Les artisans de la musique
Le printemps qui s'éveille à Prague s'annonce forcément musical. Durant les célébrations du Printemps de Prague, les orchestres auront encore une fois l'occasion de justifier la réputation musicale des terres tchèques. D'autres artistes font pourtant trop souvent figure d'oubliés : il s'agit des luthiers et autres fabricants d'instruments, dont nous retraçons aujourd'hui l'histoire parfois surprenante.
Les terres tchèques peuvent s'enorgueillir d'une solide réputation musicale. D'ailleurs, Mozart ne s'y était pas trompé quand il décida, en 1787, de se rendre à Prague pour composer son opéra Don Giovanni. A la même époque, des musiciens tchèques rayonnaient partout en Europe, tel Josef Myslivecek, "Il divino Bohemo", qui fit carrière en Italie. Depuis le chant choral des hussites au XVe siècle, la Bohême ne faillit pas à sa tradition de conservatoire de l'Europe.
Il devrait en être des musiciens comme des fabricants d'instruments. Pourtant, le savoir-faire tchèque est, en ce domaine, sans doute moins connu que pour la musique. Une situation insolite tant la lutherie, pour ne prendre qu'elle, est autant un artisanat qu'un art.
On en est en tout cas convaincu lorsque l'on arpente les salles du musée tchèque de la musique qui a rouvert récemment ses portes dans la rue Karmelitska à Mala Strana. On y trouve ainsi une intéressante collection du maître-luthier pragois Thomas Andreas Hulinzky, né en 1731 et considéré comme l'un des pères spirituels de la lutherie tchèque. Ses mandolines, violons et autres violes d'amour sont de véritables bijoux. Les manches sont surmontés de têtes sculptées et les formes de ses instruments sont d'une élégance orientale marquée. La Bohême d'Hulinzky prolonge bel et bien l'Italie de Stradivari, un siècle plus tôt.
Le XIXe siècle verra un autre fabricant tchèque - de piano cette fois - accéder à la célébrité : Antonin Petrof, né à Hradec Kralové, dans l'est de la Bohême, en 1839. Avant de devenir une grande marque internationale, Petrof a été le nom de celui qui accéda au titre de fournisseur officiel de la Cour de Vienne. A l'origine de cette belle histoire : l'oncle, Jan Heitzmann, fabricant de pianos, que le jeune Antonin doit suivre à Vienne en 1857 afin de s'initier au métier. De retour en Bohême, Petrof commence à travailler aux mécanismes de son grand piano. En 1874, il fonde sa propre usine et construit ses premiers pianos selon le système anglais de la double répétition. Dans les années qui suivent, les médailles d'or obtenues par Petrof dans le cadre d'expositions européennes assoient sa réputation. En 1896, il ouvre sa première boutique à Vienne et, deux ans plus tard, accède au statut de fabricant personnel de l'Empereur autrichien. En 1914, quand la guerre éclate, les 30 000 instruments produits par la firme Petrof sont transférés au château de Konopiste, en Bohême.
Les remous de l'histoire au XXe siècle mettront à rude épreuve les fabricants d'instruments comme d'ailleurs les musiciens eux-mêmes. Les nouveaux styles musicaux, qui, avec le rock'n'roll dès les années 50, utilisent l'instrumentation électrique, connaissant un grand succès en Tchécoslovaquie. Dans le contexte du régime communiste, les pionners tchèques du rock doivent faire preuve de talent autant que d'ingéniosité pour pouvoir assouvir leur passion et la faire partager à un public jeune et demandeur. Selon Ales Opekar, musicologue tchèque, "il existait des guitares électriques fabriquées en Tchécoslovaquie mais il n'y avait pas d'autres équipements disponibles sur le marché local".
Ainsi, concernant les amplificateurs, les musiciens devaient se contenter, s'ils se limitaient à ce que leur proposaient les magasins locaux, à des "mini-amplificateurs de 20 ou 40 watts, placés directement sur la guitare. Il s'agissait généralement de microphones peu fiables et de très faible sensibilité". Adolf Langer, journaliste de la revue musicale "Melodie", déplore alors cette situation dans le numéro de juin 1963 : "Il ne faut que deux ou trois guitares électriques, une basse et une batterie. Ce n'est pas là un fait exceptionnel mais la formation normale d'un groupe de rock à travers le monde".
Il a donc fallu faire preuve de débrouillardise. Le résultat est probant puisque l'on peut jouer encore aujourd'hui sur ces copies d'amplificateurs Marshall fabriquées dans les années 60. Ces instruments étaient alors fabriqués avec les moyens du bord. Pour les journalistes musicaux Lindaur et Konrad, "les pionniers du son étaient capables d'entretenir des appareils dans un état délabré. Ils pouvaient également en fabriquer de nouveaux. Ces gens se recrutaient au petit bonheur la chance dans le milieu de la musique ou de l'électronique". Et de fait, la débrouillardise légendaire des Tchèques aidera le phénomène rock à se développer en Tchécoslovaquie tout au long des années 60.
Est-ce un mal pour un bien ? Aujourd'hui les Tchèques possèdent une solide réputation dans la réplique de modèles connus de guitares électriques. Et la victoire du jeune luthiste tchèque Jan Spidlen au 10e concours international des luthiers en 2003 prouve que la tradition perdure et que les luthiers tchèques n'ont rien perdu de leur brio depuis Hulinzky.