L’entre-deux-guerres, un âge d’or pour la diffusion du français en Tchécoslovaquie
Après nous être intéressés au développement de l’enseignement du français à la fin du XIXe siècle en pays tchèques, arrêtons-nous le temps d’une rubrique historique de Radio Prague sur la période de l’entre-deux-guerres, un âge d’or pour les relations franco-tchèques, dans les domaines politiques bien sûr, mais également au niveau des échanges culturels, artistiques et éducatifs. Cela se passe toujours en compagnie de Zuzana Raková, une spécialiste du français basée à Brno, auteure notamment de l’ouvrage Francophonie de la population tchèque 1848-2008.
Favorisée par les réformes successives du système de l’enseignement secondaire de l’Autriche-Hongrie ainsi que par la volonté des élites tchèques, dans leur désir d’autonomisation, d’établir des liens alternatifs au monde culturel germanique, la langue française se répand progressivement en Bohême et en Moravie dans la seconde partie du XIXe siècle. Cette diffusion reste toutefois modeste et la Première Guerre mondiale va jouer un grand rôle pour en accélérer le développement.
La France est l’un des pays les plus réceptifs aux velléités nationales des Tchèques et des Slovaques. Le Conseil national tchécoslovaque, embryon de ce que pourra être un gouvernement tchécoslovaque, est ainsi créé en février 1916 à Paris. Des diplomates, comme le général slovaque Milan Rastislav Štefánik, défendent efficacement leur cause auprès des dirigeants français. C’est en particulier le cas du jeune Edvard Beneš, qui au sortir de la guerre deviendra le ministre tchécoslovaque des Affaires étrangères puis, bien des années plus tard, le successeur de Tomáš Garrigue Masaryk à la présidence de la République. La francophilie passionnée d’Edvard Beneš est par exemple illustrée par une anecdote racontée par l’historien Antoine Marès, auteur d’une récente biographie du grand homme :
« Il va être fasciné par le modèle français. Pendant toute l’entre-deux-guerres, il souhaite s’inspirer du modèle français. A tel point qu’il y a une anecdote à ce sujet : à la charnière de 1919-1920, il rencontre un émissaire du gouvernement français au ministère des Affaires étrangères et il lui dit qu’il va y faire adopter le français comme langue de travail. »Au sortir de la Première Guerre mondiale, la France est le pays vers lequel se tourne le nouvel Etat tchécoslovaque pour assurer sa protection et également pour trouver l’inspiration de réformer certaines structures de sa société, telles que le système éducatif. Là aussi, cette tendance est favorisée par les liens forts qui unissent Tchèques francophiles et Français slavophiles. Parmi ces derniers, il faut citer à nouveau Ernest Denis, infatigable promoteur de la culture tchèque chez ses contemporains français, comme le relate Zuzana Raková :
« Pendant la Première Guerre mondiale, Ernest Denis a beaucoup soutenu la cause tchèque. Il est entré en contact avec Beneš et Masaryk. Il connaissait d’ailleurs ces hommes politiques très importants mais il a également fait connaissance avec plusieurs professeurs de français dès avant la guerre, tels que Ferdinand Špíšek et d’autres médiateurs des rapports franco-tchèques, par exemple le traducteur Hanuš Jelínek ou le journaliste et traducteur Václav Hladík. »
Professeur de français et passionné par les méthodes nouvelles d’enseignement des langues vivantes, Ferdinand Špíšek est par exemple chargé en 1919 d’aller étudier le système scolaire français, en vue d’une réforme prochaine en Tchécoslovaquie. Plus tard, il devient directeur du département des rapports scolaires et culturels avec l’étranger au ministère de l’Instruction publique et axe en grande partie son travail vers la France. Zuzana Raková poursuit :
« Ces rapports personnels ont beaucoup facilité, après la proclamation d’indépendance de l’Etat tchécoslovaque, le développement d’un système, d’un cadre de rapports officiels, non seulement politiques mais également scolaires et culturels. Par exemple, Ferdinand Špíšek a connu personnellement Ernest Denis mais également son collègue Louis Eisenmann. Grâce à ces rapports personnels, il était relativement facile de nouer une collaboration culturelle et scolaire, qui a abouti par exemple à la signature d’un accord culturel signé par les deux gouvernements en 1923 et 1924 (le tout premier de ce type signé par la France, ndlr), mais également à la création de plusieurs institutions culturelles, par exemple la fondation de l’Institut français Ernest Denis, inauguré en 1920 par Ernest Denis lui-même. Il a entrepris ce voyage quelques semaines seulement avant sa mort. »Dans la capitale tchèque est également créée en 1919 une école française, qui devient ensuite le lycée français de Prague. Sa fondation était motivée par la présence d’une Mission militaire française en Tchécoslovaquie et donc, d’enfants français.
