La Bohême et la Moravie francophones du XIXe siècle

Ernest Denis, photo : Public Domain

En République tchèque, Etat observateur de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) depuis 1999, 8% de la population serait à l’heure actuelle francophone. C’est en tout cas l’estimation de Zuzana Raková sur la base du nombre d’apprenants du français. Cette chercheuse en philologie française, rattachée à l’Université Masaryk à Brno, s’est intéressée à l’histoire de la francophonie en pays tchèques, notamment à travers l’évolution du système scolaire. C’est un travail que nous vous proposons de découvrir durant quelques épisodes de la rubrique historique de Radio Prague, en commençant par le développement de la francophonie en terres tchèques dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

Jean de Luxembourg,  photo : Wikimedia Public Domain
Les contacts entre le français et le tchèque remontent à bien des siècles. En fait, des liens existent, religieux, culturels et politiques, dès la période de constitution d’un Etat en Bohême, aux XIe et XIIe siècles. Plus tard, au XIVe siècle, les rois Jean de Luxembourg et son fils Charles IV sont par exemples formés à la cour royale en France. Les troubles que connaissent les terres tchèques consécutivement aux guerres hussites et aux ravages de la guerre de Trente ans marquent une période moins intense des échanges entre les deux espaces. A partir du XVIIe siècle, quand le français devient la lingua franca en Europe, la langue se répand essentiellement au sein de l’aristocratie de Bohême et de Moravie, à l’époque de la domination autrichienne. Il faut dire que les programmes scolaires ne prévoient pas l’enseignement des langues, ou seulement de manière facultative, et l’apprentissage du français s’effectue essentiellement à titre privé. Aussi, pour son étude sur l’histoire de la francophonie de la population tchèque, Zuzana Raková a choisi de prendre pour point de départ l’année 1848 et elle justifie son choix :

Zuzana Raková,  photo : L’Université Masaryk à Brno
« Cette année correspond à une date très importante du point de vue historique, parce que c’est une année révolutionnaire, une année de changements sociaux très importants, en Europe comme en République tchèque. Cette année marque aussi une rupture assez importante dans le système scolaire. Or je me suis intéressée notamment à l’évolution de l’enseignement du français dans le système scolaire et, comme j’ai réalisé que la base de la francophonie était toujours les écoles secondaires, je me suis intéressée davantage à l’évolution de l’enseignement du français au niveau des collèges et des lycées. Et en 1848, les lycées subissent une réforme assez importante, ils passent de six à huit années. A partir de cette date, il y a les lycées classiques où le français n’est pas encore enseigné mais il y a aussi les écoles techniques où le français devient d’abord une matière facultative puis obligatoire à partir des années 1860. »

Autriche-Hongrie,  photo : Public Domain
D’ailleurs Zuzana Raková reconnaît qu’elle aurait pu débuter son étude plus tard, par exemple en 1867. A cette date, l’enseignement du français devient obligatoire dans certaines écoles et lycées techniques. Dans les autres établissements, on est encore contraint d’apprendre les langues classiques, le grec et le latin. Mais dans l’enseignement technique, deux langues vivantes sont au programme. Au sein de l’Autriche-Hongrie, les élèves non-germaniques de Bohême et de Moravie se doivent d’apprendre l’allemand. L’autre langue est donc le français…

« Pourquoi le français ? Je crois que c’est lié notamment avec la position du français à cette époque. C’était une langue diplomatique, une langue de communication internationale entre les élites, une langue de culture, une langue importante aussi pour les artistes, une langue d’échange commercial et scientifique. Bref, c’était une langue qui était enseignée dans le système scolaire un peu partout en Europe, également dans des pays germaniques, en Prusse notamment. C’était aussi cet exemple des pays germaniques qui a mené les autorités autrichiennes à introduire cette langue dans le système scolaire en Autriche. »

