Légendes de l'ancienne Bohême: inspiration de chefs-d'oeuvres de la musique tchèque

Vysehrad

"Viens écouter un conte du temps jadis. Entends l'histoire du peuple de l'ancienne Bohême, entends comme il franchit la frontière de sa terre natale et s'établit le long de l'Elbe et de la Vltava et des autres rivières de son pays. Entends ces très vieilles histoires qui nous sont venues de la nuit des temps, les fragments des contes merveilleux des générations d'autrefois qui adoraient les dieux dans l'obscurité d'antiques bosquets et sacrifiaient dans de paisibles vallées, aux lacs, aux fleuves, au feu sacré et vivant ... " Ainsi commence l'un des livres les plus aimés des enfants et très respecté par les adultes, livre qui s'appelle Légendes de l'ancienne Bohême. Cet ouvrage, écrit au XIXe siècle par le romancier Alois Jirasek, comprend des légendes trouvées dans de vieilles chroniques, récits qui passaient de génération en génération et qui, de nos jours encore, font partie de la mémoire collective des Tchèques. Difficile à dire aujourd'hui, à l'époque de la raison et du matérialisme, combien il y a de vérités historiques dans ces récits où le mystère, le surnaturel et la magie jouent un rôle important. Bien qu'ils puissent sembler invraisemblables au lecteur actuel, il faut dire que le rôle qu'ils ont joué dans l'histoire du peuple tchèque, a été bien réel et important. C'est dans ces récits que les Tchèques du passé puisaient leur fierté nationale et leur espoir pour l'avenir. Ce sont ces légendes qui étaient aussi une source d'inspiration pour les écrivains, c'est grâce à elles que nous pouvons écouter, aujourd'hui, quelques uns des chef-d'oeuvres de la musique tchèque.

Les harpes des prophètes ouvrent le poème symphonique Vysehrad de Bedrich Smetana et nous plongent, dès le début, dans l'atmosphère mystérieuse de vieilles légendes. C'est à Vysehrad, un rocher qui se dresse au-dessus de la Vltava que les Tchèques auraient bâti une de leurs premières forteresses après leur arrivée en Bohême. La légende raconte que la tribu tchèque est venue du pays croate et s'est installée, avec son chef, Tchèque, dans la vallée de la Vltava. Le successeur de Tchèque au trône princier, Krok, a fait construire un château fort sur le rocher de Vysehrad et, c'est du haut de ce rocher, que lui et ses descendants régnaient sur le pays. Sa fille Libuse est devenue, elle aussi, pour un temps, souveraine du peuple tchèque. C'était une princesse sage et belle, douée d'un don prophétique. On l'adorait, on la vénérait, mais il était difficile pour une femme de gouverner tout un peuple dans lequel il y avait aussi quelques individus récalcitrants qui refusaient de se plier à son pouvoir. Elle a donc décidé d'épouser Premysl, un jeune laboureur du village de Stadice, un homme de taille élevé et noble, qui a donné le pouvoir et l'autorité nécessaire au trône princier. C'est avec lui que Libuse a fondé la dynastie des Premyslides qui allait régner jusqu'au XIIIe siècle et hisser le pays au niveau d'un royaume...


Libuse
C'est par le chant que Premysl rend hommage, dans l'opéra Libuse de Bedrich Smetana, aux tilleuls centenaires qui ombragent sa maison de Stadice, arbres qui symboliseront désormais la vie du peuple tchèque. Au XIXe siècle, la belle légende de Libuse a inspiré Bedrich Smetana, fondateur de la musique tchèque moderne, non seulement pour la composition du poème symphonique Vysehrad, mais aussi pour celle d'un opéra qui devait être représenté, selon ses voeux, à des occasions solennelles et exceptionnelles. L'opéra Libuse a été donné, pour la première fois, en 1881, lorsqu'on inaugurait à Prague le Théâtre national qui était pour les Tchèques la matérialisation de leurs rêves et la confirmation de leur autonomie culturelle.

