Le Livre des Nuits de Sylvie Germain porté à la scène
On dirait que Le Livre des Nuits, le premier roman de Sylvie Germain (1954), est une œuvre aussi complexe et ramifiée qu’elle est quasiment inadaptable au théâtre. Le metteur en scène ukrainien Vladyslav Troitskyi n’était pas de cet avis et ne s’est pas laissé décourager par les obstacles de ce projet périlleux. Entouré d’une troupe de comédiens enthousiastes, il a levé le défi et son adaptation théâtrale du célèbre roman fait désormais partie du répertoire du théâtre Rokoko à Prague.
Une troupe tchéco-ukrainienne
C’est une troupe formée de comédiens tchèques et ukrainiens qui a monté ce spectacle dans lequel se marient la trame française avec des éléments et des inspirations d’autres pays. Cela donne à cette production pleine de chants, de musique et de mouvement un caractère plus général, moins ancré dans une seule ethnie et dans une seule culture. Le scénario du spectacle est une œuvre commune de toute la troupe et il n’a été créé que progressivement au fil des répétitions. Radek Melša, un des membres de la troupe, explique qu’il s’agit au fond d’une œuvre collective dans laquelle se reflètent et fusionnent les individualités de tous les acteurs
« Nous abordons cette production comme si nous en étions les auteurs. Nous avons lu le livre et d’autres ouvrages que Vlad Troitskyi nous a indiqués, nous avons visionné plusieurs films et nous avons choisi ce qui nous intéressait, ce qui nous touchait. Et lors des répétitions, nous avons examiné cette matière à travers la musique, la danse et l’art dramatique. C’était un peu comme à l’école mais nous avons procédé avec beaucoup de gentillesse. Nous ne recherchions pas la perfection. Nous nous sommes examinés nous-mêmes jusqu’à nos propres défauts et c’est ainsi que nous avons composé un scénario et avons monté finalement toute cette production. »
La saga d'une famille française
Le Livre des Nuits est une saga qui raconte l’histoire de plusieurs générations d’une même famille et retrace pratiquement cent ans de l’histoire européenne à partir de la moitié du XIXe siècle. Sylvie Germain anime son roman de nombreux personnages de cette famille qui naissent, vivent, luttent contre un sort inexorable et meurent dans un rythme saccadé et de plus en plus violent. Parmi les nombreux personnages de cette fresque romanesque se détache la figure de Victor-Flandrin Péniel, homme mutilé dans son enfance par son père qui voulait protéger son fils contre ceux qui auraient voulu l’envoyer à la guerre. Victor-Flandrin, paysan robuste vivant dans une ferme isolée, n’échappera cependant pas aux affres de la grande histoire. Plusieurs fois marié et plusieurs fois veuf, il verra dépérir presque toute sa nombreuse progéniture dans les cataclysmes mondiaux du XXe siècle.
Un langage riche et évocateur
Pour évoquer tout cela Sylvie Germain emploie une langue richissime qui jaillit comme un torrent et emporte tout sur son passage. Les artistes du théâtre pragois qui voulaient donner une forme scénique à ce roman débordant de personnages, de paroles, d’action et d’imagination, ont donc été obligés de l’abréger considérablement et de choisir seulement les éléments qu’ils considéraient comme les plus importants. Radek Melša explique la méthode utilisée :
« Nous avons conservé l’essence de l’histoire et nous cherchions à conserver aussi le courant de l’action et la force d’évocation de ce livre parce qu’il est splendide lorsqu’il déploie son imagerie surréaliste. Et nous avons conservé aussi beaucoup de texte qui est employé cependant comme une des couches d’un ensemble beaucoup plus complexe, comme une des couleurs de cette histoire. Nous employons donc le texte d’une façon un peu différente de ce à quoi nous sommes habitués au théâtre. »
La magie du roman
