de Bohumil Soudský. Le site, fouillé par des dizaines de personnes sur six hectares pendant plus de dix ans, apporte des connaissances nouvelles sur la civilisation dite de la céramique linéaire, ou culture rubanée, en rapport avec les motifs géométriques qui décorent ses objets. C’est à Bylany que Jean-Paul Demoule, alors étudiant, a rencontré pour la première fois le préhistorien tchèque, lors du terrible mois d’août 1968. Il précise à propos du site :« Ce site fait partie des plus anciens villages néolithiques, c’est-à-dire des plus anciens villages d’agriculteurs d’Europe centrale. L’agriculture est inventée au Proche-Orient. Elle va entraîner une poussée démographique forte et une partie des agriculteurs du Proche-Orient vont passer en Europe à partir de la péninsule balkanique, à partir de – 6 500 ans à peu près, et vont coloniser lentement l’Europe en absorbant les indigènes, qui eux étaient chasseurs-cueilleurs. Ils arrivent donc en Europe centrale vers – 5 500 ans avant notre ère et ils continuent leur marche, arrivant un peu plus tard en France et s’arrêtant à l’Atlantique. »
Les innovations méthodologiques portées par Bohumil Soudský
Le site de Bylany acquiert une dimension internationale. Des archéologues étrangers et leurs étudiants s’y rendent régulièrement. Cela s’explique par l’ampleur des fouilles qui y sont réalisées bien sûr, mais aussi et peut-être surtout du fait des innovations méthodologiques auxquelles ont recours Bohumil Soudský et ses collaborateurs :
« Cela a été une des premières fois au monde où on a utilisé des engins de chantier, des engins mécaniques. On a l’impression que c’est un peu brutal mais c’est justement pour pouvoir fouiller sur des grandes surfaces. Il utilisait donc des scrapeurs, qui retiraient la terre végétale, laquelle n’a pas d’intérêt archéologique parce qu’elle est retournée depuis des millénaires par la végétation et l’agriculture. Ensuite, il y avait des ouvriers et des ouvrières qui avançaient en rang pour nettoyer complètement la surface. C’est comme cela qu’il a pu explorer ces très grandes surfaces de fouille. »Cette technique permet ainsi aux archéologues une fouille plus systématique du site. Il reste cependant encore à faire parler les très nombreux artefacts mis au jour :
« La deuxième innovation, cela a été l’emploi de moyens d’abord dit mécanographiques puis ensuite informatiques pour traiter l’information archéologique. Ce qui caractérise l’archéologie, c’est que vous avez beaucoup d’informations : il y avait peut-être 200 000 morceaux de poteries qui sont sorties de l’ensemble du village, mais ce n’est pas une information qui est trop complexe. Et en traitant toute cette information de manière statistique, d’abord avec des fiches perforées dites mécanographiques puis après avec des ordinateurs, il a pu reconstituer toute l’évolution du site, l’organisation spatiale, etc., à une époque où cela était pratiquement inexistant dans le reste du monde. »
En France, la querelle de Bohumil Soudský et des Anciens
Ces méthodes nouvelles, Bohumil Soudský va pouvoir en faire la promotion à l’étranger. Il est d’abord invité à l’Université de Sarrebruck en 1970, puis l’année suivante à la Sorbonne, grâce à son ami, l’archéologue Jean Deshayes, qui n’est autre que le directeur de thèse de Jean-Paul Demoule. En 1973, alors que la chape de plomb de la normalisation communiste s’est abattue sur la société tchécoslovaque, Bohumil Soudský décide de rester en France. Il y impulse le lancement d’un vaste programme de sauvegarde dans la vallée de l’Aisne, avec notamment la fouille du site de Cuiry.La démarche est sans précédent dans l’archéologie française, d’autant plus que, autre innovation, l’équipe réunie autour du préhistorien tchèque sollicite des financements auprès des organismes et des collectivités publiques susceptibles de lui venir en aide. Jean-Paul Demoule décrit un homme qui n’avait pas la langue dans sa poche, moquant gentiment les archéologues ayant construit toute leur carrière sur une découverte aussi exceptionnelle que fortuite, et qui, en conséquence, suscite les critiques de l’establishment archéologique français :
« Il venait d’un pays communiste, il employait des engins mécaniques, il avait obtenu beaucoup d’argent dans une recherche désargentée et en plus autour de lui, assistants ou étudiants, on était considérés comme des soixante-huitards, on avait les cheveux longs, etc. Donc, cela faisait beaucoup à la fois. Il y a eu des polémiques assez violentes contre lui qui se sont calmées au moment de son décès, au début de l’année 1976. »Bohumil Soudský décède prématurément d’une affection cardiaque le 15 janvier 1976. Au-delà de ses qualités de scientifique, Jean-Paul Demoule garde le souvenir d’un homme profondément drôle, très bon pédagogue :
« C’était un conteur ! Il avait le même débit, la même façon de parler, le même accent que Milan Kundera. Il avait cette espèce d’humour tchèque, style le brave soldat Švejk, toujours un peu de dérision et d’autodérision. Il était extrêmement drôle et puis il était très pédagogue. »
En pays tchèques, ses jeunes collaborateurs Marie Zápotocká et Ivan Pavlů ont quelque peu repris le flambeau du travail de Bohumil Soudský, sans parvenir véritablement à conserver sa notoriété. « Par rapport à l’importance historique qu’il a eue, il tend à être insuffisamment connu », conclut Jean-Paul Demoule.
Jean-Paul Demoule a récemment publié Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’Histoire, aux éditions Fayard. Il a également codirigé l’ouvrage collectif Une histoire des civilisations, paru l’an passé aux éditions La Découverte en lien avec l’INRAP. Dans une prochaine rubrique historique, Jean-Paul Demoule reviendra au micro de Radio Prague sur son séjour en Tchécoslovaquie en août 1968, quand les armées mirent du pacte de Varsovie envahirent le pays pour y mettre fin à l’expérience du Printemps de Prague.