Les bouquineries de Prague

Photo: Archives de Radio Prague
0:00
/
0:00

Les livres ont une vie comme les hommes. Leur existence commence dans une imprimerie et ils sont ensuite lancés sur le marché. C’est leur période de gloire car les feux de l’actualité sont braqués sur eux. Ils sont exposés en librairie et attirent par leurs couvertures neuves et brillantes leurs lecteurs potentiels. C’est le temps de la jeunesse des livres, période qui est, comme chez les hommes, belle et courte. Par contre la vieillesse des livres est souvent longue et difficile. Vendus et lus, ils attendent parfois pendant de longues années dans des rayons poussiéreux de bibliothèques avant de finir dans le purgatoire des bouquineries. Pour certains d’entre eux, c’est le dernier chapitre de leur existence car ils finissent tôt ou tard dans un container à déchets ou dans le feu. Pour d’autres, c’est le début d’une nouvelle vie car, grâce aux bouquineries, ils sont rachetés par de nouveaux lecteurs qui les sauvent et redonnent un sens à leur existence en les lisant et en les aimant. C’est donc une visite dans les bouquineries de Prague, ces purgatoires de vieux livres, que nous vous proposons aujourd’hui.

Photo: Archives de Radio Prague
A Prague il y a près de cinquante bouquineries (en tchèque antikvariáty), mais leur nombre est en perpétuel changement car si certaines librairies d’occasion sont évincées par des magasins plus lucratifs, d’autres naissent à de nouveaux endroits pour le bonheur des lecteurs et des collectionneurs. Les amateurs de vieux livres sont une espèce bien particulière. Ces rats de bouquinerie sont capables de passer de longues heures en farfouillant dans les rayons. Ils préfèrent l’aspect usé de vieux bouquins aux couvertures voyantes et criardes de nouveaux livres, ils aiment respirer le parfum de la poussière et du moisi si typique des vieilles bibliothèques. C’est grâce à eux que les bouquineries ne sont pas prêtes de disparaître, bien que les bouquinistes doivent aujourd’hui leur survie surtout aux ventes en ligne. Jakub Cortès qui possède trois bouquineries à Prague, se félicite de l’existence de cette catégorie de « chasseurs » de livres d’occasion :

Jakub Cortès,  photo: CT
« En général les gens restent à la maison, surfent sur leurs ordinateurs et regardent la télévision, mais il y a aussi énormément d’amateurs des temps anciens, et parmi eux aussi pas mal de jeunes qui aiment toucher les choses, qui aiment le parfum des livres. Moi, j’appelle ce phénomène ‘fétichisme’. Avant de devenir bouquiniste, j’ai travaillé au barreau et si je pensais que les livres et la vente de livres d’occasion n’avaient pas d’avenir, je ne me lancerais jamais dans ce genre d’affaires. Nos clients désirent farfouiller dans les tas de livres, ils y en a qui refusent par principe d’acheter les livres sur Internet. Ils viennent dans la bouquinerie, parce qu’ils préfèrent dénicher eux-mêmes leur livre dans un tas d’autres volumes. C’est la recherche d’une aiguille dans une botte de foin. Et quand ils trouvent leur livre, ils considèrent ça comme une victoire. Les clients de bouquinerie cherchent ce genre de sensation. »

Le marché des vieux livres connaît des changements et des fluctuations, il obéit à diverses tendances et même à la mode. Les collectionneurs apprécient surtout des incunables, c’est à dire de vieux livres imprimés pendant le premier siècle de la typographie, mais aussi des ouvrages sur l’alchimie, le mysticisme, l’art militaire, la civilisation et la culture judaïques, la franc-maçonnerie ainsi que les éditions spéciales pour bibliophiles publiés à tirage limité. Les bouquineries ne se limitent pas qu’aux livres mais proposent à leurs clients aussi revues et journaux anciens, partitions, affiches, ex-libris, cartes et photos. Les collectionneurs s’entichent également de plus en plus des cartes postales.

Photo: Archives de Radio Prague
Les trois librairies d’occasion de Jakub Cortés réalisent près de 90 % de leur chiffre d’affaire sur Internet, par ‘e-shop’. Ceux parmi leurs clients potentiels qui n’habitent pas Prague mais vivent dans une ville de province ou à la campagne cherchent leurs auteurs préférés et leurs ouvrages sur Internet. Ils farfouillent donc assis devant leur ordinateur dans l’intimité de leur foyer et passent ensuite leurs commandes au bouquiniste sans avoir de contact physique avec les livres choisis. Ils n’ont plus besoin de bouquinerie et le métier de bouquiniste perd petit à petit son caractère particulier. Il faut se rendre à l’évidence, c’est un commerce comme les autres et aujourd’hui, de même que dans le passé, la majorité des bouquinistes ne sont pas des philanthropes cherchant à sauver le patrimoine culturel de l’humanité, mais avant tout des commerçants. Jakub Cortés n’est pas non plus un bouquiniste idéaliste et son attitude vis-à-vis de son métier est très pragmatique. Il n’hésite même pas à avouer qu’il ne lit pas les livres qu’il vend :

« J’avoue ne pas lire. Si j’ai le temps de lire quelque chose, je lis les journaux. Je ne fais que suivre ce qui est demandé, ce que les clients préfèrent. Je ne suis même pas les dernières nouveautés parce que je sais que, tôt ou tard, le livre viendra à moi. Selon les achats et selon les dires des clients, je constate quels livres sont actuellement dans le vent et ce sont les livres que j’achète. Tant qu’on demandera des romans policiers scandinaves, je les stockerai, tant qu’on demandera des romans de Karl May, j’achèterai ces romans. Le bouquiniste ne peut pas acheter ce qu’il aime mais ce qui est demandé par les gens… »

Photo: Archives de Radio Prague
Parfois le bouquiniste achète toute une bibliothèque privée car souvent des bibliothèques font partie de la succession des personnes disparues et les parents désirent s’en défaire. Alors le bouquiniste va voir la bibliothèque et lorsqu’il voit qu’il ne s’agit pas de livres qui n’intéressent plus personne, il propose un prix. Jakub Cortés constate que les prix et les tendances sur le marché des livres d’occasion changent beaucoup avec le temps. Pendant longtemps il était pratiquement impossible de vendre de la littérature politique et idéologique, la littérature de gauche, mais il semble que cette tendance n’est plus d’actualité :

« Paradoxalement, vingt ans après la révolution de velours, la littérature de gauche revient au premier plan. Ce qui se vend très bien par exemple, c’est Le Capital de Karl Marx. Actuellement c’est un des livres les plus vendus. Le Capital de Karl Marx est sortie en tchèque dans les années 1950 en quatre volumes et son prix atteint aujourd’hui 1 800 couronnes (72 euros). »

Il y pourtant d’autres livres qui ne connaissent pas cette fluctuation de la demande et leur position sur le marché reste solide depuis de longues années. Outre les manuscrits, les incunables et les ouvrages d’une réelle valeur historique, il s’agit entre autres de vieilles éditions illustrées des romans de Karl May et de Jules Verne. Leur popularité parmi les amateurs de vieux livres ne se dément pas et leurs prix continuent progressivement à monter. Acheter un tel livre devient donc aussi un placement avantageux. Jakub Cortès estime que dans l’avenir les bouquineries se spécialiseront de plus en plus dans les ventes des livres de cette catégorie exceptionnelle et que la quantité cédera donc la place à la qualité :

« Les bouquineries, telles que nous les connaissons à l’époque où la production courante passe de plus en plus par Internet, deviendront progressivement une espèce de boutique de livres. Elles ne présenteront que les exemplaires de premier choix et le livre chez le bouquiniste cessera d’être un article de consommation pour devenir un instrument de placement. »