Le médecin tchèque victime du « mal d’Afrique »
« Je me suis rendu compte d’une chose intéressante en particulier. Je suis parti en Afrique avec l’intention de donner. Mais après y être retourné plusieurs fois quelques années plus tard, après des années de contact avec l’Afrique, aujourd’hui, je sais très bien que j’ai reçu beaucoup plus que je n’ai donné. Cet échange, ce n’est pas une rue à sens unique. C’est un échange bilatéral. Vous donnez quelque chose mais vous recevez aussi beaucoup en y travaillant. » Ces propos sont ceux de Marcel Drlik, chirurgien pédiatre qui travaille aujourd’hui dans un hôpital de Prague. En 2000, dans le cadre d’une mission carmélite italienne, ce jeune médecin tchèque a dirigé pendant un an l’hôpital de Bozoum, situé dans le nord-ouest de la République centrafricaine. A son retour au pays, Marcel Drlik a écrit un livre traduit en français et intitulé simplement « Un médecin tchèque en Afrique ». Dans ce livre, comme dans l’entretien qu’il nous a accordé à l’occasion de ces fêtes de Noël, Marcel Drlik raconte sa découverte d’un pays et d’un peuple mal connu et témoigne de son expérience de médecin dans la brousse. Sept ans plus tard, alors qu’à des milliers de kilomètres de là courent dans les rues centrafricaines des dizaines d’enfants prénommés Marcel en l’honneur du médecin qui les a aidés à venir au monde, Marcel Drlik est devenu un père de famille comblé. Pour autant, le fameux « mal d’Afrique » qu’évoquaient à leur retour au pays les colonisateurs français pour traduire l’attirance exercée sur eux par le continent noir, ne l’a pas quitté. Il explique pourquoi :
« L’Afrique me manque parce que c’est un continent de couleurs, de gens ouverts et amicaux. Je garde un profond désir d’y retourner un jour. A présent, c’est difficile car j’ai une famille et un petit garçon. Mais je garde des liens. Et puis surtout, cela fait désormais un an que j’ai fondé avec des amis l’ONG SIRIRI, ce qui veut dire « paix » en sango, la langue parlée en République centrafricaine. Cette ONG prépare des projets de développement. Actuellement, nous travaillons sur un projet de puits pour les enfants de la rue ainsi que sur celui d’un dispensaire pour les orphelins qui vivent aussi dans la rue. Car, comme vous le savez, l’épidémie du sida fait des dégâts énormes en Afrique. Ce sont nos deux premiers projets, mais nous entendons continuer avec d’autres projets dans les domaines de la santé publique, de l’éducation et de l’agriculture. »
-Vous avez écrit un livre à votre retour qui a également été traduit en français. On suppose que si vous l’avez fait, c’est une expérience qui n’est pas courante pour un Tchèque, comme l’indique d’ailleurs le titre « Un médecin tchèque en Afrique ». En France, d’une manière générale, les relations avec l’Afrique sont plus développées et les médecins y sont plus nombreux. Comment vous est donc venue l’idée de partir en Afrique et comment l’avez-vous réalisée ?
« Vous avez raison. Il faut souligner que notre pays n’a pas d’expérience de colonialisme comme la France. Nous sommes un petit pas au centre de l’Europe et cette histoire nous manque. Deuxièmement, après la chute du Mur de Berlin, les gens étaient plutôt orientés vers l’Union européenne et il n’existait aucun projet d’aide humanitaire. Dans les années 1990, j’ai fini mes études à l’université et je rêvais de certains projets de ce type. Je rêvais de passer un certain temps en Afrique ou en Amérique du Sud en y travaillant comme médecin, en aidant un peu les gens qui en ont besoin. J’ai envoyé un tas de lettres en Europe, en Amérique, mais sans succès car la République tchèque n’était absolument pas connue. C’était un pays nouveau pour les grandes organisations occidentales. Finalement, j’ai rencontré par hasard à Prague un vieux père italien, carme, le père Anastasio, qui avait vécu longtemps en République centrafricaine à la mission. Je lui ai donc parlé de mon rêve et nous nous sommes mis d’accord. Le principe était que la mission me loge et me nourrisse gratuitement en échange de mon travail médical volontaire pour la population locale. Mais il me fallait encore plusieurs années pour me préparer. J’ai d’abord dû apprendre le français et ensuite de suivre une formation de médecine tropicale car c’est une spécialité qui n’a aucune tradition en Europe centrale. J’ai également dû chercher un soutien matériel. J’ai donc envoyé des demandes à différentes organisations, aux entreprises, qui m’ont finalement envoyé une aide, c'est-à-dire du matériel médical et des médicaments qui m’ont permis de mieux travailler pour les gens dans le besoin en Afrique. »
-Comment s’est passée concrètement cette préparation avant votre départ, à Lyon n’est-ce pas ?