Dans les écoles secondaires du pays, le français est, avec l’allemand, langue obligatoire du fait de la forte minorité qui y vit, la langue la plus enseignée. Pour autant, Zuzana Raková note que son enseignement semble laborieux, avec des méthodes vieillissantes et un niveau globalement faible. Elle cite l’inspecteur français Luchaire qui, dans un rapport, évoque « l’ennui » qui règnerait souvent dans les classes de français, la faiblesse de la prononciation des enseignants tchèques et le manque de qualification de leurs collègues français qui leur apportent une aide. Pour parfaire leur maîtrise de la langue française, les élèves tchécoslovaques ont cependant de nouvelles opportunités dans ces années 1920 :
« Un autre établissement qu’il faut mentionner, c’est l’ouverture des sections tchécoslovaques auprès de trois lycées en France, à Dijon d’abord au lycée Carnot, puis à Saint-Germain-en-Laye au lycée Debussy et aussi au lycée de garçons de Nîmes. Nîmes est la ville natale d’Ernest Denis et je pense que c’est pour cela que la section a été fondée là et pas ailleurs. »Des lycéens tchèques peuvent ainsi sur concours passer une partie de leur scolarité en France et acquérir une maîtrise parfaite de la langue des locaux. Pour le lycée Carnot de Dijon, ce sont 193 élèves qui bénéficient de ce programme entre 1920 et 1940. Des effectifs qui restent modestes en quantité mais qui peuvent constituer les germes d’une élite tchécoslovaque francophile.
Par ailleurs, le dynamisme de la langue et de la culture française en Tchécoslovaquie est facteur en même temps que produit du rapide développement du réseau des Alliances françaises. Il s’est mis en place dans le dernier quart du XIXe siècle, rassemblant près d’une dizaine d’établissements avant le premier conflit mondial, mais n’était en rien comparable à sa vitalité de l’entre-deux-guerres :
« Dans l’entre-deux-guerres, le réseau des Alliances françaises est vraiment élargi et on compte au total, à la fin de la Première République tchécoslovaque, c’est-à-dire en 1938, 72 Alliances. Il y avait une fédération qui réunissait tout ce réseau des Alliances françaises, qui était vraiment le réseau le plus dense à cette époque. »
Surtout, les Alliances d’avant-guerre n’avaient pas pour vocation l’enseignement du français, constituant plutôt des cercles de socialisation autour d’un intérêt partagé pour l’espace francophone. Les choses évoluent durant les Années folles :« L’Alliance française de Prague organisait des cours de langue française destinés au grand public dans les locaux de l’Institut français, dans la rue Štěpánská. C’était vraiment quelques centaines d’élèves qui étaient inscrits à ces cours dans les années 1930. L’Alliance française de Brno donnait aussi des cours de français, et d’après ce que je sais, c’était également le cas de l’Alliance de Hradec Králové. Sinon dans les autres villes, il y avait des cours de français pour le grand public mais ils n’étaient pas organisés par les Alliances françaises. C’étaient plutôt des cours donnés dans des locaux des écoles secondaires par les professeurs de français de ces établissements. »
Outre cette dimension linguistique, les Alliances françaises participent également de la diffusion des idées et des arts venus de France, ainsi que le notait sur notre antenne l’historien Alain Soubigou, énumérant certains aspects du bouillonnement des interactions franco-tchèques :
« On faisait circuler des conférenciers de très haut niveau venus de France, des professeurs, des universitaires, des spécialistes, des savants… Paul Langevin, par exemple, a fait une tournée de la sorte. Ils ne s’arrêtaient pas à Prague, ils y donnaient évidemment des conférences de prestige, mais ils allaient irriguer l’ensemble des grandes sections de l’Alliance française et cela a créé un courant important. Autre angle de l’influence française dans l’entre-deux-guerres : ce sont les rapports, sans que l’Etat intervienne, entre les surréalistes français, André Breton, Paul Eluard et quelques autres, et les poétistes tchécoslovaques, c’est-à-dire l’équivalent des surréalistes français. On peut citer Vítězslav Nezval, Karel Teige et quelques autres. Ils étaient tous amis et ils passaient leur temps dans les trains entre les deux pays et ils ont pu contribuer à diffuser la culture française sur le plan littéraire. Pensons aussi sur le plan pictural aux achats très intelligents menés par toute une série de mécènes tchécoslovaques sur le marché français. Je pense à Vincenc Kramář qui a joué un très grand rôle pour alimenter les galeries et les collections tchécoslovaques. »L’âge d’or de cette francophilie en Tchécoslovaquie ne dure qu’un temps. La signature des accords de Munich en septembre 1938, quand la France trahit ses engagements à l’égard de son allié, la Seconde Guerre mondiale avec la création du Protectorat de Bohême-Moravie, puis plus tard l’arrivée au pouvoir des communistes et la réorientation géopolitique de la Tchécoslovaquie vers l’Est et Moscou, marquent tour à tour le déclin progressif de l’intérêt chez les Tchèques pour la langue française. C’est ce Radio Prague développera dans une prochaine rubrique historique.