Le Livre des Nuits n’est pas un roman réaliste. S’inspirant des faits réels et d’événements historiques, Sylvie Germain a créé un univers très particulier où l’impossible devient réalité et la réalité devient impossible. Elle ne ménage ni ses personnages ni son lecteur et fait défiler devant lui les scènes les plus violentes et les plus atroces comme si c’était la réalisation d’une volonté supérieure, comme une fatalité mystérieuse et incontournable. Elle donne à la vie et à l’histoire de nouvelles dimensions et les transforme en une nouvelle réalité qui est hypertrophiée et magique. Selon Radek Melša, c’est cette magie du roman que les membres de la troupe cherchent à faire revivre sur la scène :
« Le livre raconte l’histoire de la famille Péniel qui vit en France mais la France dans ce livre est présentée d’une façon bien particulière. Ce n’est pas un pays tout à fait réel mais c’est un espace assez magique. C’est donc une invitation à un pèlerinage dans un monde créé par le réalisme magique, le monde de l’amour et de l’espoir, mais qui est aussi le monde de l’insoumission et des guerres qui se répètent dans le cours de l’histoire. Et nous le considérons comme un hymne à la vie, l’hymne à un immense désir de vivre. »
Ce désir de vivre face à l’omniprésence de la mort est un des grands thèmes du roman. Malgré toutes les épreuves, malgré toutes les atrocités, malgré la mort qui la guette et la mutile, la famille Péniel arrive toujours à se ressaisir et à se renouveler avec une vitalité irascible et prodigieuse.
Un spectacle d’images, de paroles, de chant et de danse
Le metteur en scène Vladyslav Troitskyi et sa troupe ont déployé tout un arsenal de moyens scéniques pour recréer au théâtre l’univers sombre et magique du livre. Les comédiens campent à tour de rôle de nombreux personnages. Les lumières, les projections et d’autres effets théâtraux ne cessent d’assaillir le spectateur et cherchent à le faire naviguer à travers la trame touffue du roman. Evidemment, ils ne peuvent pas raconter sur scène toute la saga de la famille Péniel. Parfois le fil de la narration se casse, ils n’arrivent pas aussitôt à le renouer et le spectateur risque de se perdre dans le dédale d’innombrables épisodes du roman. Les comédiens citent des passages choisis du livre, ils jouent de la pantomime, ils dansent et ils chantent et leur chant donne souvent au spectacle un aspect quasi folklorique. Radek Melša explique que la musique de cette production a été créée en partie aussi d’une façon tout à fait spontanée :
« Il y a beaucoup de musique que nous avons créée parfois à même la scène, lors du processus des répétitions, il y a beaucoup de mouvement et de beaux effets visuels. Il y a tout cela. C’est donc une espèce de poème esthétique. »
Le spectacle du théâtre Rokoko n’est donc pas un roman scénique mais une suite d’images inspirées d’un roman. Malgré le déploiement extraordinaire de l’imagination de ses auteurs, il ne remplace pas et évidemment ne peut pas remplacer l’ouvrage littéraire dont il est issu. Il peut cependant attirer l’attention du spectateur sur le roman de Sylvie Germain et peut-être lui donner envie de le lire ou le relire.
Le calme et le sourire
On comprend l’intérêt passionné du metteur en scène ukrainien Vladyslav Troitskyi pour ce livre dont certains chapitres lui rappellent probablement le sort de son pays soumis actuellement une fois de plus à une terrible épreuve historique. Cependant, cette circonstance dramatique ne s’est pas manifestée au cours de la préparation du spectacle. Selon Radek Melša, c’est aussi grâce à Vladyslav Troitskyi que lors des répétitions une parfaite harmonie régnait au sein de la troupe tchéco-ukrainienne :
« Malgré le stress qui accompagnait les travaux de mise en scène parce que nous n’avons pas eu assez de temps pour monter cette production, Vlad Troitskyi n’a jamais perdu son attitude humaine et aimable, il n’a jamais haussé la voix, il était toujours avec nous et il souriait. C’est le sourire qu’on voit chez les bouddhistes. Il paraît d’ailleurs qu’il a pris dans le passé des leçons chez des maîtres bouddhistes. Ce n’était donc pas le stress mais le calme qui a marqué notre travail. Nous avons abordé cette production avec calme et nous l’aimons d’autant plus. »