« Oui, j’y ai suivi pendant trois mois un cours de médecine tropicale. Mais que ce soit à Lyon ou à Prague, j’ai également visité mes amis médecins spécialisés dans d’autres domaines que le mien puisque moi, je suis chirurgien pédiatre. Je suis donc par exemple allé chez un ophtalmologue pour assister à des interventions. Je suis aussi allé voir un ami à la maternité pour voir comment se passe l’écographie prénatale, etc. J’ai approfondi mes connaissances dans d’autres spécialisations que la mienne car je savais que je serai le seul médecin à l’hôpital en Afrique. »
-On peut supposer qu’après ce temps de préparation, vous étiez averti des conditions de vie et de travail qui vous attendaient sur place. Malgré tout, lorsque vous êtes arrivé, qu’est-ce qui vous a surpris et la réalité a-t-elle dépassé ce que vous imaginiez ?
« Oui, j’étais averti des conditions en Afrique mais la réalité a effectivement dépassé mon imagination. Par exemple, ils m’avaient averti qu’il n’y avait pas grand-chose à l’hôpital. (Il s’amuse) Moi, en entendant cela, je pensais y trouver un équipement de base. Mais il n’y avait vraiment rien… Absolument rien ! Par exemple, pendant le week-end, quand la pharmacie était vide après une semaine de travail, il y avait certains jours où on avait même des difficultés à trouver des compresses. Il y avait donc un manque de tout. On devait plus ou moins bricoler tous les jours. Deuxièmement, je savais avant de partir qu’il y avait un médecin africain à l’hôpital. Et effectivement, il y avait bien un médecin africain, mais il était aussi chargé en tant que médecin-chef de l’hôpital préfectoral de la prise en charge de la santé communautaire dans la préfecture. Des responsabilités qui l’amenaient à beaucoup voyager. Il suivait trois autres hôpitaux plus petits dans une région grande presque comme un pays. On ne parle donc pas de distances de quelques dizaines mais plutôt de centaines de kilomètres. Il se rendait également souvent dans la capitale (Bangui), il était donc presque tout le temps absent. Cela m’a donc surpris car je ne pensais quand même pas être là-bas complètement seul. J’ai dû passer huit des douze mois de mon premier séjour en tant qu’unique médecin à l’hôpital. »
-Vous dirigiez donc cet hôpital. Vous vous étiez préparés à beaucoup de choses, vous l’avez dit, en revanche, vous n’étiez peut-être pas prêt à diriger une équipe de collègues africains ? Quelles étaient donc les relations de travail ?
« Quand je suis arrivé, j’étais quelqu’un de nouveau pour eux. Mais au fur et à mesure du travail, je pense avoir gagné leur confiance et leur amitié. Cela a pris quelques semaines. Mais je crois qu’ils ont vu que j’étais là-bas pour eux. Je m’entendais donc très bien avec eux, je n’ai pas vraiment eu de problèmes de ce point de vue-là, et nous avons vraiment coopéré. Plusieurs fois, ils m’ont invité à manger chez eux… Non, ce qui était vraiment un problème, c’était le manque de tout parce que l’hôpital où je travaillais était un hôpital d’Etat. Ce n’était pas un hôpital missionnaire ou privé, mais un hôpital dans la brousse qui appartenait à l’Etat centrafricain. Les employés n’étaient pas payés depuis douze à quinze mois. Chaque jour, nous devions résoudre le problème de savoir comment traiter les gens avec ce que nous trouvions dans l’hôpital. C’était donc vraiment un bricolage quotidien. Par exemple, nous avons soigné une blessure du thorax avec saignement dans la poitrine non pas avec un tube thoracique mais avec une sonde vésicale… Ou bien comme nous n’avions pas de couveuse pour les nouveaux-nés, nous avons utilisé des bouteilles remplies d’eau chaude emballées dans un pagne pour réchauffer l’enfant. Bref, nous étions toujours contraints d’improviser et d’inventer des solutions de survie. »
-Vous avez évoqué au début de l’entretien le sida. Vous avez également évoqué le manque de moyens en général dans les hôpitaux. Dans la lutte contre la maladie, on sait que des progrès peuvent être réalisés en informant, en éduquant en quelque sorte les gens. Mais pensez-vous que cela est possible par rapport à la façon de vivre et de voir les choses des gens en Afrique ?
