Les deux faces de la censure
La censure est un phénomène qui accompagne la civilisation sans doute depuis ses débuts. Elle a joué aussi un rôle important dans l’histoire de la culture tchèque. Ceux qui s’intéressent à la limitation arbitraire de la liberté d’expression ont désormais à leur disposition un important ouvrage publié par la maison d’édition Academia. Le livre intitulé « V obecném zájmu » (Dans l’intérêt général) retrace l’histoire de la censure et la régulation sociale de la littérature dans la culture tchèque entre 1749 et 2014.
Dans l’intérêt général
Les deux tomes de cet ouvrage épais de 1660 pages risquent de décourager ses lecteurs et acheteurs potentiels. Un de ses auteurs, Pavel Janáček affirme cependant que lui et ses collègues n’avaient pas l’intention d’écrire un livre trop savant qui serait condamné à moisir sur les rayons des bibliothèques :« Bien que ce soit un très gros livre, nous voulions lui donner une telle forme pour qu’il puisse être lu du début à la fin et démontrer une certaine unité de l’époque moderne. Les problèmes que nous affrontons aujourd’hui existaient déjà vers la fin du XVIIIe siècle. C’est un livre qui évoque, d’une part, la dure censure institutionnelle qui opprimait réellement la littérature des pays de la couronne tchèque au cours des deux derniers siècles, mais nous offrons aussi un regard sur la régulation modérée de la littérature et démontrons que souvent même la censure rigoureuse est le résultat d’un consensus social, parce que la société se met d’accord sur ce qui est dans son intérêt général. »
Le livre se divise en huit parties dont chacune s’ouvre par un chapitre général qui cerne l’évolution du phénomène dans les pays de la couronne tchèque à une époque déterminée. Evoquant les formes et les transformations de la censure dans une période historique, les auteurs de ces chapitres reviennent notamment sur les activités des institutions chargées de surveiller la scène littéraire tchèque et aux retombées de leurs mesures sur la vie culturelle et la création littéraire dans le pays. Ils présentent la culture des pays de la couronne tchèque dans son ensemble et ne parlent pas seulement de la création littéraire tchèque mais aussi de celle des auteurs tchèques de langue allemande. Chaque chapitre général est cependant suivi de plusieurs études qui démontrent à partir de cas concrets le rôle de la censure dans la vie, dans la carrière des écrivains, dans l’évolution spirituelle de la société et illustrent ses aspects politiques, religieux et moraux.
Un phénomène complexe
La censure est perçue en général comme un phénomène négatif mais les auteurs du livre cherchent à se départir de toutes les idées préconçues. Ils ne perçoivent pas la censure seulement comme un ensemble d’interdits freinant le progrès général, mais comme un phénomène complexe profondément ancré dans la structure de la culture moderne qui peut également provoquer, revigorer et enrichir la création littéraire et sa perception. Pavel Janáček constate donc que la censure limite les écrivains, élimine des passages dans les textes, interdit de publication certaines œuvres et enlève ou ajoute du sens aux textes, mais il n’oublie pas non plus ses aspects positifs :« L’interprétation la plus traditionnelle du rôle bénéfique de la censure est la thèse selon laquelle dans le milieu soumis à la censure les écrivains apprennent à écrire d’une façon vraiment littéraire, imagée, sont contraints d’utiliser la métaphore et l’allégorie, donc tout ce qui est considéré comme les aspects de la bonne langue littéraire. C’est une thèse que nous trouvons dans la critique littéraire depuis 250 ans. »
Pavel Janáček y ajoute cependant encore une opinion plus générale selon laquelle la censure confère à la littérature une signification et replace la littérature dans le contexte de son temps. Pour illustrer et mettre en lumière cette idée Pavel Janáček ajoute une anecdote :« Quand l’écrivain américain Philip Roth est arrivé en Tchécoslovaquie après la révolution de novembre 1989 il a dit à son collègue tchèque Ivan Klíma : ‘Tu vois, vous vous êtes débarrassés de cette censure monstrueuse et vous êtes heureux, mais il faut désormais tenir compte du fait que tout ce que vous allez écrire n’intéressera personne.’ Cette remarque de Philippe Roth est évidement exagérée, je suis loin de partager l’opinion qu’aujourd’hui la littérature n’intéresse personne, mais il est incontestable que la censure confère aux œuvres qu’elle proscrit et qui la contournent une aura presque mythique car elles deviennent comme des touches de la vérité qui est interdite. »
Pouvons-nous nous passer de la censure ?
Est-ce donc une réhabilitation de la censure ? Sans doute ce n’était pas l’objectif des auteurs du livre qui démontrent cependant que la censure sous sa forme rigoureuse ou modérée existait et existe toujours dans la société tchèque et dans la société en général. Actuellement il est interdit, par exemple, de soutenir les idéologies et les mouvements extrémistes et racistes et nous considérons aussi comme inadmissibles certaines formes de sexualité.Les manifestations de ces phénomènes dans les médias ne sont pas tolérées et nous pouvons dire qu’elles sont aujourd’hui rigoureusement limitées. Il est donc évident que même à l’époque où la liberté d’expression est considérée comme un des piliers de la vie de notre société, nous ne pouvons pas nous passer de la censure.
La bonne et la mauvaise censure
Cependant tout cela concerne de moins en moins la littérature qui a été depuis des siècles la cible préférée des censeurs. A partir du moment où la littérature interdite a cessé de jouer un important rôle politique, les censeurs lui prêtent moins d’attention. Dans cette situation où la censure n’agit que rarement, son intervention contre un livre peut devenir paradoxalement profitable pour la publicité et le succès de cet ouvrage. Et Pavel Janáček d’ajouter qu’aujourd’hui la censure peut être aussi une source de gains. A une époque où 18 000 titres paraissent annuellement en République tchèque et où le marché des livres souffre de surproduction, coller une étiquette ‘censuré » sur un ouvrage donne presque la certitude que la publication sera très lucrative. Pavel Janáček cite dans ce contexte le livre de Přemysl Svora sur la maladie et la vie privée du président Václav Havel « Sept semaines qui ont ébranlé le Château de Prague ». Ce livre à scandale qui a failli d’être interdit de publication, a fait gagner à son éditeur entre 13 et 17 millions de couronnes (entre 480 000 et 630 000 euros).« Nous vivons un moment où l’évolution entamée par la révolution de velours en 1989 se renverse et revient en arrière, où le cercle se referme. Par exemple, les commentaires sur l’actuelle vague des réfugiés que nous pouvons lire sur Internet provoquent des réactions et de nouvelles voix se lèvent demandant le retour de la censure dans l’intérêt général. C’est donc aussi pour ces différences et fluctuations entre la censure bonne et mauvaise, bénéfique et nuisible, dure et modérée, souhaitable et indésirable, que nous aimerions que les gens lisent ce livre et qu’ils s’en inspirent. »(Le livre « V obecném zájmu » (Dans l’intérêt général) écrit par un collectif d’auteurs est sorti en 2015 aux éditions Academia.)