Stéphane Reznikow,  photo : L’Université Charles à Prague
Les élèves allemands, qui n’ont pas l’obligation d’apprendre le tchèque, disposent de plus d’heures d’enseignement du français. Mais comme l’explique Zuzana Raková, pour les Tchèques, alors en plein renouveau national dans cette seconde partie du XIXe siècle, la découverte du français et du monde francophone permet d’affirmer une différenciation vis-à-vis de la domination germanique, de s’émanciper culturellement, de créer des liens avec un autre modèle culturel et politique. La chercheuse cite le travail du spécialiste des relations franco-tchèques Stéphane Reznikow, avec les efforts de représentants politiques tchèques, et notamment du parti national des Jeunes Tchèques, pour trouver des appuis en France à leur volonté d’autonomisation à l’égard de Vienne. Ces facteurs conduisent à un développement de la francophonie dans la population tchèque :

« A partir des années 1870 et vers la fin du siècle, on assiste à une croissance du nombre de traductions du français vers le tchèque. Cette augmentation est liée également à celle du nombre de traducteurs, qui est le fruit de l’introduction de l’apprentissage scolaire du français. Vers la fin du XIXe siècle, on assiste à une croissance du nombre d’apprenants du français dans plusieurs types d’écoles secondaires tchèques et allemandes en Bohême et en Moravie, à une croissance du nombre de traductions du français, et aussi à une multiplication des échanges personnels des artistes plasticiens, des voyages, par exemple de la municipalité pragoise à Paris et inversement... Donc il y a avait aussi une intensification des rapports culturels, politiques, sportifs… »

Zuzana Raková parle d’une première apogée des rapports franco-tchèques. Celle-ci s’exprime par exemple par la création de l’Alliance française de Prague en mai 1886, le premier établissement de ce type hors de France et qui en Bohême succède à certaines structures associatives existantes. Les Alliances françaises se répandent progressivement et on en compte près d’une dizaine à l’aube de la Première Guerre mondiale. Pourtant, contrairement à l’une de leurs vocations contemporaines, elles ne visaient pas à leur origine à propager la langue française :

« Il s’agissait donc d’associations de droit local qui relevaient du droit autrichien et leurs langues de communication étaient le français et le tchèque. Il faut dire que c’était des associations qui regroupaient des personnes francophiles de la ville où elles se trouvaient et souvent un Français y habitant animait les soirées des Alliances françaises. Il ne faut pas surestimer leur rôle pour la diffusion de la francophonie parce que le nombre de membres était très limité. C’était quelques dizaines de personnes qui se réunissaient plus ou moins régulièrement pour parler en français ou pour se prêter des livres, parce que les Alliances possédaient aussi de petites bibliothèques à cette époque. Il n’y a pas encore de cours de français, sauf à Prague où des cours étaient déjà donnés avant 1914. Il s’agissait plutôt d’associations, de lieux de sociabilité, où l’on pouvait apprendre quelque chose sur la littérature française par exemple. »

Ernest Denis,  photo : Public Domain
Ainsi en 1914, près de deux tiers des élèves de l’enseignement secondaire apprennent le français. Une donnée qu’il convient de relativiser par le fait que très peu de jeunes Tchèques parviennent à ce niveau d’études. Toutefois, Zuzana Raková évalue à un cinquième le nombre d’écoliers du primaire qui maîtrisent les bases de la langue française. C’est surtout l’élite tchèque de la Belle Epoque qui est particulièrement francophone et francophile, aidée en cela par des personnalités qui ont joué un grand rôle dans le rapprochement des deux peuples, et notamment Ernest Denis :

« Ernest Denis était un personnage très important. C’était un historien, un historiographe de la nation tchèque, qui a visité plusieurs fois la Bohême, les pays tchèques. Il est venu pour la première fois dans les années 1870, quand il recherchait un sujet de thèse. Il a rencontré à cette occasion plusieurs hommes politiques et représentants culturels tchèques. Il a fait connaissance avec la famille Pinkas, avec le peintre Soběslav Pinkas, futur premier président de l’Alliance française de Prague. Il a également rencontré Jaroslav Vrchlický, un grand traducteur de la poésie française notamment, grâce à qui il a amélioré son niveau de tchèque. »

L’Institut français de Prague,  photo : Google Street View
Ernest Denis jouera d’ailleurs un rôle, aux côtés de nombreux autres, pour faire valoir les aspirations à l’autonomie puis à l’indépendance des Tchèques et des Slovaques durant la Première Guerre mondiale. Il sera également le fondateur en 1921 de l’Institut français de Prague, qui ouvre un âge d’or de la francophonie en terres tchèques. Ce sera l’objet d’une prochaine rubrique historique.