« Oui, formation surtout des enfants que l’on peut encore former. C’est difficile de former des adultes. Oui, c’est vrai, c’est le principal, le plus important, mais soyons réalistes. Ici, en Europe, beaucoup de gens fument. Partout, il y a des affiches avertissant des dangers du tabac. Les enfants apprennent à l’école que c’est dangereux pour la santé. Le message est donc transmis depuis longtemps mais est-ce que les gens ont arrêté de fumer ? Bien sûr que non. Pas du tout ! Cela veut dire que la formation qui cible un changement de comportement qui est bien inséré au sein de la population, c’est une question de dizaines d’années. Il faut d’abord former quelques générations avant que quelque chose change. Je suis donc convaincu qu’après ces quelques dizaines d’années de formation en Afrique, les gens changeront leur comportement. Mais disposons-nous de tellement de temps ? C’est ça la question. La formation, c’est la base, effectivement, mais ça prendra beaucoup de temps. En ce qui concerne le traitement, jusqu’à présent, nous n’avons pas de traitement définitif. Certes, en Europe ou en Amérique, les gens prennent des médicaments mais jusqu’à la fin de leur vie. Si dans la brousse, vous donnez un médicament à un villageois qui ne sait ni lire ni écrire, il va le prendre pendant un certain temps jusqu’à ce qu’il se sente mieux et arrête le traitement. Il ne va pas suivre un traitement pendant toute sa vie s’il se sent bien. C’est pourquoi, par exemple, les traitements de l’hypertension ou du diabète sont très difficiles en Afrique. Un homme doit être motivé pour suivre un traitement pendant toute sa vie. C’est la première chose. Et puis il doit avoir suffisamment de moyens pour acheter ces médicaments pendant une aussi longue durée. Le niveau actuel de connaissances médicales ne nous permet donc pas de résoudre le problème. Mais espérons que les chercheurs trouveront un vaccin ou un traitement définitif pour traiter le sida en un certain temps. Sinon, oui, je suis plutôt pessimiste. »
-Lorsque vous êtes parti en Afrique, on peut supposer qu’un jeune médecin s’engage comme vous a certains objectifs, idéaux, peut-être une envie de changer les choses. Mais avec le temps et la pratique, n’est-on pas confronté à une forme de découragement ? Parce qu’on ne peut pas dire que la situation s’améliore en Afrique, au contraire…
« Il faut comprendre que je ne suis pas allé en Afrique pour changer le monde. Ce sont les communistes chez nous qui pensaient changer la société. Ils parlaient d’un ‘homme nouveau’. Mais c’est un rêve. Une personne ne peut pas changer le monde. Moi, je suis allé en Afrique afin d’aider certaines personnes concrètes que j’ai rencontrées pendant quelques mois. Peut-être ai-je aidé quelques centaines de personnes mais je suis sûr de ne pas avoir changé le monde. L’Afrique restera toujours comme ça. Mais peut-être que ces centaines de personnes que j’ai aidées aideront un jour à leur tour quelqu’un d’autre. Peut-être que comme ça quelque chose peut doucement changer. Après mon retour en République tchèque, j’ai fait quelques lectures, j’ai écrit un livre, j’ai donc fait la publicité de l’Afrique et de l’aide humanitaire. J’ai rencontré beaucoup de jeunes qui étaient, eux aussi, prêts à aider. J’espère donc influencer quelqu’un qui fera aussi une petite partie de son travail et qui influencera aussi peut-être quelqu’un d’autre. Avec cet effet de boule de neige, peut-être que les choses peuvent un peu changer. Mais je suis réaliste et je sais bien qu’une personne ne peut rien changer. Je voudrais cependant encore dire que même si je vois réellement tous les problèmes qu’il y a en Afrique, c’est comme ça… Mais si vous voulez faire quelque chose, il ne faut pas se décourager. C’est trop facile de dire ‘C’est trop grand pour moi. C’est trop difficile. Laissons tomber !’ Non ! »
-Qu’est ce que l’Afrique vous a donné ?
« Je pense qu’elle m’a ouvert bien des horizons. Vous savez, ici, en Europe, on vit bien. Nous sommes habitués à tout un tas de choses comme l’eau courante ou l’électricité. En République tchèque, on peut dire que tout le monde ou presque vit bien. Nous ne sommes pas aussi riches que les Américains ou les Allemands, mais la pauvreté n’existe pas. J’ai donc appris à estimer les choses courantes. Je me suis vraiment rendu compte de ce qui est important dans la vie. Ce ne sont pas des choses que l’on peut acheter. En Afrique, les gens sont pauvres mais ils sont gais, contents et heureux. Le sentiment de bonheur n’est pas lié à la fortune, à l’argent. J’ai aussi pris conscience de certaines valeurs comme l’amitié, de l’importance de la famille. Je pense que la plus grande valeur en Afrique, c’est la famille qui est un soutien pour chacun de ses membres. Ici, en Europe, on est en train d’oublier cette valeur. J’estime donc aujourd’hui beaucoup plus la famille traditionnelle. Ce sont des petites choses dont on pourrait parler beaucoup plus. J’avais une possibilité de sortir de mon milieu et de porter un autre regard sur la vie en Europe. Peut-être que grâce à ça et à la possibilité de comparer deux milieux tout à fait différents, je comprends mieux la vie ici. »
-N’avez-vous pas envisagé de rester à la fin de votre séjour ou de retourner là-bas pour vous y installer ?
« Je suis chez moi ici à Prague. J’y ai ma famille, ma femme, mon petit fils. J’aime bien aussi les traditions et la culture tchèques. Je me sens être un Européen et je suis bien ici. Lorsque j’ai étudié et travaillé en France, on m’a proposé de travailler dans un hôpital à Paris. Mais vraiment, je suis bien à Prague même si je gagne moins qu’en France. Ce n’est pas une question d’argent. Ici, c’est un milieu où je me sens vraiment bien, auquel je suis habitué et où j’ai des liens amicaux. Pourtant… pourtant, j’aime tout autant l’Afrique. On peut dire que c’est un peu mon deuxième foyer ou je ne sais pas comment dire, exprimer ça. J’aimerais y retourner, je n’ai pas oublié l’Afrique et je continue d’aider. Mais ce dont je suis tout à fait convaincu, c’est que l’Afrique est le continent des Africains. Ce n’est donc pas le but que les Européens aillent vivre là-bas et inversement. Il faut coopérer, il faut s’entraider, oui, mais chacun a son propre coin sur cette planète. »
-Dernière question puisque cet entretien est diffusé le jour de Noël, avez-vous eu l’occasion de vivre un Noël en République centrafricaine ?
« Non, je n’en ai pas eu la possibilité. Je suis arrivé en Centrafrique quelques jours après Noël et j’en suis reparti quelques jours avant. Malgré tout, j’y ai vécu le temps de l’Avent et c’est quelque chose de tout à fait différent. A Prague, l’image de Noël est liée aux maisons illuminées recouvertes de neige. Mais là-bas, il y avait des palmiers, la nature était en fleurs et il faisait une trentaine de degrés. Pour moi, c’était donc très inhabituel. »
-Et puis le petit Jésus est noir.
« Oui mais le petit Jésus était un peu foncé puisqu’il était Juif. A Prague, il a des cheveux blonds mais le vrai petit Jésus avait probablement les cheveux noirs. Chaque peuple a son image de Jésus. En Europe c’est un enfant blanc, en Afrique un enfant noir, mais c’est toujours le seul et même Jésus. »
C’était donc Marcel Drlik, un médecin tchèque en Afrique. Et pour en savoir plus sur l’ONG SIRIRI et éventuellement apporter votre soutien à ses différents projets d’aide humanitaire, vous pouvez consulter le site Internet au www.siriri.org disponible également en français.