Le musicologue français, Guy Erismann, place cet opéra dans le contexte historique et politique: "Avec Libuse, c'est la nation tchèque elle-même et son origine légendaire dans toute sa force symbolique qui son représentées. Smetana nous appelle à vivre un mythe devenu réalité, celui du fondement de la couronne de Bohême. Lui et son librettiste ne se contentent pas de chanter les origines poétiques de la nation, ils exaltent aussi sa légitimité tchèque, dépassant ainsi les régions de l'illusion poétique pour entrer de plein pied dans l'actualité politique."

La légende raconte que c'était Libuse qui a fondé Prague et lui a prédit la gloire qui "toucherait aux étoiles". Smetana utilisera dans son opéra une autre prophétie de Libuse par laquelle elle prédit l'avenir à son peuple. Alois Jirasek lui fait dire les paroles suivantes :

"Votre race demeurera ici à jamais

Et sa force croîtra, et les bienfaits s'accumuleront

Tant qu'elle sanctifiera la terre de ses pères

Par son sang, son labeur et sa langue,

Tant qu'elle se tiendra droite face à l'étranger

Tant qu'elle honorera ses anciennes lois

Et que régnera la fraternité."

Dans la grande scène finale de l'opéra de Bedrich Smetana, Libuse prédit tous les grands événements de l'histoire du peuple tchèque avec ses périodes de gloire et ses catastrophes qui l'amèneront au bord de l'inexistence, mais la conclusion de sa prophétie est optimiste:

"Mon cher peuple tchèque ne périra jamais,

il triomphera de toutes les horreurs de l'enfer."


Les chevaliers de Blanik
On voit donc que les légendes de l'ancienne Bohême ont laissé une trace profonde dans la musique tchèque. Smetana n'était pas le seul à s'en inspirer. Dvorak, Fibich, Novak, Janacek, Martinu et autres trouvaient de l'inspiration dans ces vieilles légendes qui sont entrées dans la littérature grâce, non seulement à Alois Jirasek, mais aussi à d'autres écrivains dont le poète Karel Jaromir Erben. Smetana, lui, a redonné la vie à ces récits poétiques et mystérieux non seulement dans l'opéra Libuse. On retrouve les légendes tchèques dans son cycle de poèmes symphoniques, Ma patrie, notamment dans les poèmes Vysehrad, Sarka et Blanik. Selon une légende, une armée de braves chevaliers commandée par saint Venceslas, patron des Tchèques, dort au sein du mont Blanik situé non loin de Prague : "L'armée de saint Venceslas est toujours endormie. Il n'est pas encore temps pour elle de s'éveiller. Elle le fera en une époque de grand péril, lorsque tant d'ennemis fondront sur le pays tchèque que le royaume entier sera écrasé par les sabots de leurs chevaux."

Les hussites
Smetana, qui considérait l'époque hussite comme la période la plus glorieuse de l'histoire tchèque, a remanié un peu la légende. Déjà, dans son poème symphonique, Tabor, il a glorifié les hussites qui avaient vengé, au XVe siècle, en Bohême, le réformateur de l'Eglise, Jan Hus, accusé d'hérésie et brûlé vif à Constance. Ils ont osé braver toute l'Europe catholique pour défendre leur vérité. Pour Smetana, les chevaliers dormant au coeur du Blanik ne sont pas des chevaliers anonymes comme dans la légende. Il l'explique dans un commentaire pour son poème symphonique Blanik. "Après avoir été vaincus, les héros hussites attendent le moment où ils seront appelés pour venir au secours de la patrie. Les mêmes motifs que ceux de Tabor constituent donc la base thématique de Blanik: Vous qui êtes les combattants de Dieu. C'est sur cette mélodie du choral hussite que s'appuie l'idée de la résurrection de la nation tchèque, son bonheur et sa gloire futurs: cet hymne victorieux en forme de marche achève l'oeuvre et, en même temps, tout le cycle."