« Le tchèque, la langue mystérieuse que j’entendais dans la cuisine de ma grand-mère »

Mathilde Cuvelier, photo: Guillaume Narguet

Suite de notre série consacrée à ces francophones qui, un jour, pour une raison ou pour une autre – toujours bonne cependant -, ont sauté le pas et se sont lancés dans l’entreprise périlleuse de l’apprentissage du tchèque… Pas une mince affaire pour Mathilde Cuvelier, vidéaste parisienne de passage à Prague, mais une affaire familiale et sentimentale…

Son premier mot tchèque :

Párátka,  photo: aiacPL / Pixabay,  CC0
« C’était ‘párátka’ (cure-dents). C’est stupide, mais c’est le premier mot que j’ai apprivoisé. En fait, quand ma grand-père a reçu sa dot en France, elle a reçu tout un wagon rempli de tout le nécessaire pour une maîtresse de maison. J’ai découvert un jour cette liste chez (ma grand-tante) Eva avec les meubles, le piano, les rideaux et donc… des ‘párátka’. C’est incroyable, mais ils avaient même prévu ça dans la dot. »

Pourquoi le tchèque ?

« Parce que j’ai une grand-tante qui habite à Prague et que ma grand-mère était tchèque. Au départ, comme ma grand-mère, qui était âgée de plus de 90 ans, ne pouvait plus se déplacer et que ma grand-tante, elle, ne pouvait plus se déplacer, j’ai commencé à réaliser des lettres vidéo entre Paris et Prague. A ce moment-là, entre 2000 et 2005, je ne parlais pas encore tchèque. J’étais juste ‘les jambes’ de ces deux femmes qui me sont chères pour qu’elles puissent encore communiquer entre elles. Puis, quand ma grand-mère est décédée, j’ai continué à venir régulièrement à Prague, car nous sommes devenues de vraies amies avec ma grand-tante Eva. Je viens même désormais juste pour la voir. »

« Au départ, la langue était très mystérieuse pour moi, même si je l’ai entendue depuis toute petite dans la cuisine de ma grand-mère, mais sans rien comprendre. Il y avait donc quelque chose de magique, comme pour toute langue étrangère d’ailleurs, jusqu’au jour où j’ai eu envie de comprendre tous ces mots qui m’avaient entourée durant mon enfance. Et puis j’avais envie aussi de comprendre Eva qui, certes, parle bien français, mais au fur et à mesure que notre relation s’approfondissait, notre communication butait sur des notions plus complexes. J’ai donc voulu lui donner une 'arme' supplémentaire pour nous rapprocher davantage. »

Mathilde Cuvelier,  photo: Guillaume Narguet

« Babička » tchèque à Paris

« Ma grand-mère, qui était alors étudiante à Prague, est partie à Paris parce qu’elle voulait apprendre le français. Elle était d’abord venue pour un séjour linguistique dont elle avait coutume de dire qu’il avait duré soixante ans au lieu des trois semaines initialement prévues. C’était en 1936. Pui elle a rencontré mon grand-père qui, lui, faisait le petit séminaire et n’était absolument pas destiné à se marier. Mais ils sont tombés amoureux et ils se sont mariés au début de la guerre. »

« Les événements politiques qui s’en sont suivis ont fait que ma grand-mère n’a pas pu revenir en Tchécoslovaquie. C’était devenu très compliqué. Mais vous savez, ma grand-mère me racontait tout cela quand j’étais môme comme s’il s’agissait d’un conte. Tout cela faisait donc partie d’une sorte d’imaginaire enfantin. C’est en devenant adulte que j’ai eu envie de mieux connaître ce côté-là de la famille. »

« Ma grand-mère a toujours refusé de parler tchèque à ses enfants pour, disait-elle, qu’il n’y ait pas de relations à l'intérieur de la famille que mon grand-père ne pourrait pas comprendre. Elle ne voulait pas l’isoler. Ma grand-mère disait qu’elle s’était mariée avec mon grand-père, mais qu’elle avait épousé la France. C’était donc une réelle conviction. »

« Me concernant, je me suis mise humblement au tchèque avec une méthode Assimil. Le problème est que ce type d’apprentissage devient vite très frustrant, car il vous permet de commander une bière ou de demander votre chemin, mais en général les Tchèques répondent en anglais… Et puis cela ne me convenait pas du tout non plus, parce que ce que je voulais, c’était pouvoir converser avec Eva. J’ai donc fini, en 2016 pour la première fois, par m’inscrire aux cours d’été intensifs que propose l’Université Charles à Prague. C’est alors devenu très exaltant, car j’avais l’impression d’apprendre très vite et de pouvoir me débrouiller. J’en étais ravie et, forte de ce succès, je suis donc revenue l’année suivante. Sauf que là, j’ai commencé à prendre conscience de l’ampleur de tout ce qui me restait encore à apprendre. C’est donc devenu beaucoup plus compliqué, au niveau de la grammaire comme du vocabulaire. »

Son tchèque et les Tchèques

« Ca dépend beaucoup du contexte. Pour les courses par exemple, les gens comprennent assez rapidement que je ne suis pas tchécophone et ils ont alors très souvent tendance à me répondre en anglais. C’est d’ailleurs très frustrant quand vous faites l’effort de parler... Mais quand je suis avec des amis, l’étonnement est généralement la première réaction. Puis la deuxième, c’est : ‘Mais pourquoi ?’. La conversation s’enclenche alors plus rapidement, mais malheureusement, dès qu’on veut entrer davantage dans le détail, le tchèque devient presque secondaire et on passe à l’anglais… »

« Le tchèque, je l’ai choisi aussi pour ses sonorités. Je trouve que c’est une langue mélodieuse avec quelque chose de berçant dans le flux et de très doux pour une oreille francophone. C’est comme de l’eau qui coule et ça me plaît ! »

Entendre Marta à 11 ans au milieu de la foule

Mathilde Cuvelier en 1989,  photo: Archives de Mathilde Cuvelier
« La seule chanson tchèque que je connaisse, c’est Modlitba pro Martu (Prière pour Marta) de Marta Kubišová. Cette chanson est associée à mon premier séjour en Tchécoslovaquie. C’était en novembre 1989, pendant la révolution, et j’avais onze ans. C’est un souvenir marquant : dès que nous avons appris ce qui se passait là-bas, toute la famille, avec mon grand-père et ma grand-mère, nous avons pris des visas et sommes partis. Nous avons voyagé à travers l’Europe jusqu’à Prague. Je me souviens très bien avoir vu cette femme (Marta Kubišová) arriver au balcon sur la place Venceslas et se mettre à chanter. J’étais témoin d’événements que je ne comprenais pas, car je n’avais encore aucune notion politique, mais je sentais qu’il se passait quelque chose d’important avec une grande émotion qui était presque palpable. Et cette émotion était plus accessible à travers la musique. J’ai revu l’archive récemment, j’en avais encore les poils qui se dressaient sur les bras. Cette chanson me bouleverse. »

Son souvenir de Prague en 1989

« Je me souviens de l’odeur. Elle était caractéristique, mais elle a disparu depuis. Il y avait du charbon dans cette odeur. Et puis Prague était une ville vide et délabrée. Il y avait des bâtiments dont on avait l’impression qu’il n’y avait rien derrière les façades. C’était un peu triste. En même temps il y avait une grande ferveur. Je sentais bien dans l’attitude de ma grand-tante, que j’ai alors rencontrée pour la première fois, qu’il se passait quelque chose de joyeux. Le contraste avec le décor était marquant. Et puis c’était la période de Noël… En Europe de l’Ouest, c’est la débauche de consommation avec des guirlandes et de la lumière partout. Là, c’était l’inverse et le choc était réel pour la petite fille que j’étais. »

Prague en 1989,  photo: Bedřich Kaas

Chansons dont des extraits ont été utilisés dans cette rubrique :

Tři sestry - Francouzská

Edita Štaubrtová - Babičko, nauč mě charleston

Xindl X, Mirka Miškechová - Cudzinka v tvojej zemi

Marta Kubišová - Modlitba pro Martu (1989)