Jan Vladislav, le poète qui a refusé de participer au mensonge
« Ce qui importe, c’est ce que je suis et ce que je fais, le jugement des autres est sans importance. » C’est ce qu’affirme dans son journal Jan Vladislav (1923-2009), poète, prosateur et traducteur qui a toujours su garder son intégrité et sa liberté d’esprit. Un siècle s’est écoulé depuis la naissance de cet homme qui a laissé une trace profonde dans la littérature tchèque.
Un traducteur magistral et prolifique
On est ébahi face à l’immense œuvre de traducteur que nous a laissée Jan Vladislav. En tant qu’auteur obligé de vivre sous un régime autoritaire, il a été, pendant une grande partie de sa vie, interdit de publication et a donc investi son énorme créativité dans la traduction. Il a traduit en tchèque toute une pléiade d’auteurs et ne s’est laissé décourager ni par les difficultés de style ni par les différences de langues. Ce sont des milliers de pages et peut-être des centaines de milliers de vers qu’il a traduits et publiés sous son nom et souvent sous des noms d’emprunt pour tromper les censeurs communistes. Sur la liste de ses traductions figurent entre autres Shakespeare, Hugo, Baudelaire, Dumas, Verlaine, Prévert, Ronsard et Pagnol ainsi que Dante, Goldoni, Michel-Ange, Pirandello et Vasari. Et il traduisait également de la poésie et de la prose de l’allemand, du roumain, du russe, de l’ukrainien, de l’espagnol, du slovaque et, avec l’aide de spécialistes, même du japonais et du persan.
La force pour continuer
Il abattait la barrière des langues et jetait des ponts entre les lecteurs tchèques et le monde, tout cela éclipsant en quelque sorte sa création personnelle, son œuvre d’auteur. Nous apprenons dans son journal que cet immense travail était parfois lourd à supporter, que parfois il était sujet à des doutes mais qu’il a toujours trouvé la force de continuer. Roselyne Chenu, son amie française de longue date, garde de lui un souvenir ineffaçable :
« Je dirais que c’était un homme intense qui a eu des moments de dépression épouvantables et puis une sorte de volonté de vivre. Au fond, tout ce qu’il a fait avait du sens. Je ne sais pas si le sens dans la vie donne un sentiment de bonheur, mais ça donne un sentiment de paix et de plénitude. Mais tout ça, c’est par instants… »
Une enfance slovaque
Jan Vladislav est né le 15 janvier 1923 en Slovaquie dans une famille tchèque. Son père est un employé des postes et la famille vit dans des conditions modestes. Jan Vladislav évoquera les particularités de cette première période de sa vie dans ses souvenirs qu’il enregistrera à la radio :
« Je dois dire que c’était au fond une enfance heureuse. J’étais content mais comme mon père et ma mère sont venus en Slovaquie de Bohême au début des années 1920 et y sont restés jusqu’à 1939, ils vivaient éloignés de leur famille tchèque. Ainsi, je n’ai jamais eu de grand-père ou de grand-mère et notre famille était donc très petite. Je ne m’en suis pas tout de suite rendu compte. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé que c’était une situation assez particulière et que j’avais été privé de quelque chose. Mais j’ai reçu peut-être aussi quelque chose en récompense. De quoi s’agissait-il ? Peut-être ai-je conscience du fait que je ne pouvais compter que sur moi-même. »
En symbiose avec le milieu slovaque
La famille vit dans une sorte de symbiose avec le milieu slovaque et le futur poète considère la Slovaquie comme son pays, un pays qu’il aime, un pays où il fait son apprentissage de la vie et qui lui a donné aussi sa langue :
« Jusqu’à l’âge de 16 ans je ne parlais pratiquement que le slovaque. A la maison on parlait aussi un peu le tchèque mais autant que je me souvienne, même mes parents cherchaient à parler slovaque et mon père dans son travail parlait évidement slovaque aussi avec les clients qui venaient au bureau de poste. »
Un premier exil
Soudain les événements se précipitent. La Tchécoslovaquie, l’Etat commun des Tchèques et Slovaques, est démantelée par Hitler, et après la création de la République slovaque, Etat satellite de l’Allemagne nazie, le père de Jan Vladislav cherche et trouve un poste en Bohême et la famille déménage pour s’installer dans la ville de Polička. Le jeune garçon considère ce départ comme un exil. Il ne sait pas encore que ce n’est pas le dernier exil de sa vie. Obligé de réapprendre le tchèque qui est pourtant sa langue maternelle, il se sent attiré par d’autres langues, mais aussi par les sciences, les mathématiques et la physique. Le premier livre que le futur traducteur lit en langue étrangère est le roman de Goethe Les souffrances du jeune Werther.
Un jeune intellectuel entre deux régimes totalitaires
Après la fin de la guerre en 1945, le jeune homme s’inscrit à l’université Charles à Prague où il suit les cours de littérature comparée du professeur Václav Černý et parallèlement, il publie ses premiers recueils de poésies. Sa vie bascule en 1948 après le coup d’Etat communiste car il ne peut pas accepter sans broncher le régime totalitaire qui s’installe dans son pays. Il est chassé de la faculté de lettres et son recueil Hořící člověk - L’Homme en feu est mis au pilon. Désormais sa vie sera celle d’un homme libre d’esprit qui refuse de transiger avec le pouvoir. Il dira :
« J’ai toujours tenu à un trait de mon caractère qui ne m’a jamais quitté. C’était mon obstination. Quand j’ai une idée en tête, je n’arrive pas à m’en débarrasser et je ne la lâche pas jusqu’au moment où j’ai eu possibilité de décider moi-même, par mes propres moyens si c’est là une idée juste ou non. »
Editeur de textes clandestins
Jan Vladislav ne pourra finir ses études que pendant la période de la libéralisation relative des années 1960. Mais ce dégel politique est de courte durée et après l’occupation de la Tchécoslovaquie en 1968 par l’armée soviétique, le régime durcit de nouveau. Interdit de publication, Jan Vladislav ne peut écrire et traduire que sous les noms de ses amis qui acceptent de courir le risque de s’exposer aux représailles. Il ne se laisse pourtant pas réduire au silence et se lance dans le système clandestin de mise en circulation de textes interdits - le samizdat :
« Nous nous sommes mis d’accord avec Jiří Kolář qu’il y avait certaines lacunes, qu’on ne publiait pas assez de poésie, d’essais, d’études critiques et de traductions déjà existantes. Nous avons donc fondé une édition d’abord sans nom puis nous l’avons appelée Kvart. J’ai dirigé cette édition à laquelle ont collaboré de nombreux amis. J’ai ainsi publié presque 120 livres. (...) L’objectif était de sauver des manuscrits déjà achevés parce que de nombreux manuscrits étaient confisqués lors des perquisitions à domicile. »
L’exil en France
Cependant, le régime n’entend pas tolérer cet intellectuel récalcitrant et Jan Vladislav est une fois de plus contraint à s’exiler. En 1981, il part avec sa femme en France, s’installe à Sèvres et dirige un séminaire sur la culture non-officielle à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il ne pourra revenir dans son pays qu’après la chute du régime communiste en 1989. Et ce n’est qu’après cette date qu’il pourra publier finalement dans sa patrie non seulement ses traductions mais aussi ses propres œuvres, sa poésie, ses essais et son journal qu’il a rédigé systématiquement pendant une grande partie de sa vie et qu’il reverra, corrigera et développera jusqu’à à la fin de ses jours en 2009.
Une reconnaissance tardive
Finalement, celui qui servait humblement l’art littéraire, qui mettait son art au service des autres auteurs en traduisant magistralement leurs œuvres, s’impose lui-même comme un poète original et profond et comme un essayiste spirituel et pertinent. Et son ami français Roger Errera, juriste et combattant pour une culture indépendante, résumera encore un autre trait non moins important de sa personnalité :
LIRE & ECOUTER
« La leçon que Jan Vladislav nous donne et qui restera bien après sa mort, c’est la démonstration que l’on peut dire non, que l’on peut refuser de participer au mensonge, d’être agent de la servitude, que ceci a un prix et que cet exemple vaut non seulement pour le passé mais aussi pour le présent et pour l’avenir. »