Les destins parallèles de Jan Vladislav et de Prokop Voskovec

Opposants poétiques

Les vies des poètes tchèques Jan Vladislav et Prokop Voskovec ont beaucoup de traits semblables. Les deux hommes ont été proscrits par les idéologues du régime communiste, tous deux se sont retrouvés pendant une importante partie de leurs vies en marge de la société et ont été repoussés dans la zone de la culture non officielle. Et finalement, chassés par le régime arbitraire de leur pays, ils ont trouvé refuge en France.

Jan Vladislav,  photo: Slovník české literatury
Jan Vladislav est né en Slovaquie de parents tchèques en 1923. Après des études à l’université de Prague et de Grenoble, il se lance dans la littérature mais il se heurte bientôt à l’hostilité des autorités communistes qui prennent le pouvoir en 1948. Son troisième recueil de poésies est mis au pilon et le poète ne peut désormais déployer son talent que dans la traduction. La libéralisation des années 1960 lui permet de sortir de l’ombre et de faire connaître aux lecteurs tchèques ses œuvres. Ce n’est cependant qu’un intermezzo dans la vie du poète, intermezzo fructueux qui prend fin après l’invasion soviétique en Tchécoslovaquie en 1968. Dans les années 1970, Jan Vladislav aggrave encore sa situation en publiant ses œuvres et celles d’autres auteurs interdits en samizdat et en signant la Charte 77, document qui appelle les autorités tchèques à respecter les droits de l’homme. Chassé de son pays en 1981, il s’installe pour deux décennies en France où il poursuit son œuvre et dirige un séminaire sur la culture non officielle dans les pays communistes. Il revient en Tchéquie en 2003 et meurt à Prague en 2009.

Prokop Voskovec,  photo: Slovník české literatury
Prokop Voskovec est né en dans la famille qui a donné à la culture tchèque le célèbre comédien Jiří Voskovec. Dans les années 1960, il fait partie des cercles surréalistes de Prague et met en scène Ubu roi d’Alfred Jarry. Il entre en littérature en tant que poète surréaliste. Après la signature de la Charte 77 et le suicide de sa compagne, il décide de partir en France où il gagnera sa vie pendant vingt ans comme coursier. Sa création poétique pendant cette période ainsi que les poèmes surréalistes des années 1959 à 1969 paraissent en 2006 dans le recueil intitulé Hřbet knihy (Le dos du livre). Il meurt à Paris en 2011.

Les destins parallèles de ces deux poètes font l’objet d’un film réalisé par Pierre-André Sauvageot et Bertrand Schmitt. Radio Prague a interrogé le réalisateur Bertrand Schmitt juste après la première du film intitulé « Opposants poétiques » à l’Institut français de Prague :

Les deux poètes ont émigré et vécu en France. Dans quelle mesure ce fait d’avoir émigré et vécu en France et d’être francophones a joué un rôle dans votre décision de leur consacrer un film ?

« Un rôle important, bien entendu, parce que je les ai connus par ce biais-là. J’ai connu Prokop Voskovec en France, à Paris, dans les années 1990 par l’intermédiaire du groupe surréaliste et j’ai eu connaissance de l’œuvre de Jan Vladislav en français, par les traductions qui avaient été faites, avant de le lire en tchèque. Donc, j’ai eu connaissance de ces deux poètes par le français et par leur présence en France. Ensuite, effectivement, quand nous avons décidé de faire cette série et puis ce documentaire avec Pierre-André Sauvageot, puisque nous nous adressions à un public français et c’était un film qui a été fait pour la France au départ, nous espérions pouvoir intéresser également le public français par le fait que c’étaient deux poètes qui ont vécu une grande partie de leur existence en France. »

Vous avez été deux réalisateurs à faire ce film. C’est assez atypique. Comment avez vous organisé votre collaboration ?

Opposants poétiques
« Moi, je suis un peu habitué aux coréalisations. C’est pour la deuxième fois que je fais un film avec deux réalisateurs. Pierre-André non. Il travaille et fait ses films plutôt seul. La collaboration s’est faite assez facilement parce que Pierre-André et moi nous nous connaissons et nous sommes assez proches, donc il n’y a pas de problèmes. En plus nous avons essayé de séparer le travail. C’est-à-dire que je me suis occupé surtout des entretiens, de l’écriture des scénarios et de la direction des acteurs, parce qu’il y a de petits acteurs dans notre film. Et Pierre-André s’est occupé de tout ce qui était la réalisation visuelle et technique du film. Il était derrière la caméra la plupart du temps, il travaillait avec le cameraman et s’occupait de tout ce qui était l’aspect technique en me laissant, peut-être, plutôt l’aspect humain du film. »

Avez-vous fixé un objectif concret avant la réalisation et dans quelle mesure cet objectif a-t-il changé pendant le travail sur ce film ?

« Au départ, ce ne devait pas être un seul mais plusieurs films. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Pierre-André et moi avons fait ce film ensemble. C’était une série qui était prévue au départ. Malheureusement, la série n’a pas intéressé la télévision et nous nous sommes retrouvés sans diffuseur. Le producteur que nous avions au départ, nous a abandonnés, et avec Pierre-André on se posait la question : ‘Est-ce qu’on allait continuer ou ne pas continuer ?’ Et on a décidé de mettre ensemble nos énergies. Au départ, j’ai proposé un portrait de Jan Vladislav et celui de Prokop Voskovec devait être fait par Pierre-André parce qu’il connaissait aussi Prokop personnellement. On a donc finalement décidé de faire les choses ensemble, c’est ce qui a fait qu’on a réécrit le film totalement, bien entendu. Malheureusement les choses ont été trop longues parce que nous n’avions pas de production, pas d’argent. Jan Vladislav est mort, Prokop Voskovec est mort, et nous nous sommes retrouvés sans personnages. Et cela a encore une fois changé le film puisqu’il a fallu décider comment nous allions terminer ce film que nous avions commencé avec quelques entretiens mais qui n’était pas complet. Et là on a inventé un personnage, un narrateur, qui serait une sorte de symbolique de Pierre-André et de moi, par exemple, qui s’interroge comment terminer ce film sur des personnages qui ne sont plus là et qui les revoit. Et les choses sont donc vues à travers les souvenirs de ce narrateur. Et nous avons également décidé de faire de petites séquences jouées, un peu ironiques, décalées, sarcastiques, étranges, pour rendre l’atmosphère qu’on retrouve dans les poésies de Jan Vladislav et de Prokop Voskovec. »

Vous avez parlé de la leçon personnelle que vous aviez tirée de ce travail. Quelle est donc cette leçon ?

Opposants poétiques
« Quand j’ai discuté avec Jan Vladislav, il m’a dit un jour : ‘Tu sais mon trait de caractère le plus fort et qui a fait souffrir d’ailleurs des fois mon entourage, c’est l’obstination. Je suis quelqu’un de têtu, ce qui m’a permis de tenir.’ Et c’est vrai quand on voit la vie de Jan Vladislav, interdit de publier y compris de faire des traductions, devant se débrouiller lui-même par les moyens, je dirais, de bricolage puisque les éditions Kvart c’était une sorte de bricolage pour maintenir une parole, nous nous sommes dit avec Pierre-André qu’il fallait terminer ce film, quitte à le bricoler peut-être. Mais il fallait terminer absolument ce film et il fallait absolument avoir cette forme d’obstination. S’il y a vraiment une forme de leçon que je retire de ce film, c’est ça. Devant l’adversité y compris devant l’indifférence parce qu’aujourd’hui on est plus face à l’indifférence qu’à l’adversité, il faut continuer, il faut maintenir quelque chose. C’est ça qui est important. »

Quel sera maintenant le sort de ce film. Pourra-t-on le voir par exemple à la télévision tchèque ?

« Pour l’instant on a mis toute notre énergie à terminer ce film. Cela nous semblait une obligation morale. Nous l’avons donc terminé. Nous l’avons présenté à Paris et ici c’est la première tchèque. Pour l’instant nous n’avons pas du tout de diffusion. Donc ça va être encore un autre combat, une autre lutte pour trouver maintenant, avec ce film qui existe, une possibilité de diffusion. Ce soir il y avait des personnes amies, des réalisateurs tchèques qui étaient présents et qui me disaient qu’il faut absolument que ce film passe à la télévision tchèque. Je pense également que c’est important pour le souvenir de Jan, pour le souvenir de Prokop et pour leurs regards qu’ils jettent sur l’histoire des Tchèques. Je pense également, et c’est pour ça que nous l’avions fait en France, que ce film doit être vu en France par un public qui ne connaît pas forcément cette histoire-là, pour qu’il puisse avoir une idée de ce qui s’est passé ici. Maintenant, je dirais, c’est toujours l’inconnu. Si un diffuseur ou non est décidé de passer le film, je crois que la voie plus classique, ce sera de passer le film d’abord dans des festivals et ensuite espérer que quelqu’un d’une télévision décide de le passer et de le